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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Jean Benoist, “Les vies de François Dupré, Procureur du Roi aux isles d’Amérique.” Un texte publié dans la revue Généalogie et histoire, no 171, juin 2017, pp. 2-14. [M. Jean Benoist, anthropologue, nous a accordé le 28 janvier 2020 son autorisation de diffuser cet article dans Les Classiques des sciences sociales.]

[2]

Jean Benoist

Les vies de François Dupré.
 Procureur du Roy aux isles d’Amérique.”

Un texte publié dans la revue Généalogie et histoire, no 171, juin 2017, pp. 2-14.

Liminaire [2]
Introduction [2]
Magistrat à la Martinique [3]
Voyer de Saint-Pierre et adjoint au grand voyer de la Martinique [8]
La nomination à Grenade [12]
Retour en France [13]
Abréviations [14]
Notes [14]

Procureur du roi aux isles d'Amérique

Son existence s'est déroulée dans la frange incertaine qui assure la transition entre noblesse et bourgeoisie. Fils d'un bâtard d'une noble lignée, élevé dans un château avec les descendants légitimes de cette lignée, ayant reçu la même éducation qu'eux, admis encore jeune dans l'entourage d'un prince, puis dans un office juridique, il a souffert de ne pouvoir lever entièrement le front, car il se heurtait au plafond de verre qui le contraignait à demeurer courbé devant les nobles, même s'ils étaient de sa famille, famille qui l'a soutenu et aidé, sans jamais l'intégrer. Même entre lui et Déodat de Dolomieu dont il a toujours été très proche, l'obstacle transparent n'a jamais cédé, et tandis qu'il le nomme « ami » alors qu'il est son cousin germain, Déodat parle de « son cher Dupré ».

Sa vie aux multiples facettes semble avoir été marquée par cette frustration initiale, et il a déployé bien des efforts, et tenu bien des rôles, dans une quête de notabilité qui n'a jamais été totalement assouvie.

Il est né sous le règne de Louis XV, il est mort sous celui de Charles X. Il a occupé des fonctions publiques sous Louis XV, sous Louis XVI, sous la République, sous l'Empire, sous Louis XVIII ; il a été magistrat, maire, médecin ; il a eu 5 enfants qui ont laissé une nombreuse descendance. Sa vie a traversé bien des carrefours de l'histoire ; elle s'est déroulée aux confins de l'ordre ancien et du nouvel ordre de la France, et il a participé à l'un et à l'autre. Quand il s'est marié, tard, c'est au sein d'une bourgeoisie rurale à laquelle on l'identifiait malgré lui. Il a tenté d'empêcher ses enfants de s'y assimiler entièrement, sans vraiment y réussir, bien qu'ils aient cherché semble-t-il à suivre la même voie que lui.

Souvent François Dupré a dû se croire un acteur au sein d'une histoire dont le courant l'emportait, alors que le cours de sa longue vie a été tracé par elle. Il a su tenir le gouvernail, éviter les écueils et parvenir en paix au terme du voyage. Il a joué le rôle indispensable et minime qui est dévolu à la plupart des hommes au sein des événements les plus considérables. Au long de son chemin singulier, nous voyons défiler le panorama d'une époque, telle qu'elle fut vécue par ceux qui la traversèrent, sans, bien souvent, la comprendre.

Le récit de la vie de François Dupré est donc celui d'une série d'ambiguïtés, de contradictions apparentes, qui prennent racine dans la position très particulière que fut la sienne depuis sa naissance, et de la marque qu'elle apposa sur sa personne et sur ses choix : celle d'un homme intelligent et cultivé, que le trouble de ses origines tenait en marge de ceux dont il était cependant les plus proches, qui lui témoignaient estime et affection mais qui ne le laissaient pas franchir la barrière qui le séparait d'eux.


Il est né à Grenoble, le 9 janvier 1744, fils d'Augustin Dupré, né lui aussi à Grenoble, le 5 septembre 1712, et de son épouse Marthe Giraud, née à Grenoble le 10 octobre 1707. Son père était le fils illégitime du marquis Charles de Dolomieu, et d'une femme qu'il est difficile d'identifier. Sur un acte Augustin est dit « fils du marquis et d'une inconnue », sur un autre on lui donne pour mère « Anne Berger ». Mais il ne porte ni le nom du marquis (celui-ci avait pourtant fait donner le nom de « Dolomieu » à un autre fils illégitime, qui vécut totalement à l'écart de la famille de Dolomieu, à la différence de François Dupré), ni le nom de celle qui est désignée comme sa mère. D'où vient son nom de Dupré ? Aucun document connu ne l'indique. Toutefois, une famille Dupré est très proche des Dolomieu. Famille de notables, de médecins, située aux confins de la noblesse par ses alliances avec la famille de Torchefolon, elle est présente dans nombre de ces événements familiaux des Gratet de Dolomieu dont témoignent les actes relatant les naissances ou les mariages. Mais nous ne pouvons aller plus loin, même si on ne peut s'empêcher de s'interroger sur la possibilité que la mère d'Augustin soit en réalité une jeune fille de cette famille et que la déclaration de sa naissance soit portée au crédit d'un prête-nom.

De toute façon, Augustin Dupré ne semble pas avoir reçu beaucoup d'aide de son père, qui mourut en octobre 1738. Peu après, le 28 avril 1739 à son mariage à Grenoble avec Marthe Giraud, Augustin Dupré était dit « perruquier ». Il resta toute sa vie en relation avec le milieu artisanal, ainsi qu'en témoigne son second testament rédigé à Grenoble en octobre 1783 dans la chambre du travail des frères tailleurs en habits de cette ville rue Ste Claire paroisse Saint-Hugues aux présences de Joseph Doucet, Pierre Richarme, Michel Olinet, Joseph Buzet, tous quatre frères tailleurs, Etienne Caron et Antoine Colombet garçons tailleurs [1].

[3]

À la naissance de son fils François, il est toujours perruquier.

Le dixième janvier mil sept cent quarante quatre en conséquence de la permission de Monseigneur l'évèque et prince de grenoble, en date du même jour j'ai ondoyé un enfant né le jour précédent, fils légitime de sieur Augustin Dupré, perruquier, et de Marthe Giraud, mariés. Signé Pain, prêtre.

En 1738, le nouveau marquis de Dolomieu, François fils de Charles, était de huit ans seulement plus jeune que son demi-frère Augustin, et il n'avait que dix-huit ans à la mort de leur père. Il avait certainement des relations avec Augustin, si bien qu'il l'appela par la suite à venir à Dolomieu pour le seconder. Dans divers actes, Augustin fut dés lors qualifié d'« agent du marquis de Dolomieu ».

En 1767, Augustin Dupré épousa en secondes noces Antoinette Boissin, gouvernante des enfants du marquis de Dolomieu. Après la mort de celui-ci, en Suisse, en 1778, à l'âge de 58 ans, Augustin devint l'agent de sa veuve, Françoise de Bérenger, marquise de Dolomieu. Sa proximité retentit directement sur le destin de son fils qui semble avoir été élevé avec les enfants de la famille de Dolomieu, car il a reçu une instruction poussée qui le conduisit à un magister de droit. Ces années ont certainement joué un rôle essentiel dans la construction de sa personnalité, dans son ambiguïté, mais aussi dans la création de liens indestructibles. Liens affectifs, dont témoignent la dédicace de sa thèse à Déodat de Dolomieu et plus tard le courrier de la comtesse de Soyécourt, sœur de Françoise de Béranger et marraine de Déodat, lien de parenté rituelle du fait que le marquis François de Dolomieu était son parrain et Claire-Sylvie de Dolomieu, demi-sœur d'Augustin Dupré, sa marraine, mais aussi lien du sang qu'il allait toujours revendiquer.

C'est à trente ans que François Dupré partit pour « les Isles » et durant cette « première vie » il occupa plusieurs fonctions qui révèlent ses compétences, la qualité de ses relations, mais les limites auxquelles il s'est heurté. Ces huit années antillaises sont aussi huit années importantes de l'histoire des Antilles, que l'évocation de sa vie ressuscite quelque peu.

Magistrat à la Martinique

En septembre 1774, François Dupré, quittant Paris, s'embarqua pour la Martinique. Le détour par les îles, pour un homme jeune et ambitieux, pouvait être un raccourci vers la fortune et vers l'accès ultérieur à de hautes fonctions : à cette époque, on ne se décidait souvent à quitter les quais de la Seine que dans l'espoir d'une fortune rapide [2].

La navigation vers la Martinique était longue et souvent pénible. Même si cette durée et cette fatigue étaient alors le lot de tous les voyageurs, elles pesaient lourd sur chacun, et l'arrivée aux îles était un soulagement. Le navire sur lequel voyagea François Dupré atteignit la ville de Saint-Pierre après avoir longé une côte montagneuse. Il jeta l'ancre parmi de nombreux autres navires, dans une vaste baie sur laquelle s'ouvrait le panorama de la ville.

Étalée en arc de cercle au long de la côte, Saint-Pierre-de-la-Martinique était une agréable surprise. Elle longeait un amphithéâtre de collines sur les pentes desquelles elle montait. Au loin, du sommet de la montagne Pelée descendaient des pentes vertes, qu'on devinait à travers les nuages : prairies d'altitude d'abord, morceaux de forêts plus bas, puis vastes champs de cannes à sucre.

L'axe de la ville était une longue rue bordée de maisons à un étage, dont le rez-de-chaussée était occupé par des commerces ou des entrepôts ; au long de la mer une rangée d'autres maisons, serrées côte à côte, abritait elle aussi magasins et entrepôts car Saint-Pierre était le siège de tous les principaux établissements commerciaux de l'île. Leurs murs de pierres sombres dégageaient une certaine tristesse, bien plus « française » que « coloniale ». Tristesse aussi du sable noir de la plage qui longeait la côte au sud de la ville.

Vue du port de Saint-Pierre-de-la-Martinique

Mais les rues et le port étaient très animés. Pour François Dupré ce premier contact avec la ville antillaise était certainement assorti d'un choc violent. Une sensation inconnue saisissait, bien plus que de nos jours, le nouvel arrivant : il basculait brutalement dans un monde qu'il n'était pas préparé à comprendre. Projeté au milieu d'une population dont les visages, les vêtements, les gestes lui étaient étrangers, rencontrant pour la première fois de sa [4] vie des mulâtres et des noirs, bien plus nombreux que les blancs, il ne pouvait éviter le sentiment d'être différent de ceux qui l'entouraient et que dans cette société, il appartenait à une catégorie marquée par sa couleur. Nouvelle coupure qui faisait écho à celle qu'il avait vécue depuis sa jeunesse. Dans sa position ambiguë de descendant du bâtard d'un marquis, élevé au coeur de la noblesse de province sans en faire partie, commençant sa carrière auprès d'un prince du sang à Paris, il avait toujours buté sur un groupe supérieur à lui. Il vivait à son contact, il y était accepté affectueusement par ceux de sa parenté qui étaient membres de la noblesse. Mais il ne pénétrait jamais pleinement dans leur cercle. L'origine de son père lui entrouvrait des portes mais lui interdisait de les franchir.

Son arrivée aux Antilles lui en donnait peut-être l'occasion. Il comprit vite que sa qualité de « blanc » serait une sorte de substitut à la noblesse. Elle déterminerait ses obligations et ses privilèges, s'infiltrerait dans ses valeurs, lui donnerait la conscience d'appartenir à une forme d'aristocratie, qui, plutôt que du nom ou de la fortune, tenait de cet héritage inaliénable qu'était sa race.

Il venait aux îles comme magistrat, pour occuper la fonction de procureur du roi à la Martinique, à laquelle ses études l'avaient préparé [3] et que confirma la décision du conseil souverain de la Martinique qui entérina sa nomination. Celle-ci ne pouvait pas cependant être due seulement à ses titres ; il avait certainement fallu la recommandation d'une personne bien placée auprès du ministre de la Marine, qui décidait du choix des fonctionnaires envoyés aux îles. Nous n'avons pas trace de cette intervention, mais tout permet de penser qu'elle a été analogue à celle qu'il reçut par la suite et dont par bonheur les documents subsistent.

Le choix de cette fonction est éloquent quant à la position très particulière de François Dupré. On sait que, dans la famille de Dolomieu, il était depuis longtemps de tradition d'être au moins conseiller au Parlement de Grenoble. Mais pour cela, il fallait être noble, ce que n'était pas François. Aux îles, il n'en allait pas de même, les nobles y étaient rares, et le conseil souverain était accessible aux familles de planteurs et à des officiers du roi qui avaient pu se faire avantageusement connaître durant leur exercice. François pouvait espérer que, même entré avec une fonction relativement modeste, il pourrait atteindre un jour cette position.

La Martinique était une sorte de capitale des « îles du vent », et c'est là que siégeait leur gouverneur général. Celui-ci, qui représentait directement le roi, était assisté d'un autre fonctionnaire puissant, l'intendant, responsable de la police, de la justice et des finances.

En cette dernière partie du XVIIIe siècle, l'administration de la justice aux Antilles était sortie des improvisations qui l'avaient affectée auparavant. En effet, pendant longtemps la rareté des sujets et la modicité des affaires permettaient de n'être pas trop exigeant sur les qualifications de ceux qui remplissaient les fonctions de notaires ou de procureurs. Le développement de la colonie poussa à changer cet état de choses, si bien qu'un règlement enregistré en 1767 ordonna qu'il ne serait désormais plus délivré de commission de notaire, procureur ou huissier sans que le candidat subisse un examen public sur ce qui concernait sa profession [4]. La règle ne fut cependant appliquée qu'assez irrégulièrement, avant d'être remise en vigueur de façon plus constante en 1780.

La Martinique et La Grenade

Il est difficile de dire si François fut soumis à cet examen. Sa nomination de procureur du roi fut enregistrée le 15 novembre 1774. Il prêta serment devant le conseil souverain de la Martinique qui le reçut en l'office de procureur au Conseil souverain et au siège de la ville de Fort-Royal. Le registre du conseil souverain de la Martinique [5] décrit comme suit sa réception :

Vu les registres présentés à la cour par le sieur François Dupré pourvu de la commission de procureur au conseil souverain et au siège de Fort Royal à lui accordées, par les général [6] et intendant [7] du 30 8bre celle scellée et deux signées et signées de leurs secrétaires, ladite enquête tendante [5] à être reçu au dit officie aux droits et émoluments y attachés, sur quoi vu la commission en suite de laquelle est l'acte d'installation et réception du dit Dupré au siège royal de cette ville après information faite préalablement de ses bonnes vie, mœurs et religion catholique, apostolique et romaine, le dit acte en date du 14 de ce mois, ouï le procureur général du roi en ses conclusions.

La cour a reçu le dit sieur Dupré es office de procureur, aux droits et émoluments et pour lui présenté le serment en la dite cour de bien et fidèlement emplir les devoirs de son emploi (...) au dit Dupré de le (...), et prêté le serment ci-dessus ordonné. Signé ; Duval de Grenonville.

Le conseil souverain tenait une place centrale à la Martinique. Sans avoir les droits et privilèges des cours du royaume, il avait à peu près les fonctions d'un parlement de province. Y appartenir était vécu comme une distinction majeure. Ses membres apparaissaient comme une aristocratie, même s'ils n'étaient ni nobles, ni destinés à le devenir (sauf, rarement, vers la fin de l'ancien régime) car jamais le pouvoir royal n'avait accepté que l'on instaure dans les colonies l'ordre social du royaume.

Le conseil souverain était d'abord une cour d'appel ; il était également chargé d'établir tous les règlements relatifs à l'ordre public, à l'exercice de professions, au contrôle des étrangers, et au commerce. Les textes qu'il enregistrait avaient force de loi. Longtemps conservés sur les registres du greffe, ils furent à partir de 1768 consignés dans le code de la Martinique, qui rassembla désormais toutes les ordonnances régissant l'île. Le conseil souverain, ayant la haute main sur la justice, veillait à l'autonomie de celle-ci face au gouverneur, ce que souligne bien le fait que des instructions données au marquis de Bouillé (mai 1777) il ressort que ce haut fonctionnaire doit prêter uniquement main forte à l'exécution des jugements, éviter (...) de s'y immiscer sous aucun prétexte [8].

C'est au conseil qu'il revenait de fixer les conditions de travail et de rémunération des procureurs, juges, notaires et huissiers et de contrôler leurs activités. Il affectait à leur poste les membres des tribunaux (un juge, un procureur, un greffier) ; l'administration de la justice était toutefois placée sous le contrôle de l'intendant nommé par le roi.

La fonction de procureur, bien que très semblable à ce qu'elle était alors dans une province française, était pleine d'inconnues pour un nouvel arrivant. Elle était très réglementée et faisait l'objet de contrôles, justifiés par des soupçons de corruption, ou au moins d'irrégularités. La façon dont elle avait été exercée par certains avait conduit à des plaintes, en raison de leur propension à multiplier et à faire traîner les procès pour leur profit personnel. Dès 1724, le ministre de la Marine avait réduit d'autorité le nombre des praticiens, puis, en novembre 1771, c'est le pouvoir local, en l'espèce le conseil souverain de l'île, qui durcit la mesure en ramenant le nombre des procureurs à vingt, dont huit au Fort-Royal [9].

François Dupré vint donc s'installer dans la ville de Fort-Royal (l'actuelle Fort-de-France). Ville bien différente de Saint-Pierre, Fort-Royal tenait son nom du très ancien fort (dénommé de nos jours « Fort Saint-Louis ») où siégeait le commandement militaire ; il occupait une presqu'île contrôlant la baie et protégeant le port. Alors que Saint-Pierre était une cité commerçante, active, tournée d'une part vers son port et vers les échanges commerciaux avec l'extérieur, d'autre part vers les zones agricoles voisines qui produisaient le sucre qu'elle exportait, Fort-Royal était la cité administrative et militaire, ville coloniale caractérisée par son plan en damier, ses larges places et la présence des bâtiments officiels.

La vie à la Martinique demanda à François Dupré de grands efforts d'adaptation. La petite vérole était endémique sur l'île ; les villes étaient dans un mauvais état sanitaire et, en 1775 on jugea nécessaire de déplacer certains cimetières encore situés, comme à Saint-Pierre, au centre des villes. D'une façon générale, le règne de Louis XV, qui venait de s'achever début 1774, laissait les îles dans une situation économique difficile.



À la fragilité économique due à une administration défaillante, s'ajouta en 1775 une sérieuse crise agricole quand des invasions de fourmis attaquèrent massivement les cannes à sucre, tandis que les caféiers dépérissaient pour une raison inconnue.

Or la société coloniale était fondée sur ces productions, et toute sa structure avait été édifiée en fonction de cette agriculture d'exportation. Celle-ci, concentrée sur des propriétés (les habitations) détenues par des colons d'origine européenne, était assurée par une main-d'oeuvre d'esclaves d'origine africaine. Tout l'ordre social de l'île en était marqué et la société différait profondément de celle dont venait François Dupré. Il connaissait de près un monde où la noblesse occupait une place dominante, clairement séparée des autres ordres. Mais à la Martinique le cloisonnement s'opérait sur d'autres bases : coupure entre blancs et gens de couleur, et coupure parmi ces derniers entre « libres » et esclaves.

[6]

Maîtres et esclave

En France, malgré les profondes inégalités qui fragmentaient la société, l'idée même de l'esclavage était étrangère à la plupart des gens, et elle n'était vraiment familière que dans le milieu relativement restreint qui s'occupait des affaires des colonies : ministère de la Marine ou commerçants des ports de l'Atlantique engagés dans le commerce des îles, et dans la traite africaine. Une opinion libérale rejetait l'esclavage et demandait la cessation de la traite, mais son audience restait faible. Or les questions relatives à l'esclavage allaient frapper de plein fouet François Dupré dans son travail comme dans sa vie quotidienne ; il est probable qu'après le choc immédiat, il eut la réaction de son temps : y voir une situation somme toute normale, nécessaire à la vie économique des îles. On peut toutefois supposer que la fréquentation des cercles les plus ouverts au changement, lors de sa vie à Paris au contact du prince de Conti, l'avait rendu sensible à la situation. Mais on n'en a aucune preuve directe.

Les problèmes soulevés par l'esclavage introduisaient une série de questions juridiques, dont un procureur devait tenir compte. Cela commençait dès les conditions mêmes de son exercice. Après avoir essayé de donner aux esclaves affranchis le même statut qu'à tous ceux qui étaient nés libres, quelle que soit leur couleur, le législateur avait dû renoncer : La loi, après avoir essayé de faire les mœurs, vaincue par elles, s'était dès lors jointe à ces mœurs pour légiférer et les propager [10]. Ainsi l'arrêt n° 316 du Conseil souverain de la Martinique en date du 9 mai 1765 interdisait-il aux greffiers, procureurs, notaires, et huissiers d'employer les gens de couleur libres à faire des expéditions d'actes sous peine de cinq cents livres d'amende pour la première fois et du double en cas de récidive, leurs employés de couleur étant passibles d'un mois de prison.

Le souci de tenir les gens de couleur à l'écart de toute fonction publique était tout à fait explicite, comme en témoigne cet extrait du compte rendu de la séance du 7 mai 1781 du conseil supérieur de Grenade (île où François Dupré exerça après la Martinique) :

Messieurs, je m'oppose à ce que le sieur Pierre François Laurent soit admis et reçu membre de cette cour et que l'ordre qui le nomme à cette place soit enregistré, et je m'y oppose parce que les lois et constitutions des Colonies l'excluent par plus d'une raison de toute espèce de fonctions et de charges publiques. Cependant parmi ces raisons, je m'en tiendrai à celle-ci d'avoir épousé la nommée Saint Bernard, femme bien connue pour être de couleur.

Cette exclusion vient d'être renouvelée et prononcée dans le mémoire de Sa Majesté pour servir d'instruction à M. M. le Général et ordonnateur de cette Colonie. (...).

Les gens de couleur sont libres ou esclaves, les uns sont des affranchis ou des descendants d'affranchis. À quelque distance qu'ils soient de leur origine, ils conservent toujours la tache de l'esclavage, et sont déclarés incapables de toute fonction publique. Les Gentilshommes même, qui descendent à quelque degré que ce soit, d'une femme de couleur, ou qui ont contracté quelque alliance avec cette classe d'hommes, sont soumis à cette loi, dure à la vérité, mais saine et nécessaire : dans un pays où il y a quinze esclaves pour un blanc, on ne saurait mettre trop de distance entre les deux espèces ; on ne saurait imprimer aux nègres trop de respect pour ceux auxquels ils sont assujettis.

Les procureurs se trouvaient aussi confrontés à d'autres questions de droit, inconnues en France, telle que celle des noms de famille des anciens esclaves.

Il arrivait que des gens de couleur prennent le nom de colons, quand ils pensaient être leurs enfants ou bien s'ils avaient été affranchis par eux. Cette pratique fut contestée : ces noms, en apparaissant dans des actes judiciaires pouvaient, disait-on, porter préjudice à leurs légitimes détenteurs. Considérant qu'il s'agissait d'une usurpation, une ordonnance enregistrée le 8juillet 1773, l'interdit ; les procureurs, les curés et les notaires devaient éviter de mentionner ces noms dans les actes de baptême, de mariage et d'inhumation. François Dupré fut ainsi l'un des magistrats chargés de la bonne application du texte qui en découla, enregistré par le conseil en mars 1774 : tout homme de couleur libre devrait changer de nom pour se mettre en règle, et déclarer aux greffes de la juridiction où il résidait, le nom qu'il quittait et celui qu'il porterait désormais de façon définitive. Un arrêt du 8 juin 1776 enjoignit ensuite aux curés de ne baptiser les enfants de couleur comme « libres », qu'après que les pères et mères auraient fourni leurs actes de liberté.

On peut imaginer les sentiments de François Dupré devant cette ordonnance qui faisait écho à sa propre situation. Il rêvait depuis longtemps de prendre le nom de Gratet de Dolomieu, mais il se voyait empêché par la bâtardise de ses origines, et le rejet que subissaient des gens de couleur fils de planteurs ne pouvait pas le laisser indifférent. Il semble que ce soit autour de situations de ce genre, que les Antilles lui offraient souvent, que se soit enracinée la grande bifurcation biographique qui allait marquer plus tard son retour en France. En effet, contrairement à ses espoirs, la rencontre avec le monde esclavagiste le plongeait dans une société encore plus profondément fracturée que celle qu'il venait de quitter.

Dans le Dauphiné puis à Paris, il avait certes ressenti les limites que lui imposait une origine qui le plaçait en porte-à-faux vis-à-vis de ceux auxquels il voulait s'identifier. Mais [7] il avait suscité suffisamment d'intérêt pour qu'on le protège et qu'on l'aide à accéder aune position loin d'être médiocre. Il pouvait espérer que les Antilles lui permettraient enfin de briser le plafond de verre qui le forçait à courber la tête : sa fonction le classait dans l'élite de la société, et il pouvait espérer, dans ces terres lointaines, s'affranchir quelque peu d'un ordre déterminé par la naissance. Il avait pu rêver d'une fonction anoblissante, d'autant qu'un édit de 1768 accordait graduellement la noblesse aux officiers et aux procureurs généraux des îles. Mais il déchanta vite. Par malheur, cet édit ne concerna pas les substituts, et l'anoblissement lui demeura inaccessible lorsque, à la fin de son séjour martiniquais, il devint substitut du procureur de l'île de Grenade.

Par contre, il ne pouvait pas éviter des rappels indirects de son statut. Il eut à traiter dans l'exercice de ses fonctions de procureur de cas où la barrière de l'esclavage gardait tout son absolu pour les affranchis, pour les métis, et pour tous ceux qui, à quelque degré que ce soit, étaient marqués par une ascendance issue de l'esclavage. Et les choses allaient plus loin. La barrière raciale tracée par le statut d'esclave répétait à bien des égards la barrière qui depuis longtemps écartait les bâtards sous l'Ancien Régime, et cette barrière, il la retrouvait amplifiée, multipliée lorsqu'elle se confortait de l'esclavage et de la race.

On pourrait dire que François Dupré, aux Antilles, se découvrit « mulâtre », non par sa couleur mais par le statut que lui conférait la naissance de son père. La société des Antilles lui faisait percevoir que, comme le métissage, la bâtardise était un stigmate inexorable. Il ne s'agit pas là d'une simple analogie, mais d'une même réalité comme le montrent bien les travaux des historiens : le mot « mulet » s'est appliqué au bâtard bien avant de s'appliquer au métis et, par analogie avec le monde animal, bâtard et mulâtre se retrouvent placés tous deux dans la position vile du mulet vis-à-vis du cheval [11]. L'illégitimité du bâtard est une forme d'hybridité et cette hybridité est elle-même connotée négativement, dans la mesure où tout ce qui est qualifié de bâtard est symétriquement moins estimable que tout ce qui ne l'est pas [12].

Une case à la Martinique au XVIIIe siècle

Sans doute peut-on comprendre pourquoi François Dupré, à son retour des Isles semble avoir rompu ses contacts avec le monde des nobles qui l'avaient aidé à devenir procureur du roi, pour s'orienter dans une toute autre direction. Comment aussi, durant la période révolutionnaire, il s'est engagé du côté des « sans-culottes », où il a conquis les débuts de sa notoriété locale. Toutefois, dès que l'Empire eut déverrouillé l'accès à la noblesse, il retrouva ses anciens désirs, il put prendre le nom convoité, et il devint un membre de la nouvelle aristocratie qui émergeait sur les lambeaux de l'ancienne.

Sa responsabilité de procureur l'associait toutefois aux rigueurs de la justice antillaise, telle qu'elle s'exerçait contre les esclaves en fuite, ces « marrons » réfugiés dans des zones inaccessibles où l'on venait les « chasser ». Il dut appliquer la politique édictée par le gouverneur de la Martinique, Mr de Bouillé, qui souhaitait ainsi le 31 octobre 1777 dans une lettre à son ministre qu'on instaure une médaille en récompense des actes des « chasseurs » de « marrons » : il demande une médaille pour Jean Baptiste Mèje, mulâtre libre qui a fait une action courageuse dans une chasse de nègres marrons, à laquelle il a été grièvement blessé. Il observe qu'une grâce de cette espèce fera un très bon effet dans la Colonie.

Il est dans la politique d'encourager la classe des nègres libres, parmi lesquels on trouvera plein de bons sujets, lorsqu'on aura l'attention de récompenser leurs belles actions. Ces hommes sont très sensibles à la gloire. On pourrait leur donner une médaille d'argent aux armes du Roi & sur le revers deux branches de chêne, avec ces mots, Civili virtuti concenum. Mèje aurait la première.

[8]

Voyer de Saint-Pierre
et adjoint au grand voyer de la Martinique


François Dupré ne resta pas longtemps dans l'office de procureur. L'occasion d'exercer une toute autre activité, qui pouvait déboucher sur des perspectives bien meilleures, se présenta lorsqu'il devint nécessaire de donner deux adjoints à l'arpenteur et grand voyer de la Martinique, Antoine François Bouffer, qui connaissait à la fois des ennuis personnels et de graves problèmes de santé. Ces adjoints, qui, de fait, allaient exercer pleinement les fonctions de Bouffer à compter de leur nomination, en 1776, furent, pour la fonction d'arpenteur M. de la Corbière et pour celle de grand voyer, Despujols ainsi que François Dupré nommé à la fois adjoint du grand voyer et voyer « particulier » de la capitale économique, la ville de Saint-Pierre. La fonction était importante et plus attractive que celle qu'il exerçait alors au Fort-Royal. Elle impliquait un pouvoir de décision, et ne manquait pas non plus d'attrait financier : Le voyer est un officier qui a soin des chemins publics et de tout ce qui en dépend et qui a le droit d'inspection sur les rues, chemins, ponts, levées, tours, remparts, portes des villes [13].

Saint-Pierre concentrait une grande partie de la richesse de l'île. Non pas celle, aléatoire, de la production sucrière, soumise aux fluctuations du marché, mais celle du commerce. Société urbaine, souvent décrite comme brillante, elle était bien éloignée du monde des planteurs. Et même si ceux-ci, appuyés sur leurs domaines, se considéraient comme l'aristocratie de l'île, ils étaient de fait dominés par les commerçants de Saint-Pierre avec lesquels la tension était souvent vive. La ville de Saint-Pierre, notait un rapport, en 1790, se trouve vis-à-vis des planteurs, dans la position du créancier vis-à-vis d'un débiteur [14]. François Dupré, tout en centrant ses activités sur la ville de Saint-Pierre, cité la plus importante de l'île, était en réalité concerné par tous les travaux de voirie de l'île ; il aspirait en prenant ce poste à succéder un jour à Bouffer dans le poste de grand voyer.

Dès 1777 l'état de santé de Bouffer s'aggrava, et il quitta la Martinique. Ses adjoints reprirent entièrement ses fonctions, et François Dupré, tout en restant centré sur la ville de Saint-Pierre, exerça de fait la fonction de voyer de toute l'île, ce qui lui donna une bonne connaissance de l'ensemble des voies de communications et le fit probablement rencontrer la plupart des grands planteurs, directement concernés par leur entretien.

C'est aussi en 1777 que François-Claude-Amour de Bouillé fut nommé gouverneur de la Martinique et de Sainte-Lucie, puis devint dès juillet de la même année gouverneur général des colonies françaises des îles du Vent.

Bouillé était un personnage bien plus considérable que ses prédécesseurs. Très introduit à la cour de Versailles et proche de Louis XVI, militaire ayant une longue expérience, en particulier dans la guerre d'indépendance américaine, il était un administrateur vigoureux, qui avait une bonne connaissance des Antilles car il avait été plusieurs années en poste à la Guadeloupe. Sa présence fut une chance pour François Dupré, qui, grâce à ses relations familiales à Versailles, allait pouvoir se faire appuyer auprès de lui. Par la suite, Bouillé rentra en France en 1783 ; c'est lui qui, en 1791, organisa la fuite du roi à Varennes avant de finir en exil en Angleterre.

François de Bouillé 1739-1800

Bouffer mourut en France en juillet de cette même année, laissant vacantes ses deux fonctions, celle d'arpenteur de la Martinique et celle de grand voyer, à laquelle François aspira. Il entreprit aussitôt plusieurs démarches. Il adressa d'abord une lettre au ministre de la marine, Antoine de Sartine [15] :

Monseigneur

Le Comte de Dolomieu mon parent et mon ami m'ayant flatté de la promesse que vous avez bien voulu lui faire de me recommander aux administrateurs de cette Colonie j'ose avec confiance m'adresser à votre Grandeur et réclamer Ses bontés et Sa justice dans une occasion où elles sont également intéressées.

Le décès du Sr de Bouffer fait vaquer la place de Grand voyer de cette isle. La qualité de premier adjoint et de voyer ordinaire dont je suis pourvu depuis plus de deux ans semble m'autoriser a demander le brevet d'une place dont je fais les fonctions lorsque la justice réclame un ministère et que je remplirais dans toute son étendue si j'avais le titre et les appointements qui y sont attachés. J'ose me flatter que mes mœurs ne me donnent pas l'exclusion. À l'égard de mes talents si le mémoire ci-joint ne vous en offre pas une idée favorable, il annoncera du moins, Monseigneur, mon zèle pour le bien public.

À ce motif j'en ajouterai un autre, c'est l'attachement que vous avez toujours témoigné pour feu S.A.S Mgr le Prince de Conty dont je suis un ancien serviteur. Souffrez, Monseigneur, que je vous rappelle la mémoire de ce Prince et qu'elle me serve de nouvelle recommandation, auprès de votre Grandeur pour faire rejaillir sur moy des bontés dont je conserverai un éternel souvenir.

Je suis avec le plus profond respect, Monseigneur, Votre très humble et très obéissant serviteur. Dupré, 1er adjoint au Grand voyer ; St Pierre, Martinique, 22 mars 1778.

En haut de la lettre, une autre écriture note sans doute la date de réception : 2 juin.

Cette lettre nous éclaire sur un aspect jusque-là inconnu de son passé : sa présence chez le prince Louis-François de Bourbon Conti, prince du sang, cousin de Louis XV, présence qui montre à quel point la famille de Dolomieu l'avait soutenu. Le prince de Conti, qui s'opposait souvent de façon frontale à la politique du roi, était un personnage de première importance. Par son rang certes, par sa nomination dès 1749 comme grand prieur de l'ordre de Malte (auquel appartenaient plusieurs membres de la famille de Dolomieu, dont le géologue Déodat, proche de [9] François Dupré), mais aussi par son rôle dans les arts et lettres. Grand collectionneur, amateur de musique, il était aussi le protecteur d'écrivains tels que Jean-Jacques Rousseau et Beaumarchais. C'est dans ce milieu que François avait passé les premières années de sa vie active et c'est sans doute à cette relation qu'il avait dû sa nomination à la Martinique.

La candidature de François Dupré est alors soumise à la décision des administrateurs de l'île, Bouillé et Monde-noix, ainsi qu'en atteste une lettre venue de Paris [16] :

22 juin 1778

Le sieur Dupré adjoint au grand voyer et voyer ordinaire de Saint-Pierre à la Martinique demande la place de grand voyer vacante par le décès du sieur Bouffer qui en était pourvu.

Ce titulaire est mort l'année dernière à Versailles. Il réunissait les deux places de grand voyer et d'arpenteur général. M. Tacher a proposé pour la place d'arpenteur général le sieur de Lacorbière, et pour celle de voyer général le sieur Despujols que les administrateurs avaient chargé depuis longtemps de ces fonctions comme adjoints du sieur Bouffer, qualité que prend également le sieur Dupré qu'on trouve, sous ce titre, dans l'almanach de la Martinique, au lieu que le sieur Despujols y est absent.

Les administrateurs auxquels le sieur Dupré aurait du s'adresser n'ont fait aucune proposition dans ce concours d'adjoints. Le parti le plus sûr est de charger messieurs de Bouillé et de Montenoix de nommer provisoirement les deux sujets qui leur paraîtront mériter la préférence, et de rendre compte. Mention en fin de lettre approuvé.

À l'appui de sa candidature au poste de grand voyer François Dupré rédigea sous le titre de Mémoire sur les chemins de l'île Martinique [17] un plan ambitieux de réforme de la voirie de la Martinique, en proposant de reprendre entièrement le tracé qui conduisait de la ville de Saint-Pierre au port de Trinité.

La fin du mémoire révèle bien les ambitions de François Dupré et son désir de reconnaissance sociale, lorsqu'il écrit :

Outre les objets soumis à l'autorité du Grand voyer et qui sont réglés par l'ordonnance de 1725 il serait essentiel qu'il eut celle de terminer tous les differens qui naissent entre les habitants à cause des chemins et qui ne sont que trop nombreux.

Et pour donner à sa place une consistance réelle il serait bien qu'on lui donnât une considération, qui en annoncerait l'importance soit en y attachant des appointements capables de le faire subsister avec décence, soit en lui donnant des distinctions qui tendraient au bien de la chose, puisque ses décisions seraient plus respectées et les petites considérations auraient moins de prise.

Si le Ministre voulait fixer le sort d'un Grand voyer et de son adjoint il pourrait se faire mettre sous les yeux la dépense que peut faire un cavalier suivi de ses porte chaines. Car on le répète il est de la décence de l'état qu'un officier ne soit pas réduit à mendier l'hospitalité chez les habitants.

Enfin en cas de maladie ou d'empêchement le premier adjoint devrait invariablement remplir la fonction de Grand voyer et en cas de vacance en prendre le titre [18] ; cela couperait court aux sollicitations secrètes, aux surprises. Et l'on ne verrait pas un homme de néant sans autre talent que sa probité parvenir à un poste qui ne doit pas sortir de la classe des honnêtes gens.

L'on bornera ici les observations que l'on voudrait mettre sous les yeux du Ministre aux soins duquel ces Colonies sont confiées en réclamant en leur faveur les bontés qu'il se plait à répandre sur tout ce qui a trait à son ministère. On lui a épargné des détails minutieux des points de règlement, persuadés comme nous le sommes que sa prévoyance et ses lumières iront au delà de nos vœux.


Récolte de la canne à sucre sur une plantation esclavagiste
- Gravure éducative anglaise


Le projet, documenté et bien argumenté ne convainquit toutefois pas ; il semble même qu'il ait été mal accueilli, en raison de son coût et sans doute de la pression des propriétaires qu'il aurait mis à contribution. Voyer de Saint-Pierre, plus lié au monde urbain qu'à la « campagne » et à ses planteurs, François Dupré suscitait très probablement chez eux une méfiance que le mémoire, qui accroissait leurs charges, ne pouvait que confirmer. La réaction de Versailles fut négative et les propositions de François Dupré n'eurent pas de suite ainsi que l'annonce la lettre qui suit :

[10]

Messieurs le Marquis de Bouillé et de Mondenoix [19],

Le Sr Dupré adjoint au Grand voyer de la Martinique a adressé un mémoire sur les chemins de la Colonie, qu'il dit être mal dirigés, mal entretenus et mal inspectés. Il propose, quant à présent, de rétablir l'ancien chemin de St Pierre au Gros Morne tracé par M. de St Mauris, et qui abrège de moitié la route pour se rendre à la Trinité, d'élargir et de consolider celui du Gros Morne au Fort Royal, et de réparer ceux du sud de l'ile. Cette dépense serait prise sur une contribution en argent, par tête de Nègres, dans toute l'île. Le Grand voyer ou son représentant présiderait à ces travaux ; on lui ferait un sort honnête, et on lui attribuerait le pouvoir de terminer tous les différends qui surviennent entre les habitants pour raison de chemin.

Ce serait une surcharge pour la Colonie que d'imposer sur les habitants une contribution périodique, quoique légère, pour tous les travaux de chemins tandis que chacun n'est tenu que de ceux de son quartier, et que la répartition se fait par corvées, plus ou moins fortes mais toujours accidentelles. Il paraît que le but du Sr Dupré est de parvenir à la place de Grand voyer et d'obtenir pour cette place un traitement nouveau et des attributions que l'Etat du Gouvernement des colonies ne comporte pas.

On rend compte séparément de la demande du Sr Dupré relativement à la place de Grand Voyer. Sur la lettre, écrit d'une autre main : refusé. Ce refus était complété par une note [20] :


À Versailles le 29 juin 1778

Mr de Bouillé et de Montdenoix

M. Chapelet ayant fait la lettre relative à la demande de la place de Grand voyer pour le Sr Dupré, il y a été ajouté le post-scriptum suivant :

P.S. quant au Mémoire que le Sr Dupré m'a adressé sur les chemins publics de la Martinique dont de l'attribution dans la place de Grand Voyer est susceptible. Vous voudrez bien lui dire qu'il n'y a pas lieu de s'occuper des propositions qu'il a présentées.

La candidature de François Dupré n'était cependant pour les responsables de l'île qu'une question bien mineure face aux difficultés qui s'annonçaient.

Depuis des décennies la France et l'Angleterre se combattaient pour s'arracher mutuellement les îles. Des accalmies s'installaient quand, en Europe, la paix était conclue entre les deux royaumes. Cette paix ne durait jamais très longtemps. Et dès le déclenchement d'une nouvelle guerre, les hostilités se ranimaient aussi dans les Antilles. Les corsaires attaquaient les navires marchands, et les détruisaient ou, mieux, s'en emparaient ; ils attaquaient des ports et des sites côtiers. D'Europe arrivaient aux îles des escadres importantes, chargées de troupes destinées à conquérir (ou à reconquérir) des îles.

Signé le 10 février 1763, le désastreux traité de Paris, qui avait cédé notamment le Canada à l'Angleterre, lui avait également abandonné plusieurs îles des Antilles : Saint-Vincent, la Dominique, Grenade et Tobago. La France avait gardé la Martinique, qui était le centre névralgique de sa présence dans le sud des Antilles.

En 1778, la France soutenant les insurgés américains, la guerre reprit avec l'Angleterre, et la Martinique fut directement concernée. Bouillé, jugeant que la menace était forte, coiffa toutes les milices de la Martinique d'un colonel général chargé de les coordonner et de veiller à leur mise en état d'alerte en cas de tentative anglaise contre l'île. Certains commerçants de Saint-Pierre mirent leurs moyens en vaisseaux et en marchandises à la disposition de Bouillé pour la défense de l'île. Celui-ci choisit l'offensive ; il conduisit ses troupes à l'île de la Dominique, qu'il occupa, malgré la faiblesse de ses forces. La guerre prit une autre ampleur quand vingt-cinq vaisseaux de guerre unissant les deux escadres envoyées en aide aux insurgés américains sous la conduite du vice-amiral Charles Henri d'Estaing et la Motte-Piquet se dirigèrent vers les Antilles.

La bataille de La Grenade (1779)
Détail-J.F. Hue (1751-1823) Musée de la Marine

D'Estaing avait reçu du roi le commandement militaire supérieur pour l'attaque et la défense des îles, avec interdiction toutefois de se mêler de leur administration. Mais sa prise en main de la conduite des affaires militaires, se heurta très vite à l'opposition de Bouillé qui avait lui aussi de grands pouvoirs. En effet, un ordre du roi daté du 24 octobre 1775 attribuait au gouverneur général de la Martinique l'autorité sur les troupes, l'artillerie et le génie, les milices, ainsi que sur les vaisseaux et les escadres qui sont aux îles du Vent. Le conflit entre les deux hommes commença aussitôt et devint si aigu que Bouillé écrivit au ministre de la marine :

De la Martinique, 31 mars 1779.

Il m'est impossible de servir plus longtemps sous les ordres de M. d'Estaing. Si le sort des colonies lui est confié et que je ne reçoive pas mon congé, je vous préviens que je pars, et vraisemblablement plusieurs officiers supérieurs en feront autant. Je suis prêt à faire au roi tous les sacrifices possibles, je consens même à être aux ordres d'un officier général de mer si le bien du service l'exige, mais celui-là est au-dessus de mes forces. (Archives du ministère de la marine [21]).

Bientôt, Bouillé reçut du ministre une lettre qui lui confirmait la nouvelle de l'ordre donné à M. d'Estaing de rentrer en France, et qui contenait l'assurance que désormais il n'aurait plus à servir avec cet amiral.

S'opposant aux décisions de la cour, d'Estaing conduisit le 20 juillet 1779 son escadre à l'assaut de l'île de Grenade ; il emmena de la Martinique plus de trois mille hommes de troupes, et toutes les munitions, sans laisser à Bouillé un seul bâtiment armé. L'expédition de Grenade fut un grand succès. D'Estaing affronta victorieusement devant Grenade la flotte de l'amiral anglais John Byron et débarqua, conduisant lui-même ses troupes, qui occupèrent rapidement l'île.

[11]

Cette victoire eut un immense retentissement à Paris, où elle fut célébrée par des criants, une ode et même par des pièces de théâtre comme celle de Pierre Germain Parisau Veni, Vidi, Vici ou La Prise de Grenade. Toutefois d'Estaing dut obéir au roi et rentrer en France en 1780. Il y occupa diverses fonctions jusqu'à la Révolution ; il finit guillotiné à Paris le 28 avril 1794.

François Dupré vivait cette période dans l'anxiété, époque d'ailleurs difficile pour tous. En raison des entraves que la guerre faisait au commerce, les vivres manquaient sérieusement à la Martinique. Dans une lettre du 12 septembre 1779, Bouillé informa le ministre de la marine de l'envoi de navires vers l'Amérique et vers l'Espagne pour obtenir des vivres, et de la distribution à la population de quelques-unes des provisions de l'escadre, tant la famine menaçait [22]. De plus, un cyclone vint ravager l'île en 1780.

François Dupré avait d'autres soucis : tandis que la place de grand voyer, pour laquelle il avait investi bien des efforts lui avait échappé, il ne voulait (ou ne pouvait) manifestement pas redevenir procureur. Il s'adressa alors à sa protectrice, à Versailles, la comtesse de Soyécourt [23] qui écrivit au ministre de la Marine [24] :

J'ai l'honneur de vous recommander Monsieur le sieur Dupré actuellement à la Martinique ou il a rempli pendant cinq ans l'employ de grand voyer de toute l'isle a la satisfaction des habitants et celle de Mr le marquis de Bouillé gouverneur. Depuis il se trouve n'avoir rien à faire et comme il a de la capacité et qu'il a reçu une très bonne éducation il servirait utilement etfidellement sy vous aviez la bonté de l'employer dans les nouvelles conquestes que le roy a faites soit en qualité de trésorier directeur des domaines garde magasin receveur greffier et procureur du roy. Le sieur dupré est un très honneste homme je m'y interesse particulièrement et il vous est aise Monsieur de vous informer de sa réputation a la Martinique c'est sur elle que je me suis fondée pour ne point avoir l'honneur de vous faire une demande indiscrète en vous priant de luy accorder et faire expédier l'une de ces places et d'avoir la bonté dans ce cas que vous vous en rapportiez a l'intendant de ces isles pour le choix des places a remplir aux isles conquises de vouloir bien m'envoyer une lettre de vous Monsieur qui le recommande à l'intendant pour les places dans l'une d'elles ou on le croira le plus propre.

Je vous auray Monsieur une très sensible obligation de vouloir bien m'accorder ma demande pour un très bon sujet très connu dans le pais ou il est encore.

J'ay l'honneur d'être Monsieur votre très humble et très obéissante servante. Berenger de Soyécourt
À paris rue de verneuil 26 9bre

La réponse du ministre laissa la porte ouverte :

Madame la Comtesse de Soyécourt [25]

A Viles Le 24 janvier 1780

J'ay reçu Madame la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'ecrire en faveur du Sr Dupré adjoint au Grand voyer de la Martinique et qui remplit la fonction de Voyer particulier au quartier de St Pierre. Comme parmi les places que vous sollicitez il n'y en a pas de vacante j'écris aux administrateurs de la Martinique pour leur faire connaître l'intérêt que vous prenez au Sr Dupré et le désir que j'ay qu'ils lui fassent ressentir les effets de la protection que vous voulez bien lui accorder.

Une autre lettre confirme ce soutien :

le 17 janvier 1780
Monsieur le Marquis de Bouillé et de Mondenoix [26]

Le sr Dupré, adjoint au grand voyer de la Martinique et qui remplit les fonctions de voyer particulier à St pierre m'est particulièrement recommandé par Mme la Comtesse de Soyécourt. Elle désirerait qu'il fut employé plus utilement soit à la Martinique soit dans les Isles conquises. Si dans les places qui viendront à vaquer vous en trouvez qui puissent lui convenir, vous voudrez bien me le proposer et l'y nommer provisoirement ;

Représentation de la prise d'assaut de l'isle de La Grenade
par les troupes françaises

La dernière phrase remplace une phrase rayée : Vous êtes à portée de connaître ses talents et sa capacité J'ap-prouveray. Dans la marge gauche de cette lettre se trouve une note d'une autre écriture (celle de Bouillé ou celle de Mondenoix ? ) : Vous voudrez bien me le proposer. Vous pourrez même le nommer provisoirement pour en faire les fonctions.

[12]

La nomination à Grenade

François Dupré fut alors nommé substitut du procureur de Grenade ; il dut en être satisfait, car la fonction de substitut du procureur général était assimilée à celles des substituts des procureurs généraux des parlements du royaume [27]. Il s'agissait pour lui d'un grand pas en avant, car l'office de substitut était sans doute comme à la Martinique un moyen d'entrer un jour au Conseil Souverain et de prendre rang dans l'attente d'une vacance [28].

La tâche quotidienne à la Grenade semble s'être déroulée dans une ambiance bien différente de ce qu'offrait la vie à la Martinique. Bien des habitants de Grenade étaient exaspérés par l'arrivée des officiers venus de la Martinique occuper des postes qu'ils espéraient obtenir. Cela les dressa contre les nouveaux arrivants, et François Dupré était l'un d'eux ; bien plus, la protection de Bouillé, à laquelle il devait sa nomination, ne joua pas en sa faveur. Bouillé, qui s'était vu attribuer en 1780 le commandement de Grenade, exerçait depuis la Martinique un pouvoir qui enlevait à l'île la sorte d'autonomie dont elle avait joui sous le régime anglais. Il était vite devenu très impopulaire parmi les Français de Grenade et il fut rapidement taxé d'autoritarisme.

Les questions juridiques qui se posaient étaient tout à fait nouvelles pour celui qui n'avait connu jusqu'alors que la société martiniquaise, car les séquelles de la présence anglaise à Grenade de 1763 à 1779 étaient importantes et, dès le retour de Grenade à la France, les tensions avaient commencé. La complexité de la situation locale suscitait en effet bien des frustrations, bien des plaintes et bien des contradictions.

Les Français demeurés à Grenade après 1763 avaient suivi des voies fort diverses. Les uns avaient vendu leurs biens dans de mauvaises conditions à des Anglais et avaient tout quitté. Issus de familles très anciennement implantées dans l'île, ils s'étaient opposés au nouveau pouvoir et en avaient subi les conséquences. Un mémoire qui expose le cas d'un descendant des tout premiers Français venus à la Martinique au début du XVIIe siècle, et dont la famille s'était installée à Grenade depuis plusieurs générations illustre bien leur sort [29] :

La Grenade ayant été cédée aux Anglais par le traité de 1763 leur attachement pour leur souverain les engagea à passer dans les îles voisines et à refuser les offres spécieuses que la Cour de Londres leur faisait à condition de prendre du service en Angleterre et de se faire naturaliser Anglais. Leurs propriétés en ont souffert, leur fortune a été renversée.

Ceux dont les ayeux étaient propriétaires de l'île sont réduits à partager entre une nombreuse famille une petite habitation de montagne qui ne produit que du café [30].

Quoique ayant l'honneur d'appartenir aux principales familles de France et qu'ils ayent eu des ancêtres à la Cour dès l'an 1423,(...) une fatalité inconcevable les a fait oublier dans la distribution des emplois et du grain après la conquête glorieuse de Mr le Comte d'Estaing.

D'autres s'étaient fort bien accommodés de la présence anglaise. Les autorités anglaises, comme au Canada, et plus tard à l'Ile de France, avaient maintenu les droits civils, les biens et la plupart des postes de ces Français. Dérogeant à un principe général de leur administration, ils avaient même admis qu'à Grenade des représentants catholiques puissent figurer dans le conseil de Grenade alors que la règle était que seuls les protestants pouvaient y prétendre.

Ceux qui avaient bénéficié de ces mesures s'opposaient à la fois à ceux qui entendaient reprendre dans l'île qu'ils avaient quittée les places qu'ils jugeaient les leurs, et aux nouveaux venus nommés depuis la Martinique à leur détriment. Ils se pourvoyaient eux aussi en justice.


Ainsi en alla-t-il de Joseph Colas, qui avait été sous le régime anglais procureur du conseil de Grenade. Il se plaignit en juillet 1780 de ne pas arriver à se faire enregistrer par le nouveau pouvoir, alors qu'il était déjà greffier depuis douze ans. Sa lettre montre combien il est soupçonneux devant les nouvelles autorités : Messieurs du Conseil de la Grenade ayant peut-être des vues particulières défavoriser quelques sujets ont sursis à l'enregistrement. Sur réquisition du substitut du procureur, très probablement François Dupré, il obtint finalement que la cour accorde au sieur Colas la commission d'adjoint au greffier [31]. Quelques mois plus tard, le 13 septembre 1781, Colas obtint la permutation de son office en celui de notaire.

Même si ce cas semble avoir été réglé au mieux, la résistance des nouvelles autorités à valider les titulaires des offices qu'avait nommés l'autorité anglaise y apparaît bien, et illustre une attitude générale qui opposait les nouveaux fonctionnaires aux anciens et à une partie importante de la population de Grenade.

Les citoyens anglais de Grenade connaissaient eux aussi des difficultés qui les poussaient à des recours en justice, mais la juridiction locale ne suffisait pas et il fallait parfois les renvoyer vers Paris, comme dans le cas éloquent [13] de George Léonard Staunton [32]. Sa propriété avait été pillée lors de la conquête française de 1779 ; il avait été lui-même envoyé en otage en France, sans autre moyen de subsistance que l'accueil d'un ami, alors que le traité de capitulation précisait que les otages auraient un traitement du roi. C'est à Versailles que se régla finalement son affaire : on prenait en charge son rapatriement, à Londres ou à Grenade, selon son choix.

Les tensions étaient également vives au sein même de l'administration de Grenade, entre les fidèles de d'Estaing et les proches de Bouillé, même si celui-ci avait gagné définitivement la partie. La guerre cependant continuait. En 1781, lorsqu'arriva à la Martinique l'amiral de Grasse avec une forte flotte destinée à combattre aux cotés des insurgés américains [33], Bouillé en profita pour monter une expédition vers le sud, en direction du continent et pour reconquérir alors l'île de Tobago.

Port de Saint-Georges dans l'île de La Grenade au XVIIIe siècle

On ne sait rien de la vie privée de François Dupré durant ses années aux îles, aussi bien à la Martinique qu'à Grenade. Quelques indications éparses permettent d'esquisser certains épisodes de sa vie, mais cela demeure bien léger. Ainsi, sait-on qu'il retrouva à Grenade, nommé en même temps que lui, un avocat de Saint-Pierre, Charles Ponce Dognon qui avait été substitut du procureur du roi à la Martinique, de 1776 à 1779 [34] ; Dognon, devenu à Grenade à la fois substitut du procureur du roi et procureur du domaine, y occupait une place plus importante que celle de François Dupré. Lui faisait-on payer le fait qu'il avait obtenu son poste par complaisance du ministre envers sa protectrice ? On peut penser, au peu de traces qu'il a laissées, qu'il était en quelque sorte en surnombre, d'une façon sans doute analogue à ce qu'avait été sa fonction d'adjoint au grand voyer de la Martinique ainsi que le laisse supposer la lettre du 22 juin 1778 qu'on a pu lire plus haut. D'ailleurs, alors que Dognon restera à Grenade jusqu'au retour de l'île aux Anglais puis sollicitera un poste à Tobago, François Dupré quittera l'île bien avant.

Dans cette ambiance difficile, et sans qu'on sache au juste les motifs précis de l'agressivité qui se manifesta contre lui, François Dupré semble avoir été directement visé. Il fut accusé, par allusion, de malversations dans un curieux pamphlet où son nom, bien que légèrement modifié, est tout à fait transparent, tandis que sa fonction est explicitement désignée.

Ce pamphlet, qui stigmatise nombre de personnes en France et dans les îles, est décrit avec indignation dans un livre [35] qui en cite de larges extraits sous le titre d'Annonces, affiches et avis divers ou Journal général de France :

On s'est permis sous ce titre d'une de nos feuilles hebdomadaires & et en imitant sa manière & son style, de répandre une longue kyrielle de méchancetés plus ou moins équivoques. Parmi les exemples du contenu de ce « journal », l'auteur relève ; Charge de Secrétaire du Roi du grand collège à vendre forcément. On pourrait la troquer contre un office d'Avocat consultant du Palais Royal. S'adresser au Sr. Dupiro, substitut du Procureur du Roi de la Grenade, rue des Aveugles, à la Bonne-Foi. On observe qu'on ne pourra traiter qu'au comptant, les deniers étant réservés pour les frais du voyage.

François Dupré ne resta pas longtemps à Grenade, et, au plus tard au début de 1782, il quitta définitivement ses fonctions juridiques et il rentra en France, où il réorganisa entièrement son avenir.

Retour en France

Il ne retourna plus jamais à des fonctions telles que celles qu'il avait assumées aux Antilles ; plus jamais non plus il n'aborda dans les propos qu'on connaît de lui cette période de sa vie, dont ses descendants n'ont pas gardé souvenir.

Cependant son séjour aux Antilles marqua sa vie. D'abord par l'aisance qu'il lui apporta. Mais aussi par la façon dont, devenu maire de la Bâtie-Montgascon, il s'occupa de sa commune. Il y appliqua manifestement ce qu'il avait appris dans la fonction de voyer de Saint-Pierre. Dans la gestion du village de la Bâtie-Montgascon, bien petit en comparaison de la capitale économique de la Martinique, il tira parti de son expérience, et se montra très soucieux de l'entretien de la voierie, du développement des marchés, du travail et de l'ordre public. Et, dernier avatar du temps où il était procureur du roi à la Martinique puis substitut à la Grenade, il assura les fonctions de juge de paix dans son canton.

Mais l'aventure exotique était close. Commença une autre phase de sa vie durant laquelle sa quête de la notabilité, et sa soif de noblesse surent tirer parti des courants contradictoires de l'histoire.

[14]

Abréviations

AD38

 Archives départementales de l'Isère, Grenoble.

ADM

 Archives départementales de la Martinique.

ANOM

 Archives nationales d'outre-mer, Aix en Provence.


Pour plus de précisions sur la Martinique ou le monde créole en général.

Les illustrations proviennent de la collection de l'auteur, sauf indications contraires.

Ndlr : pour en savoir plus sur la famille de Déodat de Dolomieu, voir G&H, no 156 p. 3 et G&H, no 157, p. 2.

T38074

Chargement des tonneaux de rhum à bord des bateaux
- Gravure éducative anglaise

NOTES

[1] AD38 : 3E 1397/15, Me François-Laurent Brun f° 54.

[2] J. Petitjean Roget, Fonctionnaires royaux à la Martinique en 1713, Annales des Antilles, n° 7, 1959.

[3] Archives de la Faculté de médecine de Montpellier : R.45/1 Une note précise que Françiscus DUPRE de DOLOMIEU natus gratianopoli exhibui testimonis cursus philisophici et magisterii artium ea lege.

[4] Pierre François-Régis Desalles, Bernard Vonglis, Annales du conseil souverain de la Martinique, réimpression l'Harmattan, 1995.

[5] A.D.M.B/13f°104v°.

[6] Auguste Vital, marquis de Grégoire, comte de Nozières.

[7] Antoine Bernard d'Eu de Mondenoix.

[8] C.A. Banbuck, Histoire politique, économique et sociale de la Martinique sous l'Ancien régime, Paris, M. Rivière, 1935, p. 159.

[9] Banbuck p. 166.

[10] S. Daney, Histoire de la Martinique (1846) réimp. Société d'histoire de la Martinique, 1963, p. 357.

[11] Ibid.

[12] Sylvie Steinberg, Une tache au front. La bâtardise aux XVIe et XVIIe siècles. Paris, Albin Michel, 2016 (p. 27).

[13] Renauldon, Dictionnaire des fiefs et des droits seigneuriaux, Paris, 1765, p. 298.

[14] Henry Lemery, La Martinique au XVIIIe siècle. Annales des Antilles, 1956, n° 3-4.

[15] ANOM COL B11.

[16] ANOM COL E 162 (Les dossiers du personnel colonial ancien aux Archives nationales d'outre-mer à Aix en Provence (Série E, XVIIe-XVIIIe) ont pour cote de référence FR ANOM COL E 1 à E 397, et pour référence Internet : ark:/61561/up424ojc).

[17] ANOM C8A77 1.

[18] II parle là de lui-même devenu adjoint en raison de la maladie de Bouffer, et il laisse ensuite entendre qu'on l'a injustement évincé.

[19] M. de Mondenoix, commissaire général de la marine, avait été nommé intendant le 1er septembre 1777 malgré l'opposition du conseil.

[20] ANOMC8b11.

[21] Cité par F. Barrière dans son introduction aux Mémoires du marquis de Bouillé, Paris, Didot, 1859.

[22] ANOM COL C8A 78 f° 112.

[23] On lit dans le Mercure de France de mai 1749, p. 225 : La Comtesse de Soyecourt est la sœur puinée de Marie Françoise de Bérenger, épouse de François de Gratet, Marquis de Dolomieu, Comte de St Paul, Seigneur de Tuelin, St Didier les Champagne et autres lieux, Capitaine au Régiment du Colonel Général des Dragons. Elle était donc la tante (et la marraine) du géologue Déodat de Dolomieu, lui-même cousin et proche ami de François Dupré.

[24] ANOM E 162.

[25] Ibid.

[26] M. de Mondenoix, commissaire général de la marine, avait été nommé intendant le 1er septembre 1777 malgré l'opposition du conseil.

[27] Banbuck p. 165.

[28] Emile Hayot, Les officiers du Conseil Souverain de la Martinique. Société d'histoire de la Martinique, 1964, p. 46.

[29] Hilliard d'Auberteuil, Mémoire du 12 novembre 1780, ANOM COL E 222.

[30] Dans leur exil à la Martinique.

[31] Registre du greffe du conseil supérieur de l'île de Grenade.

[32] ANOM COL E 373.

[33] Alphonse de Dolomieu, frère de Déodat, était l'un des militaires qui allaient combattre en Amérique.

[34] ANOM COL E 135.

[35] Correspondance secrète, politique & littéraire, ou Mémoires pour servir à l'Histoire des Cours, des Sociétés & de la Littérature en France, depuis la mort de Louis XV, tome neuvième, Londres, J. Adamson, 1787, p. 204.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mercredi 19 février 2020 8:51
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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