Compte-rendu
- Compte-rendu d'André-Marcel D'Ans, in Études créoles, XVII, no 2, 1994.
Jean Benoist, Anthropologie médicale en société créole,
Paris, puf (« Les Champs de la Santé »), 1993, 286 p.
André-Marcel d’Ans
Études créoles XVII (2), 1994
On connaît la manière de Jean Benoist : limpide, intelligente, humaine, son anthropologie va droit au but, sans l’embarras de théories par trop savantes (lesquelles d’ailleurs vieillissent plus vite que leurs auteurs, et rendent souvent moins compte des faits qu’elles ne les dissolvent dans le charabia). Une vraie anthropologie de médecin en somme, avec sa sensibilité et sa sagesse, plus proches de la sollicitude et du bon sens du praticien, que du discours magnifique et glacé du spécialiste-patricien.
Qu’on n’aille cependant pas imaginer que cette anthropologie serait simple ou naïve. Sous ses abords amènes, elle n’esquive nullement la complexité ; mais elle ne la tire que des faits, considérés avec rigueur et précision, sans simplifications a priori, induites par l’esprit de système.
Enfin, ce qui contribue à la haute tenue du livre de Jean Benoist, c’est la qualité constamment maîtrisée de son écriture, ennemie de l’enflure autant que de l’à-peu-près. De la belle ouvrage en somme, et faite pour être mise « entre toutes les mains ».
S’il fallait lui faire un reproche un seul , ce serait son titre : pourquoi « société créole », alors que l’ouvrage ne concerne que la seule Réunion ? D’autant plus que nous est longuement expliquée la situation très particulière dans laquelle se trouve ce territoire bénéficiant, en conséquence de sa « départementalisation » dans l’ensemble français :
- - d’une modernité médicale de haut niveau, de surcroît socialement diffusée jusque dans les couches les plus modestes de la population,
- - et de plus, comme le souligne fort justement Jean Benoist lui-même, d’une modification profonde et positive des cadres géographiques et sociaux de la maladie :
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- « Les effets de la départementalisation sur la santé ne tiennent pas seulement à des actions directement médicales, mais beaucoup à la transformation radicale de l’environnement de la maladie. Environnement naturel, peu à peu assaini grâce aux travaux publics, environnement nutritionnel très amélioré à la suite de la hausse du niveau de vie, de la prise de repas des enfants dans les cantines scolaires et des efforts d’éducation pour la santé ; l’environnement proprement médical s’est lui-même transformé, avec l’essor des soins, la multiplication des consultations préventives, l’ouverture d’hôpitaux et de cabinets médicaux accessibles à toute la population. » (p. 37)
À n’en pas douter, la plupart des sociétés communément dites « créoles » (à commencer par Haïti, la pauvre !) ne bénéficient aucunement de pareilles améliorations. C’est donc dans un tout autre cadre que s’y produit l’interaction entre médecines « traditionnelles » et « moderne ». S’invalide par le fait même, nous semble-t‑il, la « créolité » comme cadre de référence plus général que la seule Réunion. Voilà pourquoi, au lieu d’Anthropologie médicale en société créole, le titre de l’ouvrage nous aurait paru mieux correspondre à son contenu si l’auteur avait choisi de reprendre en guise d’intitulé général le titre habile de son chapitre iv : « La Réunion des médecines » ; éventuellement en lui adjoignant un de ces (excellents) sous-titres que l’on trouve également dans le corps de son ouvrage : « Une constellation de recours », par exemple.
Cette réserve exprimée qui ne tire pas à conséquences compensons-la immédiatement par l’énumération de toute une série de motifs de satisfaction qu’on tire de la lecture du livre de Jean Benoist. Et avant tout, celui d’y découvrir, énoncé sans ambages, un non-culturalisme du meilleur aloi :
- « Les cultures humaines ont un passé au long duquel elles se sont constituées, et un avenir. Elles ne sont jamais des états achevés, figés, qui n’auraient d’autre choix que de survivre tels quels ou de mourir. Au contraire, valeurs, croyances et conduites s’engendrent les unes les autres, les changements s’enchaînent et chaque fait imprévisible laisse sa marque. Il prend place dans la suite de références sur laquelle se formera l’avenir ; il devient le point d’appui de nouveaux événements. Il est à la source de règles avant de s’y plier. Car la réalité est mobile, fluide, disponible. » (p. 85)
Faisant à la médecine l’application de ce principe général, Jean Benoist en tire l’affirmation que « la médecine traditionnelle est prise elle aussi dans le changement, mouvement qui ne la conduit pas à disparaître face aux normes modernes de la médecine, mais à inventer des formes modernisées de la tradition » (p. 52 ; c’est nous qui soulignons). Ce faisant, Jean Benoist aboutit, par des voies différentes, à cette notion de « néo‑archaïsme » que développe Carmen Bernand dans une autre remarquable étude d’anthropologie médicale.
Un autre motif de satisfaction que partageront avec l’auteur de ce compte rendu tous ceux qui, rétifs aux préjugés démagogiques, s’attachent à comprendre et à rendre compte objectivement de la genèse des sociétés « créoles » : celui de lire sous la plume de l’auteur (pp. 54-55) que les pratiques culturelles de ceux qui furent amenés en esclavage n’ont laissé que de maigres traces dans la culture créole (et encore : une bonne partie d’entre ces traces, notamment africaines et malgaches à la Réunion, sont dues à des apports postérieurs à l’abolition de l’esclavage).
En revanche, on observe avec Jean Benoist que « les groupes ethniques qui n’ont pas été victimes de l’esclavage et qui ont pu maintenir une certaine continuité d’échanges avec leurs origines disposent de connaissances, d’attitudes et de symboles fortement caractérisés face à la maladie et à la mort » (p. 55). Cette constatation très évidente, mais néanmoins contraire à nombre d’affabulations habituelles est d’ailleurs cohérente avec l’observation selon laquelle ce sont au contraire « des principes hippocratiques véhiculés par la médecine savante et par la médecine populaire des débuts de la colonisation » qui « ont contribué très largement à structurer dès l’origine [la] véritable médecine créole » (p. 57).
Ceci dit, Jean Benoist sait se montrer suffisamment bon sociologue pour éviter de réifier « la société créole » ou « la médecine traditionnelle » au point d’en faire des entités unitaires. Au contraire, on le voit attentif à restaurer partout de la diversité. Ainsi, dit-il :
- « La société globale réunionnaise se présente comme la conjonction de trois sous-systèmes principaux :
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- - Celui des plantations où le groupe majoritaire mais dominé est formé par des Indiens malbars et les métis d’origine africaine et malgache,
- - celui de l’agriculture paysanne où les petits cultivateurs européens forment l’essentiel de la population,
- - et une société moderne appuyée sur l’administration métropolitaine et les notables locaux. »
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- « Chacun de ces sous-systèmes sociaux, ajoute‑t‑il, concorde globalement avec des traditions culturelles particulières » ; et « ce n’est pas schématiser à l’excès que de souligner que chacun de ces sous-ensembles dispose en propre de certaines traditions et d’une organisation spécifique en ce qui touche la personne malade, du moins dans le monde rural :
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- - dans la zone des plantations, la tradition magique sud-indienne est largement dominante, mais laisse une place à des apports africains et malgache,
- - dans la région paysanne, la tradition européenne l’emporte,
- - alors que la médecine moderne s’identifie initialement à l’administration et aux notables, tout en offrant à tous sa technique. » (p. 48)
Après avoir tiré au clair la multiplicité de ces champs sociaux, Jean Benoist corrige ce que cette présentation a d’exagérément schématique, d’abord en soulignant qu’une « large interpénétration » existe entre ces trois sociétés de la Réunion (« de plantation », « paysanne » et « pseudo-industrielle »). Ensuite, passant au plan de la médecine, il fait toucher du doigt que « l’opposition classique entre médecine traditionnelle et médecine moderne est simplificatrice ». C’est pourquoi, comme la plupart des anthropologues, il juge « plus clair de distinguer au sein de tout système médical trois secteurs et non deux :
- - le secteur familial et populaire,
- - le secteur où opèrent des spécialistes traditionnels,
- - et enfin celui de la médecine moderne » (p. 86).
Enfin, pour achever de situer son objet au niveau de complexité qui lui convient, Jean Benoist, à l’heure de centrer son regard sur les praticiens de la médecine populaire réunionnaise, additionne aux entrecroisements de ces diverses catégorisations, le principe de la non-reproduction à l’identique des faits culturels d’une génération sur l’autre. En effet, il observe fort pertinemment que « quand le moment de prendre leur suite sera venu, les guérisseurs auront bien souvent des successeurs qui n’auront pas nécessairement une idée très nette de l’ordre sous-jacent à leurs entreprises. Bien qu’informés des références sur lesquelles celles‑ci s’appuient, ils en construisent une réinterprétation qui s’écarte du message de leur initiateur. »
C’est ainsi que les pratiques culturelles en général et celles de la médecine traditionnelle en l’occurrence ne sont jamais définitivement figées ; au contraire, elles évoluent tout le temps ; l’essentiel résidant dans cette muette flexibilité qui leur permet de se réajuster sans cesse, sans cependant avoir jamais à se le dire explicitement (ce qui reviendrait à renier leur caractère « traditionnel », prétendument défini par l’immobilité historique).
Sur ce canevas, fait de multiplicité, de souplesse et de plasticité, le livre organise ses fondements théoriques, avant de passer à la présentation détaillée de ce qui fait son irremplaçable matière : l’étude très précise de cinq visages de guérisseurs réunionnais et de la palette bigarrée de leurs pratiques curatives. Bien entendu, ceci qui constitue la matière principale du livre et fait son originalité défie le résumé et la synthèse : nous atteignons ici le point où le devoir de compte rendu cède devant celui de recommander la lecture pleine et entière de l’ouvrage.
Celle‑ci faite, qu’en conclure ? Eh bien d’abord, en dépit de ces variations partout présentes et, comme nous l’avons vu, inhérentes à l’objet : accepter la démonstration faite par Jean Benoist de l’incontestable unité structurelle de cet « espace où les plantes se font symboles, les dieux médicaments, les rituels traitements et les promesses vaccins... espace aussi où la médecine moderne, la sécurité sociale, le scanner et les antibiotiques ont leur place incontestée, mais où ils s’ajustent aux activités issues de la tradition et qui les complètent... » (p. 148).
Espace plus de subtilité que d’ambiguïtés en vérité, dans la mesure où, comme le montre Jean Benoist, la tradition thérapeutique traditionnelle en Réunion « apparaît moins qu’auparavant comme une technique, et de plus en plus comme une référence, une zone de consensus identitaire, où la prise en charge des malades met l’accent sur ce qui est irréductible dans cette identité : syndromes liés à la culture, pratiques médico-religieuses fortement insérées dans l’espace local, liens étroits entre prévention du mal et rapport aux ancêtres, usage des plantes locales, etc. » (pp. 52-53).
En somme, il s’agit moins ici, comme c’était le cas dans le monde « réellement » ancien, de compenser (ou plutôt de tenter de masquer) par des discours et des pratiques « symboliques » l’incapacité technique de faire face à la maladie, que de tenter de résorber les déficits de sens que laissent derrière elles les techniques médicales contemporaines, dont l’efficacité pourtant n’est mise en doute par personne.
Tel est la réflexion que développe Jean Benoist dans un dernier et très remarquable chapitre où il s’interroge sur le thème classique de l’efficacité symbolique. S’efforçant jusqu’au bout d’adopter le point de vue de « ceux qui portent le fardeau du mal », Jean Benoist suggère que si assurément il reste des choses à découvrir du côté du psychosomatique (c’est-à-dire du côté des effets biologiques des croyances et des représentations), l’essentiel selon lui n’est pas là.
Il lui paraît plus fructueux de se faire à l’idée « d’une discontinuité entre les formes et niveaux de la thérapeutique, qui refléterait le caractère multidimensionnel de la demande de soin lorsque survient le malheur ». Dès lors, propose-t-il, l’efficacité symbolique se trouverait rejetée dans un territoire extérieur à celui de la médecine proprement dite, sachant que ce qui est primordial n’est pas tant d’agir concrètement sur le mal, mais bien plutôt « sur les effets de son absence de sens » (p. 211). L’anthropos éternel se rappellerait ainsi à l’attention d’une modernité, par définition rétrécie à la vision du seul présent.
André-Marcel d’Ans
Études créoles XVII (2), 1994
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