Avant-propos
Les écrits des poètes, des essayistes ou des romanciers antillais sont bien souvent parcourus d'une anxiété latente, d'un harcèlement de questions inassouvies et de réponses toujours remises en cause. Ambiguïté, quête de soi-même, révolte, recherche d'une identité, reviennent sur un point douloureux, le scrutant, tentant de l'apaiser mais ne calmant une douleur sourde qu'au prix d'une douleur plus aiguë.
Et par contraste, d'autres écrits de visiteurs, d'observateurs ou d'historiens montrent de tout autres Antilles, que ce soit celles du soleil ou celles de la misère, celles des plages ou celles des taudis, des Antilles vues et non des Antilles vécues, et le fossé semble infranchissable, le langage des uns si étranger à celui des autres que chacun des interlocuteurs ne perçoit qu'un silence lorsque l'autre s'adresse à lui.
Est-il possible vraiment de se situer ailleurs, de dire à la fois le « vu » et le « vécu », de parler l'une et l’autre langue ? C'est la tâche ambitieuse et souvent déçue de l'ethnologue qui n'essaie l'objectivité que pour mieux faire comprendre la subjectivité de ceux qu'il a appris à connaître. Difficile entreprise, bien souvent écrasée entre deux refus antagonistes, celui des poètes et celui des techniciens, alors qu'elle espère ouvrir une communication entre leurs domaines. Dans sa tâche quotidienne qui est d'écouter et de vivre, de partager en étant présent mais de demeurer suffisamment loin pour être conscient de ce qu'il vit et partage, l'ethnologue chevauche en effet sans cesse deux plans, non sans un mélange contradictoire d'engagement, de distance et de vague culpabilité. Dans la présentation des résultats de sa mission il efface souvent les traces de cette aventure personnelle faite d'un long quotidien vécu, d'amitiés inattendues, de confidences accumulées, mais cette aventure reparaît, sous-jacente, cautionnant des affirmations apparemment abstraites et permettant entre des hypothèses un choix qu'aucune autre méthode n'aurait rendu possible. Aussi, sous les chapitres de ce volume, la voix de tous ceux à travers lesquels les chercheurs de notre équipe se sont insérés dans la vie antillaise est-elle présente, informatrice et conseillère au long des dialogues, des travaux et des veillées partagés. C'est à eux tous que cet ouvrage est dédié, car ils y ont souvent participé avec une conviction au moins égale à la nôtre, et lorsque nous doutions de nos efforts beaucoup d'entre eux sont venus nous encourager.
Car si l'on peut douter de la valeur de toute approche d'une société, cela est encore plus vrai en ce qui a trait aux Antilles où l'itinéraire de la connaissance est étrangement incertain. Définis longtemps par d'autres qu'eux-mêmes, les Antillais ont eu, eux aussi, tendance à se définir et à se situer en fonction d'autres, à exister par référence. D'abord par l'identification profonde à l'Europe, à sa culture, à ses valeurs, à ses types physiques puis, par un engagement symétrique dans l'Afrique de la négritude, ils ont reflété dans leurs écrits et dans les propos de beaucoup de leurs porte-parole, cette quête de soi en dehors de soi qui jamais ne peut aboutir. Ce n'est que depuis peu, après ce va-et-vient à l'échelle du monde, que semble se produire un « recentrement » dont présage l’émergence d'expressions nouvelles, d'une « antillanité » en cours de définition. Quelle est alors la part de l'ethnologue ? Ne vient-il pas justement contribuer à ce recentrement, en apportant des matériaux pour la connaissance de ce qui existe indépendamment des systèmes extérieurs de valeurs qui hiérarchisent les phénomènes au long d'axes étrangers à la société où ils se déroulent ? Son rôle n'est-il pas aussi, plus que d'expliquer, de mettre à la conscience, à l'exprimé, ce vécu difficile à percevoir pour celui qui le vit et de fournir ainsi des matériaux pour la construction de l'image de soi-même ? Et, au-delà, dans un univers qui tremble, de chercher l'épicentre d'ébranlements qu'on ne s'explique pas lorsqu'on les subit ?
C'est de tout cela que cet ouvrage est né et d'un besoin que nous avons ressenti de le réaliser comme en préface à des études plus concentrées. Si on compare en effet la connaissance des Antilles françaises à celle que l'on a des autres régions de la Caraïbe on est frappé de voir, à côté d'excellents travaux historiques et géographiques, combien sont rares et parcellaires les recherches anthropologiques, sociologiques ou psychologiques. Alors que la structure de la famille, l'organisation sociale, la stratification ethnique, la vie religieuse et les changements sociaux et économiques des autres îles des Antilles ont fait l'objet de travaux de haute qualité, il n'existe dans les Antilles françaises que des tentatives rares et dispersées. Notre objectif a donc été de commencer à combler ce vide, autant pour répondre à des préoccupations locales que dans un but scientifique général, et de couvrir dès le début le plus grand nombre possible de secteurs significatifs.
Ainsi, plutôt que d'aborder un seul problème, m'a-t-il semblé préférable, lors de la planification des enquêtes, de couvrir un champ plus vaste et de sonder le maximum de régions [1]. C'est pourquoi nous avons procédé par une sorte de « quadrillage » double, à la fois géographique en dispersant les recherches sur les diverses îles, et thématique en abordant une série de problèmes différents tels que les suscitaient les particularités locales. Le risque de ce pragmatisme est bien entendu la disparité mais c'est le prix à payer pour tracer au moins en pointillé un portrait anthropologique des Antilles françaises qui présente de façon équilibrée les divers plans de la vie sociale et se soucie de respecter leurs corrélations. D'ailleurs cette apparente dispersion reflète la réalité du terrain. Multiplicité des îles, stratification complexe de chacune d'elles, segmentations toujours prêtes à surgir, tout cela donne à la Caraïbe la richesse de situations, la variabilité extrême dans la combinaison de ses quelques variables essentielles qui fascinent l'anthropologue et transmettent au visiteur le sentiment d'une étonnante diversité. Notre quadrillage n'expose d'ailleurs pas uniquement des cas particuliers. On ne s'interdit pas de généraliser quand on localise ses observations ; par contre on maintient, au sein d'analyses qui sont autant d'exemples, l'authenticité ethnographique du travail de terrain.
Mais, même en procédant ainsi, en dispersant les efforts, il a fallu choisir et se limiter. Si nous avons couvert toutes les îles, à l'exception de Saint-Martin, il est de nombreux secteurs de la vie sociale qui n'ont été abordés qu'incidemment ou qui ont été volontairement tenus à l'écart de ces enquêtes. On s'en rendra compte en lisant le rappel, dans la première partie, des principaux travaux parus à ce jour sur d'autres régions de la Caraïbe. C'est ainsi que tout ce qui a trait à la plantation et à ses changements actuels qui déterminent pour une bonne part l'avenir des îles a été presque entièrement délaissé, car une série d'études actuellement en cours lui est consacrée. Nous n'avons qu'à peine touché ici au milieu urbain et aux classes moyennes sur lesquelles bien des choses demeurent à faire. C'est donc au monde rural et d'une façon générale à ce qu'on pourrait considérer comme les soubassements anthropologiques des sociétés des Antilles françaises qu’est consacré ce livre. Il m'a paru qu'il s'agissait là d'un préalable aux études sur les niveaux plus complexes de ces sociétés.
Quel que soit le secteur envisagé, il apparaît d'ailleurs clairement que les Antilles françaises connaissent de nos jours des changements considérables. Au-delà des implications immédiates de la départementalisation et de celles des principales transformations des techniques et du niveau de vie, c'est la totalité de l'équilibre social qui se trouve touchée par ces changements. À maintes reprises on verra, qu'il s'agisse de la médecine populaire, des relations interpersonnelles dans un village ou du choix d'un métier, à quel point les domaines apparemment les plus intangibles sont remis en question et combien cela témoigne d'une dérive globale de la culture et de la société au long d'un chemin encore peu défini malgré l'importance apparemment dominante des modèles métropolitains. Ce n'est donc pas à un recentrement statique qu'invite l'observation anthropologique, c'est tout autant, à la constatation et à l'acceptation d'un mouvement dont l'authenticité tient à ce que, quelle que soit la force des influences extérieures, c'est la société antillaise qui réorganise ces influences et qui les adapte, plus ou moins aisément, à ses propres exigences.
Et d'ailleurs, la genèse de l'univers social de la Caraïbe ne se concevrait pas sans ces changements et ces influences. C'est à travers eux seulement que des chances sont offertes à son accession à une plus grande unité structurelle et fonctionnelle. Il n'est que de se souvenir d'une Histoire encore récente... Quel peuple fut plus improbable que celui des Antilles ? Au départ nulle terre n’a porté un tel handicap et bien des structures actuelles ne sont en fait que des cicatrices entrouvertes. Terres vidées de leurs habitants et mises à la disposition de puissances lointaines, cultivées et peuplées exclusivement pour les besoins de ces dernières, entourées d’entraves légales et de limitations économiques, marchandées ou détruites dans des conflits aux causes étrangères, habitées d'hommes de tous continents qu’opposait une des coupures sociales les plus tragiques de l'histoire humaine, quelles chances avaient-elles de devenir aisément des lieux où vivraient des sociétés équilibrées ? Or, après quelques siècles, existent sur ces terres des ensembles humains qui fonctionnent et une culture généralement harmonieuse qui garde, en résidu de ses origines, une complexité et des divisions, des tensions et des inquiétudes à demi enfouies, mais qui se développe, créée par elle-même et née de cette confusion. Et finalement, à partir de cette société impossible, la structuration progressive et l'ajustement d'influences et d'éléments divers ont tracé les solutions variées apportées d'île en île aux contradictions des origines.
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Cette étude est une œuvre collective qui a progressivement pris ses dimensions et son sens à mesure de son déroulement et par l'influence de chacun de ceux qui y ont participé. De nombreuses réunions, avant et après le travail de terrain, des entretiens que j'ai eus sur le terrain même avec chacun des participants, la préparation et la rédaction en commun de la plupart des travaux présentés ici, ont permis d'harmoniser les points de vue et les méthodes et de dépasser dans cet ouvrage une simple somme d’œuvres individuelles. C'est ainsi qu'il est possible de présenter plus de documents originaux et d'expériences de terrain qu'aucun chercheur isolé n'eût jamais pu le faire et je remercie profondément mes étudiants et collaborateurs de leurs efforts et de leur constance qui nous ont permis d'aboutir.
En leur nom et au mien je tiens à remercier tous ceux qui ont permis le succès de ces recherches, qui nous ont hébergés dans leurs maisons et fait partager leur vie quotidienne. Ce n'est que par souci de discrétion que nous ne les nommerons pas ici mais ils se reconnaîtront aisément. Nos remerciements vont aussi aux autorités municipales et départementales qui ont souvent accepté de patronner notre travail et nous ont permis d'accéder à leur documentation.
Mais les concours que de telles missions sollicitent sont innombrables. L'accueil et la compréhension qu'ont témoignés bien des personnes plus ou moins directement concernées par le sujet de nos recherches, ont été exceptionnellement chaleureux, et j'ai conscience de demeurer bien en dessous de la réalité en les remerciant et en disant à ceux qui liront cet ouvrage quel intense réseau d'amitié s'est créé entre eux et nous.
J. B.
Fonds Saint-Jacques, septembre 1971
[1] Les nombreuses missions qu'ont nécessitées ces enquêtes ont été rendues possibles grâce à l'aide de plusieurs institutions et fondations. C'est d'abord le Groupe de recherches sur la Caraïbe de l'Université de Montréal, devenu Centre de recherches caraïbes, qui en a permis la mise en marche et la coordination. Ce sont aussi les moyens mis à notre disposition par le Conseil des arts du Canada, le Research institute for the Study of Man de New York, la Wenner-Gren Foundation et le Consortium interuniversitaire pour la recherche et l'enseignement de la recherche établi de 1966 à 1968.
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