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Introduction
"Mother India". Même pour celui qui n'est pas son fils, l'Inde offre avant tout un visage maternel, celui d'une terre au centre de la terre. Peu de pays sont comme elle d'abord un être, plutôt qu'un lieu ou un paysage. Et l'on adresse des cultes à Bharat Mata, car elle est en même temps une déesse.
L'Inde est aussi une grande civilisation classique, aux étages enchevêtrés. La patine qui polit ailleurs les formes les a ici enrichies, comme cela se passe dans ces grottes où le temps surajoute d'autres stalactites à celles qui déjà s'y enlacent. Ce ne sont pas seulement les temples du Sud qui sont ciselés de statues accumulées, mais les foules, les regards, les pensées. L'architecture simple et claire, porteuse d'une vision limpide du monde y est enchâssée dans un décor qui masque la pureté de ses lignes. Des livres sacrés aux peuples des forêts, des sagesses immatérielles aux sacrifices, les contradictions sont devenues autant d'ornements. Pouvoir majeur de l'Inde : résoudre la contradiction, l'effacer en l'incluant dans la diversité. Pouvoir d'être multiple sans devenir hétérogène. Il n'y a pas de corps étranger en Inde, ou alors, s'il est étranger, il n'est pas en Inde
Qu'en est-il quand l'Inde quitte sa terre ? Quand ses morceaux sont dispersés, meurent-ils ou gardent-ils la vie, et dans quelles germinations font-ils apparaître d'autres Indes, et lesquelles ?
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Le thème de ce livre n'est pourtant l'Inde qu'en apparence. Il est beaucoup plus celui de ces sociétés créoles, qui à bien des égards ont préfiguré dans des îles tropicales les traits du monde moderne. Terres de rencontres ordonnées au sein d'un impitoyable système économique où s'est mis au point le modèle agro-industriel. Terres où des sociétés se sont formées à partir d'agglomérats humains comprimés par la domination des empires, préfigurant les confluences de notre siècle migratoire.
Aussi, la rencontre de l'Inde avec les mondes créoles est-elle celle d'une [8] complexité avec une autre complexité. Dans des sociétés tendues, harcelées d'inégalités, où l'on n'entre qu'à la place assignée par la logique de la production, où l'on est étiqueté par la marque d'une race, d'une origine, de traits physiques, se sont mis peu à peu en place les acteurs, et chacun a construit sa propre histoire. Histoire des Blancs, maîtres ou travailleurs, royaumes et Compagnies. Histoire des Noirs, esclaves et révoltés, histoire de sucre, de terre, d'exil, d'appel à la mémoire et aux Dieux d'une Afrique remémorée. Histoire d'Indiens ensuite, travailleurs engagés au 19° siècle et destinés par le projet économique de la société à demeurer rivés aux plantations qui avaient besoin de leurs bras, mais qui ne voulaient pas d'eux comme citoyens...
Dans le scénario original, chacun avait sa place, et n'avait que sa place. Mais les acteurs n'ont pas seulement appris leur rôle. Ils ont peu à peu quitté le texte prévu et ils ont improvisé des dialogues inattendus. A ce qu'on a voulu leur apprendre, ils ont substitué des paroles d'auparavant et des mots inventés. Ils ont retouché le scénario, ils sont entrés en conflits entre eux, et l'on a vu se dérouler des scènes imprévues...
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Les Dieux de l'Inde ont toujours été quelque part auprès d'eux. Comme certains galets sacrés que l'on remarque à peine, sous un arbre, au bord d'un chemin, ils avaient une présence discrète, mais leur regard aigu inspirait ceux qui venaient de l'Inde, puis leurs descendants. A la manière des souffleurs de théâtre, ces Dieux étaient toujours à proximité de la scène où les Indiens devaient jouer... Curieux souffleurs, qui détournaient les acteurs des rôles que l'on attendait d'eux et qui disaient par leur bouche le message de leurs ancêtres. Les Dieux d'Afrique avaient fait la même chose, pour d'autres acteurs ; leur voix s'était enflée dans des cultes nouveaux, avec cette force qu'a eu l'Afrique de créer une partie du monde spirituel des Amériques, car vaudou, candomblé ou shango ont construit les référents du sens pour des peuples issus des broiements de l'histoire. Les artistes et les anthropologues ont su voir dans les Dieux d'Afrique en Amérique les porteurs d'un grand message. Les Dieux de l'Inde aussi ont eu en terres créoles un rôle exemplaire dans le va-et-vient de la mémoire et de la lutte, de la représentation du monde et de sa construction. Le mythe a été, et est encore, à la fois souvenir, levier et projet, tandis que le monde nouveau s'incorpore à son tour dans les lieux, les actes, et le langage du mythe, offrant ainsi un passé à des espaces auparavant sans mémoire.
Si ce livre porte sur une religion, sur des religions, il n'isole pas le fait religieux des autres champs de la vie sociale et culturelle. Cela ne procède pas d'une volonté a priori, mais des exigences de la réalité, qui les intrique étroitement. Il participe, avec deux autres ouvrages centrés sur la Réunion, et d'autres portant sur les Antilles, à un polyptyque dont les tableaux, certes séparés, ne sont jamais indépendants. Les explorations précédentes ont simplement choisi de traverser la réalité sociale en suivant d'autres itinéraires. Le point d'entrée a d'abord été la structure de la société de plantation, ce moule impérieux où ont [9] été coulés ceux qui allaient construire les sociétés des îles. Il a conduit à rencontrer des rapports sociaux, des relations entre ethnicité, classes sociales, cultures, langues et religions et il a révélé combien c'est sous l'effet de ce moule et de ses contraintes que se sont ordonnées les sociétés créoles et leurs cultures. Par la suite, un autre point d'entrée dans ces sociétés a été l'observation des conduites relatives à la santé, à la maladie et au malheur. Le déplacement de la perspective a donné plus de relief encore aux grandes forces sociales mises en place par l'histoire, mais il a permis aussi de percevoir combien les individus ont su jouer des failles que laisse toute contrainte pour édifier leurs propres réponses aux questions que leur posent la vie et la mort. Le champ du religieux s'est alors présenté, sans qu'il soit nécessaire de se déplacer, tant il est consubstantiel à cette quête d'un peu de bonheur et d'un peu de sens qu'est toute vie. Et cette fois, c'est le religieux lui-même qui est la porte d'entrée. Pas tout le religieux de ces sociétés, où ses formes foisonnent, mais sans doute celui qui a le mieux su à la fois maintenir ses sources lointaines et s'adapter aux contraintes locales, le sacré hindou introduit par les travailleurs engagés sur les plantations sucrières.
Pour essayer d'y voir un peu clair, et ne tomber dans aucune simplification, il faut tenir compte de deux aspects contradictoires, qui ressortiront certainement de ce livre. D'une part, la fidélité à ce qui vient de l'Inde. On est surpris, en fouillant quelque peu les faits réunionnais ou antillais relatifs aux pratiques religieuses d'origine indienne, de découvrir combien la présence indienne y est fidèlement transmise. Mais il y a aussi le constant ajustement à une société qui a bien peu à voir avec l'Inde et qui l'ignore, ajustement qui n'est pas seulement le fait de formes sociales, de rôles appris et demeurant extérieurs aux individus, mais qui passe par l'adhésion de chacun à cette société, par son désir et ses efforts en vue d'y occuper la meilleure place selon les règles et les valeurs qu'elle prône. Il en découle une réalité qui paraît souvent double, avant qu'on ne finisse par déceler la structure qui raccorde ce qui semble éparpillé et contradictoire au premier regard. Et c'est là que nous sommes pleinement dans cette créolité dont chacun s'imprègne par sa rencontre complémentaire avec tous ceux qui partagent avec lui, quelle que soit leur place, l'invention d'une culture.
En rendre compte exige de ne jamais privilégier un quelconque a priori, que ce soit celui de l'identification à l'Inde de sociétés qui font de toute manière partie intégrante des mondes créoles, ou tout au contraire celui de l'incommensurabilité entre faits indiens de l'Inde et faits indo-créoles. Observer d'abord les deux dimensions, indienne et créole, puis saisir les enchaînements par lesquels rien n'est ni tout à fait différent, ni tout à fait semblable à ce qui est ailleurs. Les mondes créoles exigent de comprendre comment les héritages s'agencent dans le présent, y trouvent sens et y prennent forme et d'éviter les deux écueils les plus menaçants : oublier que l'histoire pèse, oublier que le présent est vivant.
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En Inde la vie des hommes et la vie des Dieux se répondent : en vivant sa religion un Hindou vit sa société et l'une est souvent bien difficile à distinguer de l'autre. Les actes les plus quotidiens (manger, s'habiller, se laver, recevoir chez soi, voyager) ont une importante dimension religieuse. On ne les a bien accomplis et préparés que lorsqu'on les a conduits sous chacune de leurs deux formes : celle qui tient aux besoins de la vie et celle qui met ces besoins en relation avec l'univers entier à travers les rituels, les symboles, la purification et l'offrande.
De la même façon, les Dieux semblent répondre à la société des hommes. Les hiérarchies se font écho sans fin. L'organisation en castes et l'existence d'importants secteurs de la population situés à la périphérie des castes ont leurs homologues dans la vie religieuse. Qui d'autre qu'un brahmane pourrait servir les Dieux les plus élevés dans la hiérarchie, ou préparer des aliments qui ne soient pas souillés ? Qui d'autre qu'un officiant de caste inférieure pourrait célébrer des cérémonies où l'on offre des sacrifices animaux et où l'on consomme des mets non-végétariens ? Qui d'autre que certains intouchables pourrait alors battre le tambour ou dépecer les animaux sacrifiés ? Les rôles face au divin correspondent à une spécialisation des hommes au long d'une échelle à la fois sociale et mystique où la naissance a placé chacun pour la vie. La vision de l'au-delà relie l'organisation de la société à la vie privée de chacun et à l'univers religieux.
Aussi la religion hindoue, malgré ses étonnants pouvoirs d'assimilation sur le sol de l'Inde s'adapte-t-elle difficilement hors de la société indienne. Elle ne convertit pas réellement les étrangers qui vivent en Inde, quelles que soient leurs illusions lorsqu'ils adhèrent à sa philosophie ; lorsqu'elle diffuse, difficilement, hors de l'Inde elle secrète littéralement certaines des représentations et des structures sociales, voire des institutions, qui lui sont nécessaires. L'exemple de Bali est éloquent à cet égard. Mais, chez les Indiens émigrés dans le monde occidental et vers ses marges coloniales, l'hindouisme ne survit qu'au prix de tensions, et souvent de remaniements, que nous pouvons observer quotidiennement à la Réunion ou aux Antilles. Ils ont une grande signification en raison justement de l'étroite intégration société-religion. En traduisant au niveau religieux des courants sociaux souterrains, ils aident à les insérer dans la vie collective et à les interpréter. Ils apportent aussi un éclairage sur la religion hindoue, qui, placée ainsi en situation exceptionnelle, révèle à travers ses adaptations son armature et les moyens de son emprise.
Il faut toutefois être très prudent dans toute comparaison de l'hindouisme hors de l'Inde avec l'hindouisme du sous-continent. On doit tenir compte avec soin des changements consécutifs aux conditions historiques de la migration, surtout à la prépondérance de certaines castes et de certaines zones géographiques dans le recrutement des migrants. La prudence s'impose encore plus devant le réductionnisme trop simpliste qui irait chercher dans les faits sociaux l'explication mécanique de l'ensemble des faits religieux. La classification des divinités n'est pas un simple décalque symbolique, ni un outil [11] idéologique, face à la stratification sociale. Pas plus hors de l'Inde qu'en Inde, on ne doit oublier la marge d'autonomie du champ du religieux. Même si les changements de la société s'articulent à la religion en lui posant des questions nouvelles ou en obturant certaines des voies qu'elle avait coutume d'emprunter, la religion n'est jamais une simple projection de l'ordre social.
Ainsi les questions qui se posent à propos de l'hindouisme en exil sont-elles multiples, et étroitement reliées entre elles. Quelles manipulations subit l'organisation de l'univers des Dieux quand les hommes sont aux prises avec de profonds changements à la suite de leur insertion dans une culture nouvelle, quand leurs relations sociales sont dilacérées et quand ils perdent la vision claire de leur propre société ? Comment diffusent dans la migration les représentations contradictoires qui émanent des diverses catégories sociales d'origine indienne ? Quelles formes prennent alors les rapports sociaux, au sein du sous-ensemble indien comme en relation avec la société locale ?
Depuis quelques années les études sur l'hindouisme hors de l'Inde ont pris une ampleur justifiée, bien que cet intérêt ait tardé à se manifester. Pendant longtemps les travaux à propos des Indiens émigrés portaient plus sur leur vie sociale, sur leurs modes d'adaptation socio-économique et politique que sur l'hindouisme lui-même. La religion y était certes abordée, mais de façon complémentaire. Or, au moment où l'Inde elle-même se diversifie et entre de plain-pied dans la modernité, les leçons de l'hindouisme en exil peuvent être très éclairantes.
Le cas des îles créoles est important, et ses leçons dépassent largement leur cadre. Diverses mais apparentées, elles présentent chacune une variante d'un thème commun et par leur comparaison elles s'éclairent les unes les autres. Au coeur, se place La Réunion, où la présence indienne est forte, sans être dominante, puis d'un côté, une presque-Inde où l'hindouisme est majoritaire, et d'influence nord-indienne, et de l'autre côté la Guadeloupe où la marque indienne, plus faible qu'à La Réunion, est cependant active dans de larges secteurs de la société, puis la Martinique ; où les traces des descendants des Tamouls sont plus limitées, bien que fort vivantes.
Nous nous interrogerons surtout ici, essentiellement en centrant l'attention sur le cas exemplaire de la Réunion, sur l'incidence qu'ont sur la relation avec les Dieux de l'Inde les rapports qui se tissent et évoluent au sein de sociétés créoles. Réciproquement, on examinera la place qu'occupe l'hindouisme dans l'élaboration et l'évolution de ces sociétés et de leur culture. Comment émerge un hindouisme qui concilie la continuité au moins partielle de la vie hindoue avec la christianisation ? Comment la religion indienne parvient-elle à étendre son emprise au-delà des descendants d'Indiens et à s'assurer l'adhésion, même limitée, de larges couches de sociétés créoles ? Quelle est l'évolution de l'héritage indien au sein de sociétés qui se diversifient économiquement et culturellement ? La mobilité hors de l'espace rural, la scolarisation, l'émigration et le chômage s'accommodent-ils de cet héritage déjà travaillé par un siècle et plus d'exil ?
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Questions dont la portée est vaste. Portée concrète face à l'évolution actuelle et future de la société locale. Portée théorique en raison de la mise à nu sous l'oeil de l'observateur, dans l'unité de lieu et de temps, de la dialectique par laquelle histoire, économie, organisation sociale et religion ne cessent de se bousculer et de s'entrelacer tout au long de la vie d'une société.
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Cet ouvrage devait initialement consister en un rassemblement d'articles que j'ai publiés depuis 1976 dans des revues dont l'accès est souvent malaisé, surtout pour les lecteurs des Antilles ou des Mascareignes. Il n'avait alors d'autre prétention que de répondre à des demandes réitérées de nombre d'entre eux. Mais le genre laisse insatisfait, car par bonheur la connaissance évolue, et on évolue soi-même. Si bien que, malgré certaines continuités et d'inévitables reprises d'idées et d'arguments, ce livre est nouveau. Il s'efforce d'accéder à un point de vue plus synthétique, en situant l'hindouisme exilé dans la constellation de faits sociaux propres aux îles et en tirant les leçons que cet exemple apporte à la connaissance de l'intrication des faits religieux avec les diverses forces de la vie des sociétés.
Il est important également de se tourner vers les Antilles. Leur histoire sociale, en ce qui a trait à l'immigration indienne, est jumelle de celle de la Réunion. Même époque, mêmes raisons, mêmes bateaux souvent, seules différent les proportions d'immigrés et la composition des sociétés d'accueil. Là encore la comparaison a une grande valeur, et nous serons amenés à la faire intervenir à plusieurs reprises. De la Guadeloupe, nous connaissons bien [13] l'essentiel grâce à Singaravelou [2]. À la Martinique, Gerry L'Étang a su accomplir une oeuvre remarquable qui fait le point sur l'ethnographie et l'histoire indienne de l'île. Sa thèse fait le tour de la question en prenant bien en compte l'histoire, en s'appuyant sur l'observation prolongée des activités cultuelles en Martinique, et en rapportant ce que l'auteur a rencontré en Inde à l'appui de sa recherche des origines et des changements. Monique Desroches a dégagé dans un livre indispensable (1996) tous le sens de la musique au sein des phases les plus significatives des cultes indiens, et l'insérer dans l'ensemble de la vie cultuelle des Indiens de la Martinique. Son analyse sémiologique révèle combien les rythmes sont constitutifs des cultes, et montre que, faute les décrypter on serait littéralement sourd à toute une dimension des pratiques rituelles indiennes, aussi bien à la Martinique, sur laquelle porte son livre, qu'aux Mascareignes où elle a également travaillé.
À propos de la Réunion, deux textes émergent ; d'abord le Nargoulan de Christian Barat, puis Honneur, chance, destin , de Christian Ghasarian.
Nargoulan est un ouvrage difficile à classer. Il est avant tout un recueil de chroniques très précises, de notes de terrain au jour le jour, qui passe en revue les principales activités religieuses indiennes de la Réunion. Ces descriptions, et de longs extraits d’entretiens, font de ce livre d’abord une source ethnographique. L’auteur s’attache presque avec méticulosité à ne pas analyser, à ne pas comparer, à ne pas juger. Il construit un dossier, qui restera longtemps une source.
L’ouvrage de Ghasarian suit une démarche inverse. L’ethnographie en est presque absente, du moins en ce qui n'est pas la vie quotidienne. L’attention est centrée sur une relation au monde faite de valeurs et de représentations, en un mot d'un ethos, celui de certains milieux familiaux indiens, ceux qu’il considère comme les plus authentiquement conformes aux apports ancestraux. Le parti-pris est net : il y a un bon hindouisme et des marges altérées, et il s’agit de déceler les apports du meilleur hindouisme. Dans ces limites, qui font parfois sursauter, la démarche est très fine, et les pages sur la modernité sont irremplaçables.
Je dois dire que l’existence de ces deux derniers ouvrages m’a fait hésiter pendant un certain temps à publier celui-ci, car la place prépondérante accordée à La Réunion me semblait impliquer le risque de redites. Mais, en les relisant, j’ai pris conscience à la fois de leur richesse et des questions qu’ils laissaient en suspens. D’ailleurs la démarche suivie ici est assez différente de la leur. Elle a consisté en une longue fréquentation du terrain, à La Réunion, à Maurice et à la Martinique et en la participation très suivie à de multiples activités, les unes religieuses et beaucoup d’autres relevant de la quotidienneté. Elle s’est accompagnée du souci constant de combiner une ethnographie précise des faits indiens des îles à l’examen de la société globale à laquelle [14] participaient pleinement tous ceux dont relevait mon étude et à une connaissance personnelle de l'Inde du sud.
Dans ces sociétés, qu'il s'agisse des départements français d'outre-mer ou de l'île Maurice, indépendante, le fait religieux indien a de multiples usages ; il est soumis à des appréciations divergentes, et devient un enjeu, bien au-delà de son message et de son contenu apparents. Pour les uns, la religion hindoue est une magie, et on s’en approprie les techniques et les références. Pour d’autres, elle est l’une des grandes religions du monde, et on exige de la purifier jusqu’à son essence. Je me suis attaché de ce fait à reconstituer les fils qui lient les croyances et les rites, en particulier ceux de La Réunion à ceux de l’Inde, non par souci historique mais pour suivre leurs entrecroisements, les changements que la transplantation a apportés à leur orientation, et aussi les remarquables permanences. La religion est donc, ici, l’une des entrées dans des sociétés, l’un des points de vue qui permettent de les décoder quelque peu. En retour, on reçoit, je l’espère, sur cet hindouisme périphérique, et par contrecoup sur l’hindouisme lui-même, des éclairages que n’auraient jamais données des recherches cantonnées à la religion.
Il est important en effet de se rendre compte que l'attention accordée par les chercheurs aux faits indiens des îles créoles a une portée bien plus vaste que la seule connaissance de la société locale, quel qu'en soit l'intérêt. On trouve là tous les grands thèmes qui rythment la vie des sociétés et des cultures : rencontres de grandes civilisations, jeux de la mémoire et de l'écrit, coupures historiques, fragmentations puis retrouvailles. Le télescopage des traditions et de la modernité s'opère dans un contexte qui, sans effacer les tensions, gomme les conflits les plus aigus et permet des entrecroisements et des innovations rarement aboutis ailleurs. Les divers niveaux hiérarchiques des cultes se coulent dans les rapports entre classes sociales. Et pas n'importe quels cultes : l'hindouisme, le christianisme et l'islam, mais aussi l'héritage malgache plus présent dans les Mascareignes qu'on ne le dit souvent et la pensée religieuse de l'Afrique enfouie dans le catholicisme des Antilles. Cela donne à ce qui se déroule dans les îles, et tout particulièrement à la Réunion, cas-pivot entre les Antilles plus "créoles" et Maurice plus "indienne", une valeur exemplaire, digne d'en faire l’un des lieux classiques de l'anthropologie sociale et religieuse.
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Mais sous quel angle aborder ce domaine pour en dégager ce qui est significatif non seulement pour l'observateur mais pour ceux qui le vivent, qu'ils en soient directement les acteurs ou qu'ils soient des membres de la société globale à laquelle ces acteurs appartiennent ? En centrant ici l'attention sur la religion après avoir consacré d'autres travaux à la structure sociale et à la médecine traditionnelle [3], je me suis trouvé aux prises avec des courants [15] contradictoires, qu'illustrent bien les quelques travaux publiés par ailleurs et que je viens de présenter brièvement. L'un conduit à isoler le fait indien comme un métal qu'on extrairait de la gangue de son minerai. Confrontations avec les sources historiques des traits observés, quête d'isolats de conservatisme culturel mis au premier plan comme authentiques : le risque d'artificialité est grand, le risque aussi de traiter d'un lieu particulier d'une société comme s'il était lui-même une société individualisée.
Par contre, croire que le fait indien est inéluctablement destiné à se dissoudre dans le creuset créole, c'est oublier qu’aucun changement n'est univoque, exclusif, ou prédéterminé. L'indianité peut cheminer pendant longtemps vers les synthèses interculturelles les plus inattendues, puis déconstruire ces synthèses en choisissant pour pôle cette fois l'adhésion à un culte affranchi d'influences extérieures jusqu'ici acceptées. Peut-être en va-t-il ainsi de projets de "retour aux sources" indiennes ? Retour imaginaire, car ces "sources" sont si mal connues localement, que l'on écoute comme leurs messagers ceux qui, en venant prêcher le changement importent des traditions indiennes jusque là inconnues dans les îles (sauf à Maurice).
Aussi ai-je choisi de ne privilégier aucune position a priori, dans les débats entre tradition et renouveau, entre diverses authenticités et créolisation. Telle est du moins mon intention, qui vise avant tout à reconnaître et à tenter d’expliquer une situation religieuse dans sa réalité quotidienne. Je rejoins en cela Andras Zempléni lorsqu'il souhaite que le sens des faits religieux, dans une situation sociale et pour des acteurs donnés, passe avant la reconstruction de systèmes. Il s’agit avant tout de serrer au plus près le social dans lequel le religieux s'enchâsse, ce qui n’est pas assez souvent réalisé car, "malgré de remarquables exceptions les ethnographes décrivent rarement la religion à travers les usages particuliers qu'en font les groupes sociaux et les individus" [4] .
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[4] A. Zempléni 1974 Du symptôme au sacrifice L'Homme, XIV, 2 : 31-37.
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