L'ÎLE MAURICE - LA RÉUNION
Introduction
Désertés à l'arrivée des Européens, les Mascareignes n'ont été colonisées que tardivement. Si les Hollandais occupèrent l'île Maurice dès 1598, et y firent venir des esclaves de Madagascar pour exploiter la canne à sucre et le coton, leurs établissements ne donnèrent pas naissance à une colonisation importante, et l'île fut pratiquement abandonnée au début du XVIIIe siècle. Les Français prirent possession de l'île voisine, qu'ils nommèrent l'île Bourbon, en 1649. La Compagnie des Indes orientales, fondée en 1664, donna alors un certain essor au peuplement européen et à l'introduction d'esclaves, essentiellement malgaches.
En 1715, les Français annexèrent Maurice, sous le nom d'île de France. La colonisation de l'île progressa alors assez rapidement, grâce à l'élevage, à la polyculture vivrière, au café et au sucre : en 1797 la population atteignait environ 60 000 individus, dont 50 000 esclaves africains et malgaches. De 1725 à 1750 l'effort se porta aussi vers la petite île de Rodrigues, mais avec peu de succès. Ce n'est qu'après 1810 que des agriculteurs et des pêcheurs d'origine africaine venus de l'île Maurice s'établirent fermement sur cette île où les grandes plantations ne trouvaient pas de conditions propices. La population de Rodrigues, tenue ainsi à l'écart des influences asiatiques qui s'exercèrent plus tard sur les deux plus grandes îles, garde avant tout un caractère africain. Elle est actuellement d'environ 25 000 individus.
Au début du XVIIIe siècle, l'île Bourbon avait connu elle aussi une grande expansion à la suite de l'introduction du café, et les Européens affluèrent ; ils recrutèrent des esclaves et des « engagés », c'est-à-dire des travailleurs sous contrat. En 1804, l'île dépassait 65 000 habitants, dont 15 000 Blancs.
La société créole qui s'était édifiée dans les deux îles ressemblait alors profondément à celle qui avait existé aux Antilles près d'un siècle auparavant, mais le règne prolongé de la Compagnie des Indes, qui ne s'acheva qu'en 1764, et la crise du café la figèrent quelque peu, et les îles abordèrent le XIXe siècle en étant moins riches et moins développées que les îles d'Amérique. Entre-temps, l'île de France, redevenue île Maurice, avait été cédée à l'Angleterre par le traité de 1814, en même temps que Rodrigues et les Seychelles tandis que Bourbon, nommée désormais île de la Réunion, commençait à chercher sa voie dans la production du sucre.
L'essor rapide de la canne à sucre remania radicalement le tableau social et ethnique. L'expansion des plantations requit une concentration croissante des terres, l'élimination d'un grand nombre de petites et moyennes plantations et l'apport d'une nouvelle main-d'œuvre. Celle-ci ne pouvait plus guère être assurée par l'esclavage africain, et les travailleurs engagés en Inde en fournirent le principal contingent. Commençant à Maurice en 1835, cette immigration fut si importante qu'en 1861 les deux tiers de la population de cette île étaient d'origine indienne, proportion demeurée inchangée jusqu'à nos jours. À la Réunion l'immigration indienne commença plus tard et elle ne se poursuivit pas aussi longtemps que dans l'île voisine, en raison de conflits avec la Grande-Bretagne sur le sort fait par les planteurs de la Réunion aux travailleurs indiens. En même temps que les Indiens, la Réunion reçut donc des Comoriens et des Malgaches. Les tentatives d'implantation d'autres groupes asiatiques n'aboutirent guère, tout au moins dans les plantations.
La composition ethnique et culturelle des îles était bouleversée tandis que la structure de la société évoluait elle aussi profondément et que s'élaboraient quelques-uns des traits fondamentaux de la société actuelle. La propriété se concentrait entre les mains de ceux qui détenaient des capitaux suffisants pour suivre les progrès techniques de l'exploitation sucrière et les lourds investissements qu'ils exigeaient. À la Réunion le développement des grandes usines durant le dernier quart du siècle aboutit à la création d'immenses domaines, et accentua l'éviction des cultivateurs. Ceux-ci, Européens d'origine, se retirèrent vers les terres hautes encore inexploitées et tentèrent d'y maintenir le genre de vie qu'ils avaient édifié sur les terres plus riches passées sous le contrôle des planteurs de canne à sucre. Il se créa ainsi d'importantes zones de paysans de souche européenne, plus ou moins à l'écart de la société issue de la plantation, tandis que celle-ci se développait suivant sa propre dynamique, écartelée entre deux pôles, l'aristocratie terrienne qui contrôla bientôt la vie économique et politique de l'île, et la masse des travailleurs de couleur, Africains, Malgaches ou Indiens.
Les lignes assez nettes des diverses périodes se chevauchent de nos jours en un tableau complexe. La tâche de l'anthropologue est alors particulièrement délicate. Il risque, au profit d'une interprétation trop marquée par l'histoire, d'oublier que chaque île porte une société où les contributions de chacune de ces phases, et les structures contradictoires qu'elles ont édifiées, sont en permanent ajustement. Plus que les origines, ce sont les conflits et les synthèses qui sont l'objet principal de son étude. Toutefois ceux-ci ne peuvent être appréciés et analysés sans risque de simplification tant que les apports culturels des différents groupes ethniques, la succession des formes d'organisation économique et leur empreinte sur le sol, les phases des transformations politiques et les événements qui ont mis en place la société contemporaine sont insuffisamment éclairés.
Les travaux ne sont malheureusement pas assez nombreux. Les historiens se sont peu intéressés aux événements sociaux de la seconde moitié du XVIIIe siècle et du XIXe siècle, et la période de la Compagnie des Indes est mieux connue que celle de la genèse de la société contemporaine. Les efforts en sciences humaines n'ont porté que sur quelques secteurs (géographie, linguistique créole) où des travaux de premier ordre ont été publiés, mais ils ont pratiquement négligé l'examen de la vie sociale et de la culture. Hormis les rapports souvent décevants de commissions d'enquêtes socio-économiques et démographiques sur Maurice et les recherches que Benedict a consacrées aux Indiens de cette île, on ne compte pas d'enquêtes ethnologiques et seulement quelques rapports sociologiques assez superficiels. La Réunion est encore plus négligée. Aussi, contrairement à ce qui serait souhaitable dans une encyclopédie, devons-nous nous appuyer à son sujet presque exclusivement sur des données inédites, rapportées d'un récent séjour de recherche dans cette île (1973)
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