Jean Benoist
“LE MÉTISSAGE :
biologie d'un fait social, sociologie d’un fait biologique”.
Un article publié dans l’ouvrage collectif, Métissages. Tome II. Linguistique et anthropologie. Actes du Colloque International de Saint-Denis de La Réunion, (2-7 avril 1990), pp. 13-22. Textes réunis par Jean-Luc Alber, Claudine Bav oux et Michel Watin. Publication de l’Unité de Recherche associée (U.R.A. 1041) du CNRS, 1991. Paris : L’Harmattan, 1992, 324 pp.
- Introduction
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- I. Le métissage biologique
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- Le mélange des apparences comme rupture des essences: fondement des idéologies de la séparation
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- Une réalité biologique: la génétique de l'hybridation et les flux géniques entre populations
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- Le cadre social d'une réalité génétique
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- Le métissage biologique, expression de toutes les dimensions du social
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- II. Le métissage biologique, métaphore du social
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- IlI. Interpénétrations et entrecroisements de civilisation ou la réalité du métissage
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- Conclusion
- Bibliographie
Introduction
"Métissage" n'est pas un mot neutre. Derrière ses apparences anodines qui sembleraient le confiner à la qualification de croisements entre des individus appartenant à des groupes biologiquement contrastés, se cachent bien des implications, des sens ambigus et des valeurs porteuses de tensions sociales. Car, même lorsqu'il se limite à sa dimension biologique, le métissage s'enracine dans le social qui canalise les échanges entre les individus, règle leur ampleur et fixe le destin des métis qui en sont issus.
Aussi le métissage est-il un lieu d'intégration de toutes les dimensions de la vie humaine : biologie, société, culture, valeurs. Fait anthropologique qui noue les fils de l'histoire de l'homme, il recèle une bonne part de la dynamique de cette histoire. Nous devons donc le prendre en considération de la façon la plus synthétique possible, tout en nous attachant à ne pas céder aux spéculations qui en font un prétexte à l'alimentation de bien des idéologies.
I. Le métissage biologique
Deux courants opposés s'entrelacent dans les discours sur le métissage biologique (Bocquet-Appel, 1988).
L'un postule l'existence de la "race" comme celle d'une entité, d'une essence que tout mélange altère, alors que sa pureté lui permet d'exprimer ses qualités. Appuyé sur des raisonnements qui se rattachent aux données empiriques de la zootechnie, ce point de vue sert de fondement aux idéologies de la séparation et de la hiérarchie raciales.
L'autre, au contraire, s'appuie sur la génétique. Considérant que l'hérédité biologique est particulaire, véhiculée par des gènes qui déterminent chacun une parcelle des traits biologiques des individus, il s'attache à comprendre comment se font les combinaisons de ces gènes. Chaque groupe racial apparaît alors comme une collection particulière d'éléments géniques puisés dans le stock commun à toute l'humanité. Le métissage élabore une collection nouvelle à partir des ressources des populations qui l'ont formé. Il ne saurait donc être a priori biologiquement préjudiciable.
Les recherches des anthropobiologistes ont visé à trancher le débat. Il a fallu du temps et des efforts pour que le second courant l'emporte dans le discours scientifique. Il est loin d'avoir assuré sa victoire dans le discours populaire.
Le mélange des apparences comme rupture des essences:
fondement des idéologies de la séparation
Le métissage, dans les idéologies appuyées sur l'existence de la "race" en soi, en mélangeant les apparences mélange les essences : son résultat est risqué car il porte en lui une contradiction insoluble. Même lorsqu'on ne l'affirme pas explicitement, la vision essentialiste de la race sous-entend celle d'une humanité séparée en "sous-espèces", voire pour certains en espèces. Celles-ci auraient suffisamment divergé pour que leurs mélanges soient “contre-nature”. Au coeur de chacune de ces races, une structure cohérente qui implique leur "pureté" risque d'être brisée par le métissage : les produits du mélange et leur descendance sont alors marqués à jamais par leur origine disparate.
Un métis est perçu dans ces conditions comme un être intrinsèquement différent d'un non-métis, quel que soit le mélange particulier qui lui a donné naissance.... Face à lui, il faut par de judicieux interdits, voire par la sélection des conjoints, maintenir ou même restituer l'intégrité de l'essence originelle, seule capable de restaurer une humanité capable de progrès social et moral....
Ce paradigme est encore sous-jacent à bien des représentations populaires en Occident, et plus encore ailleurs. Parmi les anthropologues, il a suscité des discussions passionnées durant les années 20 et 30. N'oublions pas que les travaux de cette époque se sont déroulés dans un contexte politique où le nationalisme cautionnait sa légitimité par une identité biologique, qu'il s'agisse de "la race" support de la nation ou de "la pureté de la race" porteuse de l'avenir et du progrès de l'humanité... De nombreux scientifiques acceptaient ce postulat et traitaient leurs observations sans le remettre en cause : ils considéraient que la "race" préexistait à toute forme de variabilité. Les études anthropologiques, même dans des populations exclusivement européennes, cherchaient à expliquer la variabilité observable par des mélanges anciens entre des types "purs" ("alpin", "nordique", "méditerranéen", "dinarique" etc...) qui se seraient développés à la suite de croisement interraciaux. Ces croisements auraient alors été source de dégénérescence pour l'espèce humaine.
C'est donc dans ce contexte que bien des chercheurs ont étudié les métis, soit pour prouver ces thèses, soit pour les infirmer, soit plus simplement pour savoir ce qu'il en était vraiment. Il s'agissait d'abord de trouver à travers le monde des individus, et surtout des groupes, qui descendraient des rencontres les plus imprévues, entre populations originelles les plus éloignées. On a ainsi étudié : les métis de Pitcairn issus des révoltés du Bounty et de femmes polynésiennes (Shapiro, 1929), le peuple des Bastards de Réhoboth descendant de Hollandais et de Hottentots (Fischer, 1913), les métis de Kisar résultant du croisement des Hollandais avec les habitants d'une petite île d'Indonésie (Rodenwalt), mais aussi les grands groupes métissés issus de la rencontre des Noirs, des Blancs et éventuellement des Amérindiens sur le continent américain et dans les îles de la Caraïbe (Boas, 1920 ; Herskovits, 1928 ; Davenport et Steggerda, 1929).
Ces travaux ont fait l'objet de synthèses comparatives (Neuville, 1933 ; Trevor, 1953) qui ont beaucoup contribué à écraser le mythe de la race comme essence. En effet on ne relevait aucune différence, ni dans la structure biométrique d'une population métisse, ni quant à sa pathologie ou à sa fécondité par rapport aux populations qualifiées de non-métisses. Il apparaissait clairement que, en accord avec ce que prévoyait la génétique des populations, toute population métisse est en fait une population nouvelle que l'on a la chance d'observer à un stade précoce de sa genèse. Elle ne porte en elle d'autre spécificité que celle d'avoir mémoire de ses sources dans sa dynamique génétique comme dans la connaissance de son histoire.
Une réalité biologique :
la génétique de l'hybridation
et les flux géniques entre populations
La génétique nous a appris comment se transmettent les caractéristiques héréditaires des individus. Lors des travaux qui l'ont fondée, Mendel avait déduit les lois fondamentales de cette transmission en faisant des expériences d'hybridation. Il croisait des végétaux qui avaient entre eux certaines différences héréditaires et il examinait comment ces différences se répartissaient dans leur descendance.
D'emblée l'hybridation, le croisement entre individus ayant des caractères héréditaires différents, apparaissait comme la source de l'information génétique. Comment en effet aurait-on pu déceler le mode de transmission de caractères qui auraient été identiques chez les deux parents ? Corollaire de ces observations, le support discontinu, particulaire, de la transmission héréditaire, venait jeter un jour nouveau sur le métissage.
Au niveau de l'individu tout métissage apparaît donc comme une hybridation, telle que définie ci-dessus. Or toute union chez les Vertébrés au moins se fait entre individus ayant un écart dans leur patrimoine génétique, c'est-à-dire dans l'ensemble des gènes qui les ont programmés. Cela nous indique d'ailleurs que, dès les premières démarches de la génétique, le métissage n'apparaissait plus comme un phénomène spécifique, différent des autres croisements. On verra plus loin que sa spécificité, en fait, n'est pas de l'ordre du biologique.
Mais le niveau significatif de la reproduction des espèces est la population, cet ensemble d'individus qui de génération en génération se redistribuent les gènes et en assurent la pérennité. La différence entre des populations, en termes de génétique est alors aisée à comprendre. Tel gène, conditionnant tel groupe sanguin ou une partie de la pigmentation de la peau, est présent chez un grand nombre des membres d'une population, alors qu'il est rare dans une autre. On constate donc que ces gènes n'apparaissent pas à la même fréquence dans l'une et l'autre population. Lorsque les deux populations s'entrecroisent, le mélange va peu à peu aboutir à une population intermédiaire où ces gènes auront une fréquence intermédiaire. Ou alors, si une des deux population reçoit graduellement des immigrants en provenance de l'autre on constatera que ce flux d'immigrants transporte un flux de gènes qui diffuse dans la population d'accueil.
La génétique de population, en observant et en modélisant ces processus donne au métissage sa vraie dimension : il est le processus et l'aboutissement d'un flux génique. La "race" n'apparaît plus alors comme une "essence" préexistante, mais comme le résultat, à un moment donné de l'équilibre entre des flux géniques qui se sont entrecroisés aux diverses époques de l'histoire, équilibre éventuellement déplacé lentement par la sélection que l'environnement a pu exercer.
La "race" n'est donc pas une "essence" ; elle est véritablement une « existence" qui pour paraphraser une idée célèbre, précède son essence. Essence qui n'est pas alors un fait biologique mais un construit social, postérieur aux événements biologiques et leur donnant un sens dans les rapports au sein d'une société donnée : on nomme "métissage" tout flux apparent. Alors que les flux inapparents ne sont pas désignés comme métissages.
Ainsi, un métissage, au sens biologique du terme, est-il l'écoulement d'un flux de gènes d'une population vers une autre, ou l'échange de flux en sens contraires entre deux populations, ou la création d'une troisième population par des individus issus du croisement entre membre de deux autres populations.
Mais le choix entre ces orientations ne se situe pas au simple niveau biologique où nous nous sommes placés jusqu'ici. Les conditions des rencontres et le destin social de leurs descendants ne se situent pas au niveau des populations, entités biologiques, mais à celui des sociétés, de leur histoire et de leurs rapports.
Le cadre social d'une réalité génétique
Les rencontres qui préludent au métissage entre populations traduisent souvent des bouleversements dans l'histoire des sociétés : migrations, guerres, colonisations. Or il est un fait que chaque fois que des groupes humains sont en contact, même s'ils s'entretuent ils aboutissent toujours à s'entrecroiser. Par contre, l'ampleur du métissage, et même ses résultats, varient au gré des rapports qui s'établissent entre les groupes sociaux en présence. Les divers modes de circulation d'un flux génique sont canalisés par ces rapports, et le tableau génétique final est le reflet d'un certain équilibre social et de ses tensions internes.
On peut ainsi reconnaître plusieurs cas de régulations sociologique des courants d'échange génétique :
- les cas où une population reçoit des apports d'une autre, sans que la réciproque soit vraie. Cela implique une société inégalitaire, où la différence biologique soit explicitement le support d'une discrimination dans le choix du conjoint et dans l'acceptation des descendants d'un métissage. Les colonies de plantation en sont un bon exemple : la population "de couleur" insère en elle les descendants des métissages, alors que la population "blanche" les refuse. Le courant passe à sens unique. Le Sud des États-Unis, ou la Martinique représentent bien ces cas ;
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- les situations où deux populations (ou plus) s'entrecroisent pour former une population nouvelle. Entre les deux pôles initiaux s'établit un continuum. Les rapports sociaux sont bien plus complexes que dans le cas précédent, et même lorsque le système de valeur penche en faveur de l'un des pôles, aucune barrière stricte n'est maintenue. Le Brésil et dans une bonne mesure la Réunion se trouvent dans cette situation ;
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- il existe enfin des situations où les métis, rejetés par les deux groupes parentaux, forment un troisième groupe, dans une société rigidement cloisonnée. Tel est le cas des anglo-indiens en Inde ou des métis d'Afrique du Sud.
Le métissage biologique,
expression de toutes les dimensions du social
Ainsi, même à ne s'en tenir qu'à une problématique biologique, l'étude du métissage nous conduit-elle à travers tous les étages de la vie des groupes humains, et elle ne peut être menée à bien que si elle sait faire coopérer :
- une génétique des populations car tout groupe humain est une population. Elle permet de comprendre le rôle des échanges géniques dans l'évolution biologique des populations. Elle a forgé des outils mathématiques capables d'évaluer et même de prévoir leurs incidences. Elle est capable d'évaluer rétrospectivement les apports qui ont constitué un métissage et de donner des indications prospectives sur sa dynamique génétique.
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- une anthropologie sociale car toute population humaine est une société. Elle analyse les structures des groupes humains et les faits d'organisation sociale qui influencent les mouvements des gènes. Elle décèle les barrières sociales qui orientent leur flux, qui les canalisent ou les contrarient. Elle met en évidence les modes de relation entre des groupes ethniques différents et les incidences de ces relations sur les unions entre ces groupes.
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- une approche cognitive car toute société humaine est une culture. Il s'agit de comprendre comment ces réalités biologiques et sociales sont perçues, vécues, transformées en significations et en codes de communication. Car les comportements s'enracinent dans ces significations ; ils les traduisent au niveau des relations sociales, qui elles mêmes se répercutent en retour sur la structure génétique.
II. Le métissage biologique,
métaphore du social
Mais jusqu'ici nous avons pris le métissage comme une donnée autonome, que nous avons accepté d'examiner sans discuter de sa nature. Or n'avons-nous pas, chemin faisant, vu percer une contradiction ? Si le métissage est un fait initialement, fondamentalement biologique, c'est à l'aune de la biologie, plus précisément de la génétique que nous devons l'envisager. Or la génétique souligne bien qu'il n'y a pas de différence structurelle entre toutes les formes de rencontre de population, à partir du moment où ces populations ne sont pas identiques. Des différences, mêmes faibles, imperceptibles et donc inaperçues entraînent des phénomènes de flux génique de la même nature que ceux qui accompagnent ce qu'on perçoit en général sous le nom de métissage. Plus encore, lorsque la distance entre des populations est assez grande, la société n'accepte pas nécessairement de considérer comme métissage tout courant migratoire.
Alors qui définit qu'il y a métissage ? Où passe la coupure entre métissage et non-métissage ? Elle passe non entre présence ou absence de différences biologiques entre les populations qui se rencontrent, (car il y a toujours des différences) mais par la conscience de ces différences, qu'elles soient acceptées ou refusées, méprisées ou valorisées. La coupure sépare deux situations qui n'ont en elles-mêmes aucune différence de nature biologique.
Parmi les innombrables flux géniques qui parcourent l'humanité, il convient alors de distinguer :
- les flux apparents, reconnus par une société (qui perçoit par exemple une différence de couleur de peau)
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- les flux inapparents (quand par exemple la couleur de la peau est analogue tandis que la société ne fait pas entrer dans sa perception d'autres différences géniques, celles des innombrables "marqueurs génétiques", tels les groupes sanguins)
On ne parle de métissage que lorsqu'il il y a une perception populaire de la différence. Le discours sur le métissage, même le discours savant ne traite que d'un objet défini par cette perception, et non de son substrat génétique Alors la contradiction qui était apparue lorsqu'on se situait seulement au niveau biologique disparaît : "métissage" n'exprime pas une distance biologique préalable aux unions, mais bien la biologisation de leur distance culturelle.
Biologique et social sont intégrés à la source de cette perception. Religion et aspect physique, habitudes alimentaires et couleur de peau, origines sociales et stature se combinent pour donner l'image de l'autre, irréductible à soi, et avec qui l'union est métissage.
L'écart physique, la distance biologique perçue, est l'une des variables qui pèse inégalement selon les situations, selon les groupes sociaux, selon les communautés en présence : il y a "bâtards" entre deux continents ou entre les deux moitiés interdites l'une à l'autre d'un même village, et le discours est le même, intriquant le biologique et le culturel dans la traduction des affrontements de société.
Ici l'on relève les généalogies sur plusieurs générations pour définir l'appartenance au groupe et toute union avec l'extérieur est vécue comme métissage ; là on tient compte de certains traits physiques ; ailleurs les mêmes traits n'ont aucune valeur indicative de différence. Si bien que l'union d'un même couple sera ici métissage, et là ne le sera pas.
Sur le continuum des différences entre individus ou entre populations c'est la société qui trace la ligne en deçà de laquelle il n'y a pas métissage et au-delà de laquelle il y en a un.
Le concept de métissage, que les biologistes avaient pris comme un donné, comme désignant le fait biologique d'hybridation et qu'ils avaient inventorié dans son contenu biologique, apparaît alors comme un produit, issu d'une réalité sociale. C'est là que réside la vraie dimension métaphorique du métissage, métaphore du social, et non l'inverse trop souvent dit qui voit dans l'usage du terme pour qualifier des faits de culture une métaphore du biologique.
III. Interpénétrations et entrecroisements
de civilisation ou la réalité du métissage
Ainsi, le métissage dans sa pleine dimension, comme tout ce qui a trait aux relations raciales, ne peut être analysé de façon lucide que s'il est mis en relation avec la totalité du système social (Van den Berghe, 1967 ; voir également Banton, 1971, en particulier pour sa riche bibliographie). Les contacts et les interpénétrations de civilisation que Roger Bastide a tellement étudiés et analysés avec finesse, sont alors au coeur de la réalité sociale que le métissage métaphorise d'étage en étage.
Le biologiste ne peut être ici qu'à l'écoute, cherchant là la source des identités qui se rebellent ou s'attirent quand la rencontre des civilisations devient la rencontre biologique des êtres humains : si "métissage" est un mot né dans la biologie sur une illusion, la société le récupère car c'est d'elle qu'il parle.
"La dialectique qui intervient dans les entrecroisements de civilisations différentes doit être détachée de toute postulation philosophique (...) : elle nous met en présence d'un double mouvement, qui va des superstructures aux infrastructures, et réciproquement, qui produit toute une série de réactions en chaîne soit des valeurs qui changent jusqu'au niveau écologique, soit des structures qui se modifient et vont bouleversant le monde des valeurs, des normes et des symboles" (Bastide, 1960 : 317).
Et ajoutons que les structures et les flux géniques sont partie intégrante de ce mouvement.
Les flux qui circulent (linguistiques, religieux, culinaires, etc...) ne sont pas nécessairement formés d'éléments atomisés comme le sont les gènes. Mais ils forment des configurations qui se confrontent et qui s'érodent en entrant en contact, quitte à donner ensuite naissance à de nouvelles configurations. Il n'est de connaissance des mondes métis que dans la connaissance de cette dynamique. Toute discipline isolée, toute étude parcellaire quelles qu'elles soient ne touchent que les éléments dont l'assemblage et la dynamique forment la réalité du métissage. Le métissage, c'est la façon de vivre qu'ont certaines sociétés.
Cela nous impose une vision unitaire, celle des situations et des processus, plus que celle des événements. Ceux-ci, chacun à son niveau disent la dynamique que l'histoire a insufflée aux sociétés lors de leurs collisions. Mais à chaque niveau, les modes d'interaction en cause sont différents. Les processus qui s'amorcent lors de la rencontre des langues ne sont pas ceux qui suivent la rencontre des religions, des institutions ou plus immédiatement des corps biologiques. Chaque niveau a une autonomie de fonctionnement, et qualifier de "métissage" chaque processus, quel que soit le lieu où il intervienne, relève d'une simplification abusive. Que n'a-t-on pu entendre à ce sujet à propos de "métissages" linguistiques ou culturels !
Mais s'il n'y a pas analogie entre les mécanismes en cause, il y a simultanéité dans leur déclenchement : les corps, les croyances, les parlers ou les règles sociales ne s'agencent pas de la même façon lorsqu'ils se rencontrent, mais ils s'ajustent tous en même temps, à la suite d'une même collision historique.
Mais nous pouvons aller encore plus loin. Et cela met à nu un fait fondamental, sur la nature des groupes ethniques (et donc sur les modalités de leur rencontre) dans ces sociétés. Certains auteurs, et bien des prises de positions implicites, présentent les sociétés qui nous intéressent ici comme clairement polyethniques ; ils identifient des groupes et des sous-groupes marqués par leurs caractères biologiques, sociaux et culturels. Tel est aussi le plus souvent le discours quotidien, celui par lequel chacun se définit par inclusion comme par exclusion au sein d'une société considérée comme une mosaïque.
Mais on sait aussi, et la Réunion en donne bien des exemples, qu'un individu navigue aisément entre des appartenances différentes selon les circonstances, selon ceux de ses ancêtres auxquels il se réfère sur le moment, ou selon les situations sociales. Malgache, Malbar, Blanc ne sont pas à la Réunion des catégories antinomiques, mais dans bien des cas des appartenances situationnelles. A-t-on alors légitimement le droit de parler de groupes ethniques ? Non qu'il faille considérer que de tels groupes doivent a priori être clos : on sait combien la sociologie des groupes ethniques souligne la perméabilité de leurs frontières. Mais il n'y a que dans certaines sociétés "métisses" qu'un même individu puisse franchir plusieurs fois une, voire plusieurs frontières, avec l'assentiment des groupes en présence.
Tout ne se passe-t-il pas alors comme s'il existait un décalage entre deux représentation d'une société, une représentation fixée avant tout sur ses origines, et une autre, plus actuelle (ou plus "engagée") qui s'appuie sur l'érosion des effets de ces origines ?
Le rythme des changements rend ce décalage infiniment plus présent qu'ailleurs, au point qu'il en fait le centre même des questions les plus aiguës relatives à l'identité de ces sociétés. Paradoxalement, la recherche des origines, loin d'apporter une clarification identitaire, augmente la confusion, car elle implique des cloisonnements, des permanences. Alors que l'identité de ces sociétés tient justement à l'absence de ces cloisonnements et au mouvement.
Le passé a donné des matériaux pour le présent, mais non pour l'identité au présent. Celle-ci est d'abord structurelle, faite des dynamiques multiples qui suivent les collisions de l'histoire. Les débats souvent passionnés qui opposent ceux qui centrent leur attention sur les origines et ceux qui essaient de décrypter le présent soulignent combien ces faits sont au coeur de bien des "malaises". Débats qui se retrouvent, avec beaucoup d'homologie à propos de la langue comme à propos des caractéristiques biologiques, de la structure de la parenté comme des religions ou de la création musicale. Débats où apparaissent simultanément plusieurs images de soi-même, des images décalées qui soulignent avant tout que les entrecroisements sont en cours. Et les malaises culturels tiennent du vertige qui nous saisit quand un paysage se déplace trop vite, périmant à chaque instant les références de l'instant précédent.
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Lévi-Strauss aime parler de "sociétés froides" et de "sociétés chaudes", opposant l'apparente stabilité des communautés primitives à l'historicité en action dans les nôtres. Les sociétés "métisses" (employons ce terme tout de même, après l'avoir relativisé) ne sont-elles pas avant tout celles où siègent des turbulences inédites, celles où des télescopages inattendus fragmentent ce qui ailleurs parait unitaire ? Et préludent dans leur inachèvement provisoire à des combinaisons nouvelles qu'elles ne comprendront que lorsqu'elles se refroidiront... Chaque niveau de métissage, en leur sein, est l'une des harmoniques des grands remaniements qui s'y opèrent et des genèses qui s'y déroulent.
À travers leurs tensions et leurs créations, elles aident à comprendre comment s'articulent sous l'effet des mêmes dépendances historiques des faits de société et de culture intrinsèquement indépendants, engagés tous ensemble dans le mouvement de cyclone bioculturel qui entraîne ces sociétés.
Jean BENOIST
GDR "Océan Indien" du CNRS
Université d’Aix-Marseille III
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