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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de M. Jean Benoist, “Races et racisme: à propos de quelques entrechats de la science et de l'idéologie”. Un article publié dans l’ouvrage sous la direction de Pascal Blanchard, Stéphane Blanchoin, Nicolas Bancel, Gilles Boëtsch et Hubert Gerbeau, L’autre et nous. «Scènes et types», pp. 21-26. Paris: Syros, 1995, 279 pp. [Autorisation formelle accordée par l'auteur, le 17 juillet 2007, et par l'éditeur, La Découverte, le 14 septembre 2007, de diffuser cet article dans Les Classiques des sciences sociales.]

 Jean Benoist 

Races et racisme : à propos de quelques entrechats
de la science et de l'idéologie
”. 

Un article publié dans l’ouvrage sous la direction de Pascal Blanchard, Stéphane Blanchoin, Nicolas Bancel, Gilles Boëtsch et Hubert Gerbeau L’autre et nous. «Scènes et types», pp. 21-26. Paris : Syros, 1995, 279 pp.

Introduction
 
Biologie, races, racisme: confrontation des discours et confusion des genres.
 
L'anthropologie: une biologie enracinée dans le social.
 
Une éthique enracinée dans la biologie ?

 

Introduction

 

Dans l'image que les sociétés coloniales ont construite d'autres groupes humains, la science a été souvent sollicitée, ou au moins invoquée. Elle l'a été à la fois pour collecter des informations et pour les structurer. Et à ces deux étapes de la représentation de l'Autre avec la caution de la science, l'anthropologie a accepté d'entrer dans un questionnement qui n'était pas initialement le sien et qui portait en lui des pièges. En effet, si la représentation de l'Autre s'édifie à partir d'un ensemble d'informations, celles-ci sont choisies et organisées au sein d'un paradigme, et celui-ci est enchâssé dans la forme des questions posées. 

L'anthropologie physique a ainsi édifié des techniques et des théories relatives aux races humaines, en réponse à une demande d'explication de distances biologiques et de différences de comportement que percevaient ceux qui formulaient, directement ou non cette demande, traduisant un consensus assez général sur ces questions. D'emblée, les travaux d'une partie de l'anthropologie partent ainsi non de la logique interne à la discipline, mais de questions issues d'une situation sociale spécifique. C'est cette situation, celle des colonisations et des situations polyethniques dans une partie de l'Europe, qui a été longtemps le cadre dans lequel ont été perçus, identifiés, nombre de groupes humains, soumis ensuite comme tels à l'appréciation de la science, de l'anthropologie en particulier. 

Plus tard, une autre situation, celle des décolonisations, a encadré un nouveau questionnement. Mais, toujours, "l'objet" ainsi présenté au chercheur était constitué à partir de problèmes extérieurs à sa discipline, et en l'acceptant il assumait le double rôle d'être un biologiste de la variabilité humaine et d'être un acteur dans les tensions politiques et les choix éthiques qui tiraient argument de cette variabilité. Sans bien s'en rendre compte, il intégrait à sa démarche à la fois du "visible" (les apparences physiques de populations mal connues, leur environnement, leurs comportements dans la vie quotidienne) et de "l'invisible", formé de jugements de valeur sur des attitudes et des potentialités. Visible et invisible, étroitement incorporés l'un à l'autre, étaient à parts égales constitutifs de l'objet que l'anthropologue croyait biologique, et qui était en fait un objet social . L'anthropologie se fixa pour tâche d'analyser et d'expliquer en termes de science naturelle ce qu'on lui donnait à étudier : partant ainsi d'une construction sociale de la réalité, elle s'attacha à dégager des indicateurs issus des traits physiques des individus. La discontinuité fondamentale entre colonisateurs et colonisés avait pour homologues d'autres discontinuités entre Nous et les Autres, et une pensée typologique et hiérarchique se trouvait particulièrement à l'aise devant les questions posées. Questions qui se croyaient rationnelles, mais qui partaient d'assertions qui ne l'étaient pas... Et dont nous verrons que, bien au delà des changements des choix idéologiques elles pénètrent encore dans bien des positions qui se prennent pour exclusivement scientifiques, ce qui n'est pas sans retentissement. 

Nous serons alors amenés tout naturellement à demander, à propos des choix éthiques relatifs aux conduites envers les différences entre groupes humains "Rendons à la science ce qui est à la science, mais rendons au social ce qui est au social." C'est-à-dire l'éthique. Car, quelles qu'en soient les choix, aucune éthique relative à l'homme ne peut s'enraciner dans la biologie de l'homme. Elle relève d'une autre dimension, d'une affirmation, d'un choix de la culture et non d'une affirmation à partir de la nature.

 

Biologie, races, racisme : confrontation
des discours et confusion des genres.

 

La confusion des genres dans la genèse des observations est peut-être la première leçon que nous donne la vue d'images anciennes où le voyageur ou le savant représentaient les autres peuples. Ces images se sont toujours présentées comme des témoignages sur le réel de ce qu'elles figurent. Avec le recul, on perçoit qu'elles témoignent d'abord non du réel mais du regard que posait sur lui l'observateur qui les a réalisées. Et si, à l'époque de leurs auteurs, on y a perçu ce que l'on croyait être le réel, c'est parce que ce regard était celui de tous : et cela empêchait que l'on décèle le biais qu'il introduisait. Mais ce qui se croyait document et qui était en réalité message largement idéologique n'a pas été remplacé depuis par d'autres documents qui seraient plus affranchis de cette contrainte. Ce n'est pas le rapport entre le témoignage et l'idéologie qui a changé : c'est le renouvellement de l'idéologie qui a changé l'image et la fait témoigner d'autre chose...Que l'on compare les images anciennes des colonisés avec les images nouvelles du Tiers-monde ou l'imagerie missionnaire avec les documents destinés à quérir des fonds pour l'aide humanitaire... 

Les recherches sur la race participent d'autant mieux à ce biais du regard, qu'elles en sont à la fois le fruit et la source... 

Par la suite, l'anthropologie crut prendre ses distances. S'appuyant sur la génétique, elle s'attacha à déconstruire cet objet que lui avaient présenté le discours colonial et les discours racistes en général. Elle le disloqua en ses composantes, en s'appuyant sur les découvertes de la biologie de l'hérédité et de la génétique des populations. Mais elle le fit justement au moment où le discours social changeait, sous la pression du souvenir des horreurs commises au nom de la race. Sous la pression aussi des décolonisations qui faisaient accéder à l'égalité internationale des peuples jusqu'alors soumis. 

Le rôle spécifique de l'Unesco est intéressant à cet égard. Porte-parole d'une humanité affirmant son unité, celle-ci s'adressa à l'anthropologie pour lui demander des arguments scientifiques contre les préjugés raciaux. Acceptant ce défi, l'anthropologie devint un agent, moralement légitime d'ailleurs, de l'ajustement idéologique qui se faisait en faveur de cette unité. Rupture scientifique alors, que le passage de la typologie des classifications raciales, au "tout-génétique" qui déniait l'existence des races ? Ou traduction en termes scientifiques d'un nouveau regard issu du changement des rapports entre les peuples et entre les cultures ? 

Sans doute est-il vain de chercher quel est le "primum movens" de cette dialectique. Mais il est nécessaire de ne pas être naïf face au va-et-vient des regards qui oscillent entre la science et l'idéologie, face à ces entrechats que les chercheurs dansent entre l'une et l'autre, alors qu'ils se croient porteurs d'un regard inaccessible à de telles influences. 

Il apparaît alors combien la construction de l'objet "race", les "preuves scientifiques" légitimant les racismes, mais aussi la déconstruction contemporaine de la "race" et les "arguments scientifiques" appuyant l'antiracisme sont faits de fragments de science enchâssés dans un discours idéologique. Une expérience personnelle a valeur de témoignage, d'autant plus qu'elle était engagée dans un processus explicitement destiné à renverser les appuis que la science avait semblé donner aux thèses racistes. J'ai en effet participé à la réunion d'experts sur les aspects biologiques de la question raciale que l'Unesco avait convoquée à Moscou en août 1964. Il s'agissait de contrer par des arguments biologiques les erreurs et les confusions qui formaient la base de l'idéologie raciste. L'Unesco avait entrepris un vaste travail de réflexion et de publication, mais il y manquait une étude frontale des thèses biologiques des tenants du racisme scientifique. Il s'agissait là de contribuer à bien distinguer entre la race, fait biologique (ou du moins interprétation de faits biologiques) et les relations raciales, fait social. Il résultait d'une semaine de débats entre les vingt-deux spécialistes rassemblés un texte qui figura désormais dans les documents de l'Unesco sur le racisme: "Propositions sur les aspects biologiques de la question raciale". 

On y lisait d'abord le rappel d'un certain nombre de positions de principe, qui firent consensus, même si certaines n'étaient pas à strictement parler cautionnées par une certitude scientifique absolue : 

"Tous les hommes actuels appartiennent à une même espèce, dite Homo sapiens, et sont issus d'une même souche.(...) Des différences de constitution héréditaire et l'action du milieu sur le potentiel génétique déterminent les différences biologiques entre les êtres humains. (...) Sous leur aspect moyen, il y a des différences physiques manifestes entre les populations vivant en divers points du globe. Beaucoup de ces différences ont une composante génétique. Ces dernières consistent le plus souvent en des différences de fréquence des mêmes caractères héréditaires.(...)" 

Venaient ensuite les conclusions destinées à éliminer tout appui à une pensée classificatoire qui pousserait à conclure à des différences d'essence entre races humaines. On soulignait combien il s'agit d'une variabilité qui porte l'empreinte d'une histoire et qui est elle-même travaillée constamment par l'histoire sur le fond d'un patrimoine partagé : 

"Les classifications, quelles qu'elles soient, ne sauraient prétendre à découper l'humanité en catégories rigoureusement tranchées et, du fait de la complexité de l'histoire humaine, la place de certains groupes dans une classification raciale est difficile à établir.(...) Du fait de la mobilité des populations humaines et des facteurs sociaux, les unions entre membres de groupes humains différents, qui tendent à effacer les différenciations acquises, ont joué un rôle beaucoup plus important dans l'histoire de l'espèce humaine que dans celle des espèces animales. Le passé de toute population, de toute race humaine, compte de multiples métissages qui ont tendance à s'intensifier (...) À toute époque, les caractéristiques héréditaires des populations humaines représentent un équilibre instable résultant des métissages et des mécanismes de différenciation. En tant qu'entités définies par un ensemble de traits distinctifs propres, les races humaines sont en voie de formation et de dissolution (...) Il n'a jamais été établi que le métissage présente un inconvénient biologique pour l'humanité en général. Par contre, il contribue largement au maintien des liens biologiques entre les groupes humains, donc de l'unité de l'espèce humaine dans sa diversité (...)." 

On atteignait alors le centre du débat : les rapports entre biologie et capacités culturelles, et cela en affirmant que les faits regroupés sous le nom de traits raciaux ne concernent que le domaine biologique et ne sauraient en aucun cas être en corrélation avec des faits culturels : 

"Le concept de race ne met en jeu que des facteurs biologiques. (...) Les peuples de la terre semblent disposer aujourd'hui de potentialités biologiques égales d'accéder à n'importe quel niveau de civilisation. Les différences entre les réalisations des divers peuples semblent devoir s'expliquer entièrement par leur histoire culturelle.(...) Le domaine des potentialités héréditaires en ce qui concerne l'intelligence globale et les capacités de développement culturel pas plus que celui des caractères physiques ne permet de justifier le concept de races "supérieures" et "inférieures"." 

Hors déclaration officielle, le rapport de notre groupe concluait : "Les données biologiques ci-dessus exposées sont en contradiction flagrante avec les thèses racistes. Celles-ci ne peuvent se prévaloir en rien d'une justification scientifique et c'est un devoir pour les anthropologues de s'efforcer d'empêcher que les résultats de leurs recherches ne soient déformés dans l'emploi qui pourrait en être fait à des fins non scientifiques". 

Ainsi s'affirmait une coupure claire : Races, fait biologique/racisme, fait social. On montrait qu'il n'y avait aucune consubstantialité de l'un à l'autre, et le tour était joué : le racisme était hors-la-loi de la pensée légitime comme il était déjà hors-la-loi de la morale. L'enchaînement des idées, et leur ancrage sur les faits mis en évidence par les anthropologues, conduisaient ainsi, inéluctablement semblait-il, à disqualifier toute affirmation d'une inégalité intrinsèque des races humaines. De plus, la porte s'entrouvre dans ce texte, qui date de 1964, sur une position qui allait se généraliser au cours des années ultérieures, du moins en Occident, la science des pays de l'est restant encore largement attachée à la pensée typologique quant aux races humaines : la déconstruction du concept de race, et l'affirmation claire et absolue de sa non-validité du point de vue du biologiste. 

La génétique avait en effet introduit, avec les groupes sanguins, de nouveaux marqueurs de la variation humaine. La génétique des populations allait intégrer ces marqueurs dans une trame théorique qui rendait compte de la diversité de l'espèce sans jamais avoir à faire appel à l'existence de sous-groupes raciaux intrinsèquement différents. Elle réduisait à néant la pensée typologique, du moins dans son objet essentiel : la mise en évidence de types raciaux et leur classement. Les gènes varient de fréquence au long de gradients qui s'entrecroisent, et un groupe humain situé en un lieu donné est la résultante plus ou moins temporaire de ces entrecroisements, eux-mêmes liés à la fois aux forces de la sélection par l'environnement, aux fluctuations dues au hasard et à des courants de métissage, ou plus exactement à des flux migratoires. 

"La race n'existe pas", et le mot race se place désormais entre guillemets. Les propos de l'anthropologie alliée à la génétique des populations ont taillé en pièces la vieille pensée raciologique porteuse de tant de mépris et de haine, et la science a contribué à un immense progrès conceptuel: elle donne une base biologique, donc irréfutable, à l'égalité entre les hommes... 

Telle est du moins l'illusion des acteurs d'un combat généreux, et de ceux qui les suivent en répétant leurs affirmations sans toujours en comprendre le fondement. La réflexion doit-elle alors s'arrêter ?

 

L'anthropologie :
une biologie enracinée dans le social.

 

Dans une première lecture, la déclaration de l'Unesco touche il est vrai au coeur du problème. Le nazisme avait porté à son paroxysme l'emploi d'arguments tirés d'une biologie comparée des races humaines dans sa légitimation des horreurs commises envers certains peuples. Il s'agissait avant tout de montrer combien cette argumentation était fallacieuse, et la démonstration est convaincante. Mais elle est plus fragile qu'il ne paraît, car, dans tout débat de ce genre, des arguments contraires finissent toujours par revenir. Et la fragilité consiste à ne porter le combat que sur ce plan, qui est celui qu'ont choisi les thèses racistes. Sans le savoir, on entre dans leur paradigme. Elles affirment une inégalité biologique entre des groupes humains et en tirent pour conséquence des pratiques discriminatoires. Pour s'y opposer, on montre qu'il n'y a pas d'inégalité biologique, et que cela invalide les thèses racistes. Ce faisant, on accepte le postulat d'un lien entre nature biologique et droit à l'égalité. 

Et les effets pervers de cette position ne tardent pas à se faire sentir. En allant plus loin, en déconstruisant la race au nom de la génétique des populations, on se masque le fait que la "race" à laquelle le biologiste s'adresse n'est pas celle à laquelle se réfèrent les discriminations. Celles-ci ne partent pas de faits de nature, de faits biologiques, mais d'une biologisation de faits sociaux, position idéologique qui permet d'affirmer l'irréductibilité des différences et donc la nécessité des ségrégations et autres mesures. Et lorsque les biologistes se cantonnent à leur discipline, ils sont aveugles à cette opération qui a consisté à faire glisser dans le biologique un discours social. Ils s'en saisissent comme discours biologique, ils l'invalident en tant que tel... mais le discours social demeure, et il se cherche éventuellement d'autres arguments, voire une autre thématique, mais il reste intact, prêt à soutenir à nouveau des actes...Un exemple illustre parfaitement cette confusion, et j'ai moi-même été longtemps dupe de cette erreur avant de la dévoiler. C'est l'ensemble des propos sur le métissage. Il y eut longtemps une floraison d'affirmations sur la nocivité biologique du métissage. Àcela répondirent les travaux d'anthropologues qui se penchèrent sur des populations métissées. Ils ne trouvèrent pas trace de pénalisation biologique, en terres de fécondité, de morphologie ou de pathologie. Et la déclaration de l'Unesco leur fait écho... Mais tout le monde a été dupe, en prenant le métissage pour un fait biologique ! Qu'en est-il en réalité ? On dit qu'il y a métissage lorsque les parents ( ou les populations parentales) présentent des différences physiques qui sont socialement perceptibles. Selon les sociétés ce seront des différences de couleur de peau, de morphologie etc... Mais jamais de marqueurs invisibles, qu'il s'agisse de caractères sérologiques, ou de traits physiques qui ne sont pas porteurs de messages de différences entre groupes, et, en ce domaine, tous les cas de figure sont possibles. Alors que devient "métissage" : une catégorie sociale appuyée sur une perception phénotypique. Croyant avoir affaire à une catégorie biologique, à un hybride, l'anthropobiologiste tombe dans le piège... et y reste. 

Il en va de même quant à la "race". Que l'on s'oppose à son existence, ou qu'on la reconnaisse, si on se laisse duper en croyant que c'est une catégorie à point de départ biologique, on est prisonnier de l'idéologie qui présente comme réalité biologique une catégorie à point de départ social. 

Il n'est que de penser aux nouveaux surgissements de la pensée racialisante pour comprendre combien la biologie est impuissante si elle se laisse prendre dans la confusion des genres. La purification ethnique, diverses revendications ethniques qui font appel au sang commun, à la terre, aux aïeux, la référence à l'archéologie, voire à l'anthropologie de populations anciennes identifiées dans des sépultures reprennent de façon positive ce que le discours raciste avait exprimé de façon négative ( il avait d'ailleurs en son sein une dimension positive, par contraste avec ceux qu'il dévalorisait). Là encore, le social se masque dans la biologie et dans l'histoire pour prendre le visage d'une réalité de nature, donc à la fois irréfutable et irréversible. 

Et c'est là que se trouve le piège pour qui se soucie d'éthique. 

En prenant un appui exclusif sur la biologie, en se prétendant "histoire naturelle de l'homme" l'anthropologie entend se situer d'emblée au niveau des universaux; science avant tout, elle aspire à dégager des conclusions qui exprimeraient les lois incontournables de la nature sans percevoir que la problématique qu'elle accepte est enserrée dans le rapport social qui a suscité les interrogations. La "race" détruite n'était pas, dès le départ, un objet né de la science. Et l'idéologie trop méconnue par les biologiste place leur recherche dans un cadre cognitif qui structure la définition des problèmes et des méthodes et l'interprétation des résultats. 

Or, à chaque étape de son évolution, la pensée fondée sur la biologie, en raison de son identification à la science et à l'universel, se considéra, et fut considérée comme l'un des fondements des positions éthiques relatives aux rapports entre les groupes humains. Soit que la biologie légitimât les discriminations en donnant de directives en vue d'assurer la "protection" de la pureté de la race, soit qu'au contraire elle apportât des arguments qui disqualifieraient son usage dans toute politique de traitement inégalitaire. Il n'est que de voir les dérives prises aussi bien par les anciens tenants d'une morale eugénique que par ceux qui maintenant, au nom de la même science plaident pour une autre morale. Cette confusion des genres est habituelle à bien des scientifiques qui tiennent pour "message social" de la science le cautionnement par la science de leurs idéologies ou de celles de leur époque. Ils oublient que la science demeure ouverte, et qu'elle peut toujours aller dans un sens opposé à leurs choix. Doivent-ils alors biaiser la science ou changer leurs choix ?

 

Une éthique enracinée dans la biologie ?

 

Ils sont "éthiques" les uns comme les autres, les discours racistes des tenants du polygénisme et des formes les plus extrêmes de l'eugénisme, comme, à l'opposé, les discours antiracistes de ceux qui nient toute validité au concept de "race". Et ils sont symétriquement marqués par la coalescence de deux sources en une même expression: une source issue d'une pensée naturaliste, et une qui vient d'une pensée à finalité éthique. Nulle époque ne sait s'en affranchir. Mais s'il nous est assez aisé de reconnaître le poids des idéologies dans ce que nos prédécesseurs considéraient comme des connaissances objectives, cela nous est bien moins aisé au sein de ce que nous considérons comme nos propres connaissances. 

On a chaque fois mêlé à tort deux niveaux incommensurables : celui de la dimension biologique de l'homme et celui de son vécu social. En cherchant un fondement biologique aux pratiques d'exclusion, comme en s'appuyant sur un discours biologique ou génétique pour les refuser, on persiste dans la même confusion : chercher des fondements biologiques à une éthique. Et le danger de ces discours symétriques est immense car ils ont en commun d'accepter les uns et les autres, racistes et antiracistes, un même préalable : c'est dans la nature biologique de l'homme que s'enracine le droit et le devoir de l'homme. Devoir de ségrégation et de protection de l'espèce pour les uns, devoir d'affirmer l'égalité et de veiller à son respect pour les autres. Mais un débat scientifique à ce sujet est-il jamais clos ? 

Il n'est que de voir le va-et-vient des théories sur les différences de l'intelligence entre les groupes humains pour ébranler la belle assurance de ceux qui ont cru pourchasser et détruite la bête de la discrimination. Et, ne sont-ils pas complices de ces changements possibles ? Parce qu'ils ont accepté de placer leur discours et leur recherche dans le même champ que leurs adversaires. Seules leurs conclusions différent. Mais ces conclusions ( les apports de la génétique, la non validité du concept de race etc...) qui semblent fonder une éthique peuvent être remises en question par d'autres chercheurs, à partir d'autres faits et légitimer sur le plan éthique leurs conclusion en faveur des thèses raciste. Qu'en serait-il alors d'une éthique de l'égalité qui verrait vaciller, si peu que ce soit, ses actuels fondements? Et les biologistes ne doivent-ils pas se demander si le combat n'est pas ailleurs que dans leur domaine, si, en réalité, il n'ont rien à faire dans ce combat, du moins en tant que biologistes ? 

Car la véritable rupture éthique n'est pas de renverser les postulats anciens au nom d'une sursimplification anthropologique, ni d'interdire des recherches de quelque nature qu'elles soient sur la biologie des individus ou des groupes humains (du moment qu'elles ne mettent pas en cause leur intégrité physique ou mentale). Une éthique qui se fonde sur des arguments biologiques est viciée en son coeur par une contradiction fondamentale : l'éthique en effet concerne la personne. Et ce n'est jamais la référence à la biologie qui fonde la personne mais bien le refus d'en rester à une définition biologique de l'homme : la reconnaissance de la personne passe d'abord par le refus d'identifier et de limiter tout individu à son corps. Selon les sociétés et selon les époques, ce dépassement est explicité en termes différents. Il peut se rattacher à la croyance en une part surnaturelle de l'homme; il peut se situer dans une pensée plus axée sur les relations sociales où la personne se concrétise par sa place unique dans une société; ce dépassement peut être exprimé avant tout par des règles juridiques, des droits de la personne. Jamais, il ne peut se fonder sur une argumentation biologique, car celle-ci réduit alors la personne à son corps, l'humanité à une espèce, et malgré toutes les contorsions imaginables, aucune éthique autre que celle des règles de la biologie ne peut émerger de la biologie. 

Aussi le généticien, comme l'anthropobiologiste, est-il disqualifié d'emblée dans ce domaine. Car il ne s'agit pas se savoir si la personne est respectable à cause des lois de la nature. Mais bien de décider qu'elle l'est quelles que soient les lois de la nature. Alors que les individus biologiques sont de la nature, la personne n'en est pas. Et ce n'est pas la science de la nature qui peut donner quelque argument, pour ou contre son existence ou ses droits. Il s'agit là d'une création culturelle, source et fondement de la culture. 

Aussi, plutôt que de mêler la science et l'idéologie ne serait-il pas plus sain (et plus rigoureux) de les séparer dans ce domaine, et de choisir une ligne de conduite sociale et individuelle selon laquelle, quelque soit l'individu, tout être humain est membre à part entière d'un "club humanité", qui donne des droits égaux à tous ses membres ? 



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le samedi 29 septembre 2007 14:15
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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