Introduction
En Inde la vie des hommes et la vie des Dieux se répondent : en vivant sa religion un Hindou vit sa société et l'une est souvent bien difficile à distinguer de l'autre. Les actes les plus quotidiens (manger, s'habiller, se laver, recevoir chez soi, voyager) ont une importante dimension religieuse. On ne les a bien accomplis et préparés que lorsqu'on les a conduits sous chacune de leurs deux formes : celle qui tient aux besoins de la vie et celle qui met ces besoins en relation avec l'univers entier à travers les rituels, les symboles, la purification et l'offrande.
De la même façon, les Dieux répondent à la société des hommes. Les hiérarchies se font écho sans fin, et les Dieux végétariens se placent au-dessus de ceux qui, carnivores, sont étroitement associés à tel ou tel groupe d'hommes placé en bas de la hiérarchie sociale. L'organisation en castes et l'existence d'importants secteurs de la population situés en dehors des castes reflètent la vie religieuse, et cette organisation elle-même est nécessaire à l'accomplissement de la religion. Qui d'autre qu'un brahmine pourrait servir les Dieux les plus élevés dans la hiérarchie, ou préparer des aliments qui ne soient pas souillés et que toutes les castes puissent consommer ? Qui d'autre qu'un pujari de caste inférieure pourrait sans se souiller officier lors des cérémonies où l'on offre des sacrifices animaux et où l'on consomme des mets non-végétariens ? Qui d'autre que certains intouchables pourrait alors battre le tambour ou dépecer les animaux ? Les rôles face au divin correspondent à une spécialisation des hommes au long d'une échelle à la fois sociale et mystique où la naissance a placé chacun pour la vie. La vision de l'au-delà relie à jamais l'organisation de la société à la vie privée de chacun et à l'univers religieux. Selon les actes, bons ou mauvais, qu'il a accomplis durant sa vie, l'individu se réincarnera dans une caste plus haute ou plus basse et connaîtra un bonheur, mais aussi des devoirs, plus ou moins grands. Idéologie diffusée par les castes supérieures qui tend à confirmer à chacun qu'il doit accepter son destin, sa caste et ses responsabilités s'il veut plus tard connaître une meilleure naissance, ou même échapper au cycle des réincarnations.
Aussi la religion hindoue, malgré ses étonnants pouvoirs d'assimilation sur le sol de l'Inde s'adapte-t-elle difficilement hors de la société indienne. Elle ne convertit pas réellement les étrangers qui vivent en Inde, quelles que soient leurs illusions lorsqu'ils adhèrent à sa philosophie ; elle diffuse difficilement hors de l'Inde, ou du moins le fait-elle en subissant de profondes transformations, et également en secrétant littéralement certaines des représentations sociales, voir des institutions, qui lui sont nécessaires.
Chez les Indiens émigrés, elle ne survit donc qu'au prix de tensions, et souvent de remaniements, et ce sont ces remaniements que nous pouvons observer quotidiennement à la Réunion. Ils prennent toute leur signification en raison justement de l'intégration société-religion et, en traduisant au niveau religieux des courants sociaux souvent souterrains, ils aident à les interpréter. Ils apportent aussi un éclairage qui enrichit la connaissance de la religion hindoue, qui, placée ainsi en situation exceptionnelle, révèle à travers ses adaptations les éléments de son armature et de son emprise. Il faut toutefois être très prudent à cet égard, et tenir compte avec soin des changements qui tiennent aux conditions historiques de la migration, et surtout à la prépondérance de certaines castes et de certaines zones géographiques dans le recrutement des migrants. La prudence s'impose encore plus devant le réductionisme simpliste qui irait chercher dans les faits sociaux l'explication de l'ensemble des faits religieux. Pas plus à la Réunion qu'en Inde, on ne doit oublier la large autonomie du champ du religieux, et même si les changements de la société peuvent se répercuter sur la religion en lui posant des questions nouvelles ou en lui obturant certaines voies, jamais on ne doit se laisser aller à la facilité qui consisterait à voir dans la religion une projection de l'ordre social.
Aussi les questions qui se posent à la Réunion à propos de l'hindouisme sont-elles multiples, et étroitement reliées entre elles. Quelles manipulations subit l'organisation de l'univers des Dieux quand les hommes se trouvent aux prises avec de tels changements, quand leurs relations sociales sont dilacérées et quand ils perdent la vision claire de leur propre société ? Comment diffusent les représentations contradictoires qui émanent à ce sujet des divers groupes sociaux indiens dans l'Île et comment s'articulent-elles avec celles qui proviennent de l'Inde ? Quelles formes prennent ainsi les rapports sociaux au sein du groupe d'origine indienne et avec l'ensemble de la société réunionnaise et comment ces rapports se traduisent-ils dans la relation avec les Dieux ; quelle place leur laissent-ils dans la vie de tous les jours ? Comment émerge un hindouisme réunionnais qui concilie la continuité au moins partielle de la vie indienne avec la christianisation ? Comment la religion indienne étend-elle son emprise au-delà des descendants d'Indiens en s'assurant l'adhésion, même si elle est conflictuelle et limitée, de larges couches de la société créole et quels sont les soubassements sociologiques de ce fait ? Comment, dans une Réunion rapidement changeante, dans une population qui se diversifie économiquement et culturellement, les virages collectifs sont-ils mis en rapport avec cet héritage indien déjà travaillé par un siècle d'exil et comment retentit-il à son tour sur la vie sociale ?
Questions dont la portée est vaste. Portée concrète face à l'évolution actuelle et future de la Réunion. Portée théorique en raison de la netteté exceptionnelle qu'offre cette situation à l'analyse de la dialectique par laquelle histoire, vie économique, organisation sociale et religion ne cessent de se bousculer et de s'ajuster au long de la vie d'une société.
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