Jean Benoist
“La Réunion, après la plantation : quelques pistes
pour l'interprétation d'un changement.”
Un article publié dans l'ouvrage sous la direction de Claude Wanquet, Fragments pour une histoire des économies et sociétés de plantation à la Réunion, pp. 337-350. Publication de l'Université de la Réunion, 1989, 351 pp.
- Introduction
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- Les îles à sucre : le lien indissoluble d'une société et d'une économie.
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- La départementalisation, et l'évolution de la société de plantation des îles françaises.
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- Quatrième de couverture
Introduction
L'accord s'est fait, après de nombreuses discussions qui ont nuancé les schémas initiaux, pour reconnaître que la plantation est une « institution économique totale » ainsi que le montrait R.T. Smith dès 1967. Cette institution prend en main tous les champs du social. Elle induit, par les exigences propres à son fonctionnement et à son articulation avec son environnement, des formes sociologiques, politiques et culturelles originales [1]. Il existe certes des variantes nombreuses dans le visage pris localement par la plantation, mais ces variantes ne s'écartent que par des traits contingents des caractères dominants du système.
Dans les petites îles tropicales dont la mise en valeur et le peuplement sont directement issus de la colonisation européenne, la Plantation a souvent gardé jusqu'à une époque récente des traits fort accusés. Par-delà l'abolition d'un esclavage qui lui avait donné naissance, une remarquable continuité structurelle marque les rapports sociaux. Cette continuité trouve ses racines dans le système économique de la plantation, qui, tout en tolérant des changements n'admet pas les bouleversements qui le mettraient en péril. La production de denrées destinées à l'exportation vers des pays qui détiennent le contrôle du marché et qui sont les fournisseurs des biens de consommation, le contraste entre la masse de la population et une petite classe possédante qui détient grâce à une structure foncière très inégalitaire la quasi-totalité des meilleures terres, une disparité raciale liée aux origines du peuplement et qui double le contraste économique, des cultures diverses qui confluent dans une créolisation culturelle et linguistique : tous ces traits sont trop connus pour qu'on y insiste ici. Il fallait les rappeler pour en souligner la généralité, et pour mettre en relief l'appartenance de La Réunion à cet univers, du moins jusqu'à une période récente.
Dans un monde où les aspirations et les efforts en vue du développement se généralisent, il est vite apparu que les sociétés issues de la plantation posaient des problèmes aussi spécifiques que pouvait l'être leur structure. Bien avant d'autres, ces sociétés avaient été dotées d'institutions économiques hautement performantes. Les plantations sucrières et les complexes agro-industriels liés à la production du sucre faisaient figure de pionniers par la modernité de leurs installations techniques. Mais cette forme de développement s'appuyait sur une organisation dont la main-d'oeuvre à bas prix était la pierre angulaire, et sur un contrôle des terres qui empêchait tout essor d'une véritable paysannerie, du moins sur les terres les meilleures, celles qui étaient susceptibles de porter de la canne à sucre. La plantation tropicale, tout particulièrement dans les îles, édifiait un système tel qu'il semblait impossible d'échapper à ses conséquences, essentiellement à une forme de sous-développement caractérisée par la permanence d'un important prolétariat rural et d'une grande inégalité sociale. Dans un ouvrage qui a eu un grand retentissement (Persistent Poverty ; underdevelopment in Plantation Economies of the Third World) George L. Beckford a souligné la cohérence et le blocage du système. Il en conclut que « la nature de l'organisation sociale et politique oriente la société vers un état continu de sous-développement. L'instabilité sociale fondamentale freine les investissements ; les formes rigides de la stratification sociale restreignent la mobilité ; la concentration des pouvoirs social, économique et politique empêche l'émergence d'une population vraiment motivée ; et la discrimination raciale interdit le plein usage des ressources humaines » (1972, p. 83). Simultanément, l'équilibre qui prend appui sur la plantation ne peut être remis en cause sans catastrophe. Comment remanier le système sans détruire ce qui lui donne à la fois sa force et sa pesanteur : l'organisation de la technique, du travail et des échanges qui gravitent autour de la plantation ? Comment contourner les inerties de l'économie et de la société de plantation sans aboutir à des crises graves, telle que celle qu'a connue autrefois Haïti, qui s'en est mal remise, ou que traversent de nos jours d'autres États ?
Les îles à sucre : le lien indissoluble d'une société
et d'une économie.
Dans cette perspective, il est intéressant d'observer ce qui se passe à La Réunion, et d'une façon plus générale, dans les îles à sucre devenues départements français. Une forme originale et initialement imprévue de transition les conduit sous nos yeux à sortir de la société de plantation et, par un remaniement radical, à rebâtir une autre société. Laquelle ? Comment ? Et ce qui s'y passe a-t-il valeur exemplaire, ou recèle-t-il des pièges susceptibles de soulever de légitimes inquiétudes ?
En 1946, Réunion, Martinique et Guadeloupe ont des faces différentes. En cela, elles répondent à plusieurs types de sociétés de plantation, tels que les avait bien décrits L. Best (1971). Rappelons qu'il distinguait les territoires insulaires quant à l'évolution qu'y connaissait la Plantation, en s'appuyant sur le mode d'utilisation de la terre. Les économies de plantation « mûres », dont le type est Barbade sont issues sans réelle discontinuité des très anciennes sociétés esclavagistes. Dans les DOM, La Martinique répondait encore récemment à ce type [2]. Celui-ci n'est plus viable par lui-même. Les revendications vers la métropole, canalisées par l'aristocratie terrienne, permettent une survie artificielle par des aides et des subventions. L'évolution peut se faire vers le métayage, ou le morcellement, qui conduit à un remaniement structurel important et à l'abandon progressif du sucre. C'est la voie qu'a suivie Barbade, en s'appuyant sur le tourisme et l'émigration. La Martinique a connu une rupture encore plus radicale, avec la quasi-disparition du sucre. La départementalisation a joué le rôle d'un filet protecteur qui par les aides sociales, les transferts et l'émigration, a pu éviter l'effondrement du niveau de vie, et au contraire le hausser considérablement, malgré cette rupture. On verra combien cet itinéraire est important à comprendre à la fois dans l'originalité que lui confère la départementalisation et par les questions qu'il laisse ouvertes pour l'avenir.
Les économies de plantations nouvelles ont au contraire été élaborées au cours du 19ème siècle, dans des territoires ouverts seulement tardivement à la canne. La part du capital métropolitain y est forte, le niveau technique souvent élevé. Le besoin de main-d'oeuvre a suscité l'appel à une immigration d'engagés. Cuba, Trinidad sont les cas antillais les plus nets ; La Réunion entre dans ce cadre, ce qui lui a toujours conféré une place distincte de celle des Antilles quant au rôle du sucre dans sa société. Technique plus moderne, productivité plus élevée, gestion foncière plus performante s'associent à un contrôle plus fluctuant de la terre, par des groupes locaux souvent très liés au capital métropolitain.
La compétitivité de cette forme de plantation, du moins lorsque des situations du type de celle qu'a réalisée la départementalisation ne viennent pas interférer avec l'évolution locale, atteste, ainsi qu'en témoignent Maurice et les succès techniques de certaines entreprises réunionnaises, de la viabilité du système, du moins tant que la main-d'oeuvre demeure peu coûteuse.
Les économies de plantation mixtes, dont la Guadeloupe est un bon exemple, combinent des traits des deux précédentes. Après une première époque de succès, la plantation a décliné mais elle a été relayée, sur d'autres terres ou sur une partie des terres anciennement cultivées, par des sucreries modernes à forte composante d'initiatives métropolitaines.
Il en résulte une économie et une société complexes, où coexistent plusieurs secteurs, et où peuvent se développer des activités nouvelles, soit sur les terres paysannes issues du morcellement des anciennes plantations, soit sur les terres du secteur le plus moderne.
Dans une étude systématique de l'incidence de l'histoire économique du sucre à La Réunion sur la structuration de la société contemporaine, il faudrait certes introduire des nuances qui tiennent compte de la diversité interne de l'île (même dans sa ceinture sucrière). Mais ce schéma a une grande valeur pour nous aider à mettre en perspective la plantation réunionnaise face aux deux univers qui se recoupent en elle : celui des autres sociétés de plantation du monde, indépendamment de leur statut politique ou de l'identité de leur métropole fondatrice, et celui des trois îles à sucre devenues départements français. Elles retirent de cette inflexion de leur histoire des traits communs indépendamment de la façon dont la plantation a pu y évoluer antérieurement. Deux axes qui divergent, et au long desquels La Réunion est soumise à des tractions contradictoires. Les unes poussent à fond la logique inhérente à la départementalisation, et cela infléchit peut-être à jamais la trajectoire que la plantation aurait suivie dans d'autres circonstances, les autres tentent de maintenir cette trajectoire, en l'ajustant au mieux aux circonstances. Il semble que la première force, la départementalisation, soit en passe de l'emporter, et La Réunion s'éloignera alors définitivement de la famille de sociétés dont elle faisait jusqu'alors partie : on peut pronostiquer, dans l'île, la fin de la société de plantation [3].
La départementalisation, et l'évolution
de la société de plantation des îles françaises.
Rappelons que la loi de 1946, faisant de La Réunion, des Antilles et de la Guyane, des départements français, n'a été que l'amorce d'un processus légal, économique et social qui a mis longtemps avant de faire sentir tous ses effets. Dans une phase initiale, qui dura au moins dix années, la départementalisation a surtout permis la mise en place avec une intensité jusque-là inédite d'une aide sociale et d'un développement des infrastructures assez analogue par son orientation mais plus intense, à ce qui se fait dans l'aide internationale au développement.
Vers 1960, l'intégration sociale, économique et politique prit de l'ampleur. Le système portait en lui-même la logique de l'accroissement des transferts (salaires des fonctionnaires, mise à niveau des équipements, subventions de fonctionnement et d'investissement). La plantation vit se dresser face à elle un partenaire jusque-là inconnu. Dans les autres îles, elle n'avait pour interlocuteur sur place que la masse rurale, formée de semi-prolétaires et de paysans, et un milieu urbain relativement restreint. Dans les DOM, les transferts donnèrent essor à un ensemble d'activités économiques, où, dans des villes en croissance rapide, les nouveaux promus par la départementalisation (enseignants, fonctionnaires, professions libérales, commerçants, employés) se joignaient aux ruraux. Il en résulta une réorganisation radicale de la société. La Plantation qui en était auparavant le support essentiel et le véritable agent d'organisation, devint simplement un « secteur », dont les intérêts coïncidaient de moins en moins avec ceux de la nouvelle société bâtie sur les transferts. L'organisation de la société s'en trouva remaniée, et ce que nous pouvons observer de nos jours ainsi que les perspectives qui se dessinent pour les années à venir tient à la remise en cause de l'organisation sociale et à l'émergence de nouveaux rapports sociaux.
Dans cette situation, la société de plantation, à travers ses leaders (grands planteurs, détenteurs des entreprises d'import-export, professions libérales dont les membres étaient directement liés à la plantation par la parenté et par des intérêts) eut une succession de réactions différentes. Chacune vint à son tour répondre aux transformations qui se dessinaient, et tenta de les orienter dans le sens que le système alors en place jugeait, à juste titre, nécessaire à sa survie.
La première phase de la départementalisation se heurta à l'inertie, voire à la résistance de la classe dominante. Qu'on se souvienne des positions prises sur la loi de 1946 : poussée par les élus de gauche, elle apparaissait comme une menace pour l'ordre établi. Mais rapidement, la reprise en main s'opéra face à une administration qui connaissait mal les problèmes spécifiques des DOM. Au cours de cette première période, l'impact de la départementalisation se concentra dans les zones urbaines, tandis que les régions rurales, et tout particulièrement celles où dominait la grande propriété n'étaient touchées que de façon marginale essentiellement par un accroissement de l'aide sociale. Les planteurs, par leur réseau social, dans chaque île comme en métropole, et souvent à travers le relais des élus, se constituèrent en partenaires locaux principaux du pouvoir très puissant de la Préfecture.
On aboutit ainsi à une inflexion du projet qui avait suscité l'espoir des promoteurs du nouveau statut. Beaucoup a été déjà dit sur ce véritable détournement de la départementalisation par la plantocratie. Il a joué un rôle considérable dans l'idéologie et dans le langage politique des uns et des autres, de ceux qui poussaient en ce sens, comme de ceux qui dénonçaient la permanence des anciennes structures sous de nouvelles apparences. Ce fut l'époque où les pouvoirs publics identifiaient le sucre à l'avenir des îles. Appuyée sur le discours de la plantocratie, l'administration entreprit des actions en vue de moderniser la production. Ce fut l'époque des « plans de relance sucrière », des diversifications aidées par l'État, des réformes foncières où la terre était rachetée fort cher avec des capitaux d'État puis cédée à long terme à des cultivateurs qui devaient s'engager à planter une certaine quantité de canne. Les grandes exploitations jouèrent le jeu de façon variable. A la Martinique, en dehors de quelques velléités de rénovation les actions entreprises avec l'aide de l'État contribuèrent essentiellement à permettre le dégagement de capitaux destinés à s'investir ailleurs. Une part notable des terres passa aux mains des classes moyennes directement issues du nouveau statut, et elles en firent essentiellement des zones d'habitat. À la Guadeloupe et surtout à La Réunion, les sociétés sucrières tentèrent de jouer le jeu et effectuèrent des investissements importants, dans les usines comme dans l'aménagement du terroir agricole.
Mais cet équilibre était précaire. La plantation martiniquaise, plus fragile, plus archaïque, avait donné un exemple qui allait être suivi ailleurs. Et là nous sortons des schémas devenus trop classiques qui n'ont que très peu pris en compte cette troisième phase, celle que l'on pourrait désigner comme la phase de dégagement du sucre et de la terre. Face aux transferts venus de la métropole, et face à cette autre forme d'économie de transfert que représente le tourisme, le sucre et la terre cessent de faire le poids. La contradiction entre les charges salariales, le coût des investissements destinés à les compenser, le prix du sucre et l'attrait des nouveaux secteurs d'activité s'accroissent. On aboutit à un dégagement des capitaux qui s'orientent vers le tertiaire. Or la terre, le sucre, la structure du pouvoir et l'organisation sociale sont liées dans le monde des îles sucrières de façon si étroite que le basculement de l'économie est aussi celui de toute la société. On en verra plus loin les implications, mais soulignons dès maintenant que l'avenir de La Réunion s'enracine désormais dans cette rupture, dont les conséquences sur la société peuvent être plus fondamentales que ne le fut l'abolition de l'esclavage. La société qui avait été remodelée à l'orée du XIXème siècle par l'introduction massive du sucre prend un nouveau visage lorsque celui-ci est près de disparaître ou tout au moins de ne plus jouer qu'un rôle marginal. Le relais pris par d'autres formes d'agriculture ne doit pas nous masquer cette rupture. Ce serait une grave erreur de méconnaître combien la production sucrière s'articule fortement à une certaine forme de société.
Bien que l'objet de notre attention soit ici La Réunion, nous ne pouvons pas négliger d'observer ce qui se passe aux Antilles. Les enseignements qu'offre la situation antillaise, souvent mieux étudiée d'ailleurs, sont très riches pour La Réunion, qu'il s'agisse des îles non-françaises de la Caraïbe ou des départements français d'Amérique [4]. Dans ces derniers les régularités qui se dégagent par suite de l'impact d'une même situation administrative, consécutive à une départementalisation qu'on a pu justement considérer comme une forme spécifique de décolonisation [5] sont frappantes.
La Martinique a été la première à se dégager du sucre. L'effondrement de la production au début des années 1970, malgré des plans de relance qui n'ont pas suivi le chemin qu'on leur avait assigné, s'est accompagné d'une véritable dislocation foncière. Le passage à une société modernisée, où certains membres de l'ancienne plantocratie et une partie des classes moyennes de couleur ont donné naissance à une couche dirigeante, économique comme politique, s'est fait de façon rapide. Les rapports interethniques qui étaient particulièrement incisifs dans l'île se sont transformés plus nettement qu'ailleurs en rapports de classe [6]. On a assisté à l'émergence d'une structure sociale qui converge rapidement avec celle de la France métropolitaine.
L'évolution de la Guadeloupe a été plus contradictoire. Une partie de ses terres, et le mouvement général de sa société suivent un chemin analogue à celui de la Martinique. Mais, aux deux pôles de cette île plus diversifiée apparaissent des phénomènes différents qui, bien qu'esquissés à la Martinique n'y ont pas pris l'importance qu'ils ont à la Guadeloupe. C'est d'abord la part jouée par une paysannerie qui s'affirme, appuyée sur des syndicats orientés vers elle. Elle est l'une des références d'un incontestable sentiment d'identité nationale qui est largement partagé à travers l'île. Elle assure également une activité économique non négligeable et en voie de modernisation. À l'autre pôle, le maintien de quelques grandes unités foncières s'appuyant sur des sociétés métropolitaines a entretenu certaines luttes sociales qui ont elles aussi contribué à l'expression du sentiment national. Pendant quelques années, ces sociétés ont tenté de s'adapter au nouvel environnement. Elles ont d'abord misé sur la création d'une agriculture sucrière modernisée. Les moyens de pression au plus haut niveau leur laissaient espérer des conditions favorables, qui se sont concrétisées dans l'aide de l'État à une réforme foncière qui leur a permis de se défausser de leurs plus mauvaises cartes. Elles ont cependant abandonné assez vite, des planteurs locaux prenant apparemment le relais, mais de façon transitoire devant la véritable dissolution de l'organisation sociale et économique antérieure. Après quelques années de flottement, et le retrait des capitaux métropolitains, une apparence de reprise sucrière, ou du moins de freinage au déclin, semble se faire sentir. Toutefois le coût de l'intervention des pouvoirs publics locaux laisse l'avenir très incertain. Tout semble se passer comme s'il s'agissait moins d'un réaménagement ayant des perspectives au long cours que d'une transition durant laquelle on s'efforce d'amortir les effets les plus rudes de l'abolition inéluctable de la plantation. Moins archaïque, mais aussi moins souple que la structure martiniquaise, la structure guadeloupéenne évolue mal sans craquements plus bruyants que ceux qui ont accompagné les mutations de l'île voisine. Retenons surtout que l'organisation de la société globale est plus complexe, plus diversifiée mais aussi plus solidement arrimée au monde rural qu'à la Martinique. Cela rend les ajustements au fonctionnement dans l'État français centralisé plus difficiles, plus porteurs de contradictions.
Où situer La Réunion ? Ici nous ne pouvons que faire des hypothèses et les soumettre aux chercheurs. En effet, tout s'est passé comme si un décalage de quelques années avait affecté les changements de La Réunion par rapport à ceux des Antilles. Malgré des fissures économiques et la perspective de menaces sur son équilibre, la plantation sucrière a vécu jusqu'au début des années 1980 sur la lancée de ses efforts d'investissement des années précédentes. La terre et les hommes continuaient à être solidement tenus en main par un groupe social dynamique qui donnait à l'île son visage, malgré l'expansion des activités urbaines liées au statut départemental. Des progrès techniques, une incontestable audace dans la vision de certains chefs d'entreprises semblaient laisser un avenir réel à cette structure, par-delà les remaniements qui l'adapteraient régulièrement aux exigences du contexte économique. Malgré bien des difficultés, malgré la pression qui s'exerçait sur les coûts, l'image de Maurice n'était pas loin, où la plantation avait pu survivre aux aléas de la politique et continuait à s'adapter, quitte à se placer quelque peu en retrait sur les secteurs liés à l'essor d'une nouvelle industrialisation et du tourisme, avec lesquels existe une réelle perméabilité. Maurice d'ailleurs fait des efforts très conscients pour cesser de dépendre aussi étroitement de sa production sucrière. Les gouvernants comme les responsables des activités économiques prennent le chemin d'un désengagement progressif du sucre, du moins de son omniprésence, sans rupture brutale, aucun relais immédiat n'étant possible [7]. Il s'agit de réorienter la production de certaines terres, sans faire chuter la production de sucre, grâce à une optimisation de celle-ci. Graduellement, cette voie peut conduire la société mauricienne, au prix de lourds efforts et avec beaucoup de temps, à sortir de la logique contraignante de la plantation et à ébranler l'inertie sociologique dont elle est porteuse.
Il en va tout autrement à La Réunion. Sans qu'on y eût initialement pris garde, l'État est devenu, avec le statut départemental appliqué dans un territoire dont le type d'organisation économique et sociale était celui de La Réunion, le principal acteur économique. A une vitesse imprévue, l'ensemble socio-économique de la plantation, malgré ce qui pouvait être exprimé en haut lieu, était rejeté dans les marges d'une société pour qui les activités de production perdaient journellement leur justification, face aux transferts. Dans cette véritable « économie de transfert », l'enjeu fut de moins en moins le contrôle de la terre et des circuits du sucre. Ceux qui persévèrent dans cette direction en ont fait l'expérience souvent cruelle.
Ce qui nous importe ici n'est pas de placer au premier plan le fait économique, mais bien le fait social qui en est le corollaire.
De ce point de vue, il conviendrait d'étudier avec précision le remaniement considérable de l'organisation sociale en cours depuis quelques années. Anciennement dominante et créatrice des normes et images de File, confrontée tout au plus avec l'enclave sociale métropolitaine, en expansion depuis la départementalisation, la société basée sur la plantation est elle-même devenue une enclave dans une Réunion en mutation. Alors que l'ensemble des activités de production de l'île est mis en cause, elle est en première ligne pour recevoir le choc. N'oublions pas que la production sucrière atteint à peine 6,5% de la valeur ajoutée totale à ce jour... Simultanément les liens anciens se dissolvent, les objectifs des individus changent... Nous ne pouvons suivre ceux qui se lamentent rituellement sur l'expansion du secteur tertiaire, car cette expansion traduit la forme que la modernisation prend dans l'île, mais elle est porteuse d'un bouleversement social sans précédent qui, pour être relativement lent n'en est pas moins radical.
Il faudra désormais connaître avec précision les divers visages de ces mutations et la façon dont elles modèlent La Réunion de l'avenir. L'évolution des structures foncières, les modes et conditions des morcellements en cours, l'histoire récente des décisions et des orientations des grands groupes sucriers et les alternatives qu'ils ont pu trancher en prenant de nouvelles orientations demandent des monographies et des synthèses. Il importe à cet égard de ne pas oublier de réinsérer ces données dans une trame comparative et dans une réflexion théorique qui bénéficient des travaux effectués ailleurs dans le monde sur les plantations. En particulier il serait utile de cesser de ne se référer qu'aux terres tropicales post-esclavagistes et encore peu développées. Les évolutions en cours aux USA, au Japon ou en Europe sont pleines d'enseignements. D'un autre côté, la connaissance du contexte mondial actuel requiert que l'attention se porte aussi sur les pays qui développent depuis peu des sucreries et qui le font en reproduisant à bien des égards les structures de la plantation coloniale, en les adaptant au contexte politique local. Les cas du Sénégal ou du Burkina-Faso sont éloquents à cet égard.
L'évolution de la plantation réunionnaise pourrait ainsi être encadrée par ces deux pôles, et on parviendrait sans doute, comme pour Maurice d'ailleurs, à évaluer les chances qu'elle aurait de passer du plus archaïque au plus moderne. Le remaniement de la plantation, l'abolition de la société de plantation ne sont pas ceux d'une activité économique : le sucre peut fort bien subsister dans un cadre nouveau, compatible avec une société moderne de type industriel. Mais la forme socio-économique intégrée, dont on a vu au début de ces pages le poids qu'elle fait peser sur ceux qui en sont captifs et sur la société globale, est, elle, condamnée à court terme, si même elle n'a pas déjà atteint le point de non-retour dans son involution.
Il faudra alors chercher à connaître, pour aider à s'orienter ceux qui doivent y jouer un rôle actif, comment s'organise la nouvelle phase de la société de l'île. Longtemps encore, certaines rémanences de l'héritage culturel persisteront et le passé de la plantation, idéalisé d'une façon qu'on peut souhaiter innocente, prendra de la valeur à mesure qu'il s'éloignera. Mais, ce qui compte plus, ce sont les créations que permettra l'effritement du cadre ancien (social, économique, culturel) dont la période actuelle de transition fait surtout ressortir l'absence. Or, « l'histoire de la modernité est celle de l'affirmation croissante de la conscience contre la loi du prince, la coutume, l'intérêt, l'ignorance, la peur », ainsi que l'écrit fort justement Alain Touraine (Le retour de l'acteur, Fayard, 1984, p. 38). Comment cette affirmation se traduit-elle à La Réunion ? Quelles en sont les implications dans la vie quotidienne, dans les structures de la famille, dans l'orientation de vie ? Comment les relations interethniques s'en accommodent-elles ? Les groupes et catégories antérieurs ne sont-ils pas soumis à érosion ? Et cela n'entraîne-t-il pas le choc en retour de revendications identitaires ? Comment les religions jouent-elles dans ce domaine, comment chacune dans la complexité de ses divers niveaux se trouve-t-elle bousculée par la modernité et comment y répond-elle ? Comment se traduisent les efforts des nouvelles élites et leur accès croissant aux influences de la région et du monde ?
Il émerge une organisation sociale qui suit le modèle de la société industrielle, société « pseudo-industrielle » (cf. J. Benoist, « L'irruption d'une “société pseudo-industrielle” à La Réunion », Futuribles, 1976, 8 : 409-424) en réalité car la production des biens y est de plus en plus excentrée vers la métropole. Cette société est dotée de tous les attributs d'une société industrielle moderne, et son organisation suit les voies qui l'y adaptent.
Alors la fin des Plantations sera-t-elle l'amorce d'un nouvel équilibre local, l'intense présence de la métropole ayant joué durant une période de transition difficile le rôle d'une aide à une mutation qui aurait sinon demandé un prix humain trop lourd ? Prix qui fait reculer d'autres sociétés insulaires et laisse persister les structures antérieures et le sous-développement. Le décapage des structures anciennes prélude-t-il à un véritable recentrage, où, en suivant un tout autre chemin, La Réunion retrouverait un jour Maurice, pour peu que les efforts actuels de développement de ce pays portent leurs fruits et permettent la sortie du passé qu'en escomptent ses responsables ?
Ou bien assistera-t-on à la pérennisation d'une économie de transfert, compatible avec le développement des services mais peu avec celui de la production ? Région pauvre, qui peut servir aux activités de loisir d'un pays moderne, La Réunion chercherait -elle alors à progresser par le jeu d'un perpétuel déséquilibre. Cette hypothèse n'est pas nécessairement pessimiste. Cette situation n'interdirait pas que s'accentue la vitalité culturelle et sociale dont on décèle de nombreux signes dans les générations montantes, à La Réunion comme aux Antilles. De toute façon, la nouvelle donne sociologique nous interdit d'imaginer l'avenir en se contentant de prolonger les lignes qui ont conduit au présent. Les initiatives locales, comme la part accordée à la coopération avec le sud-ouest de l'océan Indien, permettent de s'attendre à des inflexions imprévues [8].
Mais un fait demeure, et il est d'importance : la société qui recevait auparavant son moule et ses contraintes à partir de l'influence déterminante de la Plantation est plus que jamais en mesure d'assurer son emprise sur elle-même en dehors de ce moule.
Quatrième de couverture
Au niveau des études monographiques comme à celui des essais de synthèse, rares sont les travaux sur l'histoire des économies et sociétés de plantation qui se sont succédé à La Réunion.
Sans avoir la prétention de combler pareille lacune, le présent ouvrage propose, sur ce sujet, un certain nombre de réflexions et d'interrogations de chercheurs de formations diverses : « Fragments » pour une meilleure connaissance d'une « institution totale, voire totalitaire » qui a fortement marqué, qui marque toujours, la vie économique et politique de l'île et, plus encore, ses structures sociologiques et ses mentalités.
[1] La spécificité de l'économie de plantation et ses implications pour le développement des territoires où elle occupe une place dominante ont fait l'objet de nombreux travaux dans la Caraïbe. On en trouvera la synthèse dans K. LEVITT et L. BEST, « Character of Caribbean Economy », in Caribbean Economy, G. Beckford ed., ISER, Mona, Jamaïca, 1975, pp. 34-60. Pour une discussion récente de la question, voir J.-R. MANDLE, « The Plantation Economy and Its Aftermath in Grenada », in Plantations around the World, S. Eakin et J. Tarver ed., Louisiana State Un., 1986, pp. 147-164. Dans l'Océan Indien, le sujet a été moins étudié. Pour La Réunion, on pourrait consulter essentiellement The Characteristics of Islands Economies, R. Virahsawmy ed., University of Mauritius mx, 1977 et J. BENOIST, Un développement ambigu. Structure et changement de la société réunionnaise, FRDOI, Saint-Denis, 1983.
[2] Cf. l'analyse de la structure des plantations martiniquaises peu avant les grands bouleversements récents. J. BENOIST, « Types de plantation et groupes sociaux à la Martinique », in Cahiers des Amériques latines, 2, 1968, pp. 130-160 et J. DESRUISSEAUX, « Structures foncières », in Atlas de la Martinique, CNRS, 1977.
[3] Les grandes plantations de La Réunion ont fait l'objet de quelques travaux monographiques universitaires, d'accès malheureusement difficile, mais on manque de synthèses historiques ou sociologiques qui traiteraient spécifiquement du sujet. Parmi les monographies, signalons en particulier J. et R. POTIER, Étude anthropologique d'une zone sucrière à La Réunion : le GOL et son aire d'approvisionnement, Madagascar, 1977, 232 p. et P. PLUCHON, Histoire d'une dynastie insulaire : les K/VEGUEN avant De K/VEGUEN, Université de La Réunion, 1984 ronéo, 346 p.
[4] Voir entre autres J. BENOIST, « Pour un réseau du monde créole », in Études créoles, II, 2, 1979, pp. 5-10 et « Antilles et Mascareignes : constantes et variations des archipels créoles », in Espace créole, no 4, 1979-80, pp. 9-23.
[5] Consulter à cet égard les analyses de Jean HOUBERT qui compare Maurice et La Réunion et qui souligne que la départementalisation a été porteuse à La Réunion d'une remise en question de la société coloniale bien plus radicale que n'a pu l'être l'indépendance à Maurice : J. HOUBERT, « Décolonisation et dépendance : Maurice et La Réunion », in Annuaire des Pays de l'Océan Indien, CNRS, 1981, pp. 103-123.
Dans le même esprit, A. RAMASSAMY, actuellement sénateur socialiste de La Réunion soulignait déjà combien la départementalisation ébranlait la colonisation interne que vivait une grande partie de la population réunionnaise : La Réunion face à l'avenir, Saint-Denis, 1973.
[6] La lecture de travaux parus à quelques années de distance est éloquente à ce sujet. On peut en particulier confronter le remarquable livre de Michel LEIRIS Contacts de civilisation en Martinique et en Guadeloupe, Paris, UNESCO-Gallimard, au rapport du G.R.O.M.S.C.A., Alliances de classes et reproduction des rapports entre une métropole européenne et une société coloniale, CORDES, 2 vol., s.d.
[7] Un important travail de réflexion et de planification a été entrepris dans cette direction à Maurice. Voir le document Mauritius 2000 issu des travaux d'un groupe de recherche de l'Université de Maurice en 1985. La Mauritius Sugar Authority, dans Action plan for the sugar industry, 1985-1990, 70 p., trace des perspectives qui s'appuient sur l'hypothèse du maintien d'une production sucrière modernisée qui dégagerait du fait de son rendement accru de la terre et de la main-d'oeuvre qui iraient aux produits vivriers destinés à la consommation locale et au développement de l'industrie d'exportation.
[8] Cf. La Réunion dans l'Océan Indien, ouvrage collectif, CHEAM, Paris, 1986.
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