Introduction
Singularités du pluriel ?
Par Jean Benoist
- « Dialectiser la pensée, c’est augmenter la garantie de créer scientifiquement des phénomènes complets, de régénérer toutes les variables dégénérées ou étouffées que la science, comme la pensée naïve, avait négligées dans sa première étude. »
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- G. Bachelard, La philosophie du non, p. 17
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Si cette phrase de Bachelard ouvre ce volume, c’est en raison de sa pleine harmonie avec la trame de ce qu’il expose. Nous visons ici, à travers la multiplication des angles de vue, à « régénérer » des « variables étouffées » qui participent au jeu complexe qui se déroule autour de la maladie, des soins et des demandes qu’elle suscite et des mille façons qu’ont les sociétés de lui répondre. Mais la pensée en ce domaine doit procéder à partir de faits, approchés d’aussi près que le permettent les méthodes de la recherche, les affinités des chercheurs, et les mouvements du réel. Il s’agit donc ici de relever comment, dans des sociétés très diverses, se construisent les rapports à la maladie et aux soins, et de suivre la façon dont cohabitent souvent des pratiques différentes. Mais le « pluriel » qu’évoque le titre du livre va plus loin ; il est lui-même porteur de sens multiples : pluriel des conduites, pluriel des thérapeutes, pluriel des étiologies, mais aussi pluriel des concepts. Les points de vue univoques voient avant tout dans ces pluriels une confusion, qu’ils opposent à des situations nettes où le dessin de la maladie, de son étiologie et de son traitement est fait d’un trait unique. Les anthropologues ont depuis longtemps constaté que les oppositions ne sont pas aussi tranchées, et qu’ici comme ailleurs les tracés sont multiples et les contradictions bien assumées.
Nous avons donc choisi délibérément d’observer des situations où le « pluriel » prend forme, d’une façon qui varie d’ailleurs d’un site à un autre. Nous avons beaucoup attaché de prix à des observations soignées, de longue durée, qui permettent d’accéder au côté d’ombre des choses, sans le nier ni le privilégier, car c’est de ce côté-là que souvent se concilient les inconciliables. L’observation de l’anthropologue est d’autant plus difficile qu’elle ne peut pas se concentrer comme celle du naturaliste sur un objet directement cernable. Elle ressemble plutôt à celle du chat, apparemment somnolent mais attentif à tout, et qui sait reconnaître des signes dans les plus subtils frémissements de ce qui l’entoure.
Aussi ce livre est-il d’abord issu de « terrains » divers, qui ont été pour chacun de ceux qui les présentent non seulement une démarche intellectuelle mais aussi une tranche de leur vie. L’étude des dimensions sociales et culturelles de la maladie croise et recroise une frontière imprécise qui se révèle finalement son objet ultime : frontière entre la sollicitation d’un sens au monde par des vivants qui se savent fragiles, la quête de soins par des malades inquiets ou douloureux, et les institutions qui, telles des coquilles enveloppant des corps trop vulnérables, viennent s’enrouler autour des demandes les plus intimes, les ajuster en un chœur où chacun saisit qu’il n’est pas seul, mais qu’on le prend en main pour le conduire vers une réponse.
Il n’est toutefois aucune observation intelligible sans concepts. S’il n’est de bonne théorie sans observation, il n’est pas de bonne observation sans réflexion sur elle-même, à condition de ne pas céder aux modes et aux facilités du déconstructivisme qui est souvent une fuite, un abri douillet dans des colloques et des congrès, plus confortables que la confrontation au terrain. Depuis que l’anthropologie a rencontré sur son chemin la maladie, la douleur et le malheur, elle n’a cessé de forger des concepts et de diversifier les angles d’approche. Certains sont plus féconds que d’autres, et même s’ils ne font pas consensus, ils sont acceptés par la plupart de ceux qui travaillent sur ces questions. On les rencontrera au long de ces pages, où ils servent à conduire des faits à leur interprétation, et par-delà, espérons-le, à déceler une certaine cohérence, en général enfouie sous la diversité des apparences. Suivre au cas par cas les pratiques diagnostiques et thérapeutiques fait défiler un chapelet hétérogène de conduites. Le piège d’une explication immédiate guette alors. On cherche à mettre en évidence la régularité d’itinéraires diagnostiques et thérapeutiques (dans la succession des choix entre médicaments, soignants, doctrines, croyances), et on finit par trouver un ordre significatif dans la séquence des étapes de la cure. Puis on déduit de cet ordre la logique des choix : cohérence entre les étapes de l’itinéraire et l’évolution de la demande, gradation dans la hiérarchie des angoisses et donc des pouvoirs thérapeutiques auxquels le malade s’adresse. Beaucoup d’études d’itinéraires thérapeutiques se limitent à cette opération, qui, sans être illégitime, est bien souvent réductrice à l’extrême. Nous avons choisi au contraire d’éviter de construire à tout prix des règles là où priment souvent des tâtonnements, qui ne font « sens que si chaque station ou arrêt est situé dans un processus plus vaste dont la logique ne peut être reconstituée qu’a posteriori à travers les études de cas et dans la mesure du possible dans l’observation des pratiques des acteurs impliqués » (Bibeau et coll. 1995 : 9).
Mais le défi lancé par la multiplicité des choix, des conduites, des traitements adoptés simultanément ou en série par un même individu ne peut être relevé par une approche centrée sur le sujet, strictement individuelle, interactionniste, et qui ne retienne que la stratégie des choix afin accéder à leur logique. Une herméneutique des itinéraires conduit à une interprétation cognitive qui néglige l’incorporation des conduites de soin dans le social. Car le pluralisme médical est largement le résultat de rapports sociaux qui transcendent les conduites individuelles. Ils exercent des pressions sur les choix ; ils orientent, favorisent ou pénalisent les décisions. Ce serait un grave aveuglement que de ne laisser qu’une part congrue au social, alors qu’il est englobant et inclusif, et c’est à travers lui que l’on accède au sens du désordre des comportements. Cela n’avait pas échappé à l’auteur de l’une des études les plus significatives du pluralisme : « Les systèmes médicaux sont sociaux et culturels. Par contraste avec les systèmes de santé, leurs frontières ne sont pas celles des populations biologiques, des espèces et des réseaux écologiques, mais celles de l’organisation politique et de l’échange culturel » (Janzen 1995 : 12). On vérifiera effectivement dans ce livre que l’observation des pratiques de diagnostic et de soin est une entrée particulièrement favorable au décryptage des héritages de l’histoire et des structures comme des tensions de la société.
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Un autre piège guette ceux qui s’aventurent dans la zone incertaine des itinéraires thérapeutiques. L’observation en ce domaine est difficile, et il est assez rare que l’on puisse accompagner le malade au long de sa quête. Le questionner, alors ? La prudence s’impose en ce domaine, car les réponses, même les plus sincères, mettent en relief des choix-types, conformes à des modèles que l’interlocuteur explicite en tenant compte à la fois de ce que sa culture lui a appris à juger bon et de ce qu’il pense de l’attente de son interlocuteur. Mais la comparaison avec l’observation montre combien est grand le hiatus entre le discours sur les choix et la pratique réelle des itinéraires de soin. Car les décisions concrètes tiennent pour beaucoup à des interférences, elles-mêmes changeantes, à des situations momentanées dont la complexité nous échappe souvent, car beaucoup d’autres enjeux sont en cause dans la diversité des recours. Plus précisément, « tout essai de systématiser les itinéraires thérapeutiques nous place devant l’évidence que si les comportements ont une certaine régularité lors des débuts d’une maladie bénigne, ils la suivent d’autant moins que l’état morbide est grave aux yeux du malade ou de son entourage familial immédiat. Lorsque, à la suite des premiers soins, la maladie persiste, qu’elle s’aggrave ou non, l’éventail des comportements s’ouvre de telle façon que la possibilité de systématiser des itinéraires devient tout à fait illusoire » (Sturzenegger 1992 : 172). D’une façon générale, cette conclusion s’impose dès que l’on s’attache plus aux comportements qu’aux discours. L’ordre logique cède la place à une suite de comportements orientés par les interférences de plusieurs champs du social avec celui de la maladie. À partir de l’examen de beaucoup d’itinéraires thérapeutiques, Didier Fassin l’avait souligné en remarquant que « le cheminement du malade à la recherche d’un diagnostic et d’un traitement apparaît donc comme la résultante de logiques multiples, de causes structurelles (système de représentation de la maladie, place du sujet dans la société) et de causes conjoncturelles (modification de la situation financière, conseil d’un voisin) qui rend vaine toute tentative de formalisation stricte. [...] D’où la nécessité de resituer la séquence événementielle du recours aux soins par rapport à la complexité des facteurs sociaux qu’elle implique » (1992 : 118). Ce volume permet d’atteindre des conclusions analogues, surtout lorsque, dépassant les faits propres à une société donnée, on trace un large panorama des situations où les itinéraires cheminent entre des thérapies qui voisinent ou s’entrelacent.
Mais alors, pourquoi étudier ce qui semble si fluide ? Cette question ne concerne que la mauvaise piste où on s’engagerait si on n’interrogeait que les logiques individuelles ou culturelles qui mettent le pluralisme en œuvre. Il faut un regard à la fois plus modeste, qui s’accorde beaucoup de temps pour établir les faits et leur cadre, et plus ambitieux, qui tienne compte de la façon dont s’agencent les équilibres sociaux qui, en définitive, rendent disponibles les choix, canalisent les orientations et pénalisent éventuellement les écarts.
D’emblée, nous éviterons un point de vue qui prévaut souvent, bien qu’il reste en général inexprimé : l’étonnement devant la pluralité des usages simultanés de soins apparemment contradictoires. Les observations, et celles que multiplie ce livre vont dans ce sens, nous enseignent que, pour peu qu’on y prête attention, c’est cette pluralité qui est la norme, en termes de fréquence, de généralité des pratiques. S’en étonner relève d’une référence spécifique, celle que les sciences biologiques ont fournie à la médecine et qui trace sans aucune zone de transition une nette ligne de partage entre la lumière de la science et les ténèbres de l’ignorance. Contraste qui fonde et exprime la conception biologique et naturaliste de la maladie. Cette conception n’est pas la plus courante à travers le monde et, même dans les sociétés où la médecine issue de la biologie expérimentale a ses plus solides assises, elle laisse à l’écart la vaste zone du vécu, du sens social et culturel du mal qui est la source permanente de sollicitations d’aide et d’explication. Peut-on en occulter absolument l’existence et refuser de répondre ? Ou bien ne voit-on pas là se profiler l’une des constantes du pluralisme : il n’est possible de répondre à l’entièreté du champ de la demande que par l’une ou l’autre de deux voies. L’une est suivie par des thaumaturges auxquels on attribue une puissance capable de faire face à toutes les situations, à tous les malheurs ; l’autre concède à chaque intervenant sa part de compétence, et laisse une place à son relais par un autre lorsqu’il atteint ses limites. En médecine, la technicité croissante a entraîné le reflux du médecin hors des zones qu’il contrôle mal. Il a ainsi déserté de vastes parts du champ des douleurs et des angoisses humaines qu’il acceptait autrefois de couvrir ; plus encore, les médecins spécialistes tendent à se cantonner strictement à leur secteur. Mais les demandes persistent, et le pluralisme, loin de s’estomper avec la modernité, y puise une force plus grande : indépendamment de tout jugement que l’on pourrait porter sur les formes de son efficacité, il répond. Réponse à la diversité des demandes, des quêtes d’explication, des recherches d’une action capable de participer quelque peu au détournement de la fatalité. Question de fond pour le médecin, qui ne peut se contenter d’évaluer souverainement les conduites de soin différentes des siennes en quelques propos tenus à l’aveuglette, questions pour l’anthropologue qui perçoit dans les choix thérapeutiques et les explications étiologiques l’entrelacs de tous les niveaux de la vie de l’homme, de la psychologie la plus individuelle et la plus intime aux forces économiques et politiques les plus éloignées apparemment du thème de la santé.
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La diversité des sociétés envisagées dans ce livre, dispersées sur tous les continents, permet un inventaire particulièrement riche de faits très variés, tout en les tenant enracinés dans la réalité sociale et culturelle locale. Il n’y a pas ici de comparatisme fragment par fragment à partir d’exemples puisés dans quelque base de données, mais une mise en parallèle, autant que faire se peut, des façons et des raisons multiples de « soigner au pluriel ».
Que ce soit en Chine continentale, au Mali ou à l’île Maurice, l’étude de la pluralité médicale donne accès à de larges pans de la vie sociale. Il apparaît alors que la source des logiques mises en œuvre lors de la quête de soins ou de la recherche d’explication au mal se situe bien au-delà du champ du « médical » : le primum movens du choix médical réside hors du médical... En effet, par-delà l’aventure individuelle, c’est à la structure d’un système social et à un univers de pensée et de connaissance qu’accède ainsi l’observation. Le pluralisme n’est cependant pas qu’un résultat, il est lui-même constructeur d’une part du social, ainsi que Charles Leslie l’avait constaté voilà déjà longtemps : « tous les systèmes médicaux actuels intègrent des traditions et des formes de pratiques divers dans des organisations sociales complexes » (1978 : 65), et c’est à ces organisations que la recherche aussi se réfère. L’attention que nous faisons porter ici sur les sociétés créoles, issues de métissages multiples s’inscrit dans cette ligne.
Mais il est un niveau d’observation trop négligé, c’est celui auquel se placent divers individus qui occupent une position stratégique dans la dispensation des soins et dans l’orientation des thérapeutiques. Leur rôle est souvent masqué par les modèles plus ambitieux, qui omettent de tenir compte des humbles moments dont se fait l’histoire. Et si le cadre qu’est le « pluralisme » est fécond, il peut aussi conduire à des impasses, car « nous sommes si souvent éblouis par la lumière apportée par nos modèles que nous manquons totalement de voir ce qui est masqué par leur ombre » (Dunn et Good 1978 : 137). C’est pourquoi je voudrais attirer ici l’attention sur des individus que nous rencontrerons çà et là dans ce livre ; il ne s’agit pas des « personnes signifiantes » les plus évidentes, mais de « passeurs culturels » qui sautent sans prendre garde les frontières entre techniques ou entre théories, et qui élaborent au jour le jour les pratiques hybrides. Parmi ceux qui agissent ainsi dans l’ombre se trouvent certainement les infirmiers. Issus d’un milieu dont ils n’ont pas oublié les modèles explicatifs et les conduites, ayant aussi accès à la biomédecine, ils sont nécessairement à un carrefour. Certains, convaincus de la supériorité technique et culturelle de la biomédecine refusent de s’en écarter. Mais beaucoup, en devenant le relais entre des médecins physiquement et socialement trop lointains et la population, vont et viennent entre les diverses sources de connaissance dont ils disposent.
D’autres techniciens de santé se trouvent dans une position analogue, même si leur engagement direct dans les soins est moins marqué. Un exemple en dira plus qu’une analyse. À l’Institut Pasteur de la Martinique, un homme, employé de bureau demeurant dans les environs de Fort-de-France apporte pour examen par mon laboratoire un flacon bouché qu’il a trouvé à demi enterré dans son jardin. Il craint que ce ne soit un poison magique, et il veut connaître l’avis du laboratoire. Embarrassé, je demande au technicien chargé d’encadrer le laboratoire de microbiologie ce qu’il en pense. Il reconnaît aussitôt un quimbois destiné à attaquer sa victime. Il ouvre le flacon dont sort une odeur forte, puis il le pose brusquement en déclarant : « Ces choses là, il ne faut pas les toucher, c’est dangereux ! » Après un instant, il continue : « Il est vrai que ce n’est pas dirigé contre moi, alors je ne risque rien... Mais il vaut mieux prendre des précautions. » Il saisit alors la bouteille d’alcool qui sert aux désinfections lors de manipulations de bactéries, et s’en arrose copieusement les mains : « C’est plus prudent. »
La cohérence du discours pour celui qui le prononce laisse percer pour celui qui l’écoute des sautillements d’un type de connaissance à un autre, sans qu’il y ait un effort explicite de mise en continuité. La contiguïté permet des déplacements, dont la succession construit l’unité d’une conduite. Mais elle révèle aussi la façon dont les réinterprétations, les assimilations, les identifications puisent dans toutes les expériences immédiates. La demande initiale, celle de l’homme qui apporte un flacon magique à un laboratoire d’analyse relève d’un même équilibre...
Les prêtres, missionnaires catholiques, pasteurs charismatiques, mais aussi hommes d’autres religions venant en Occident, sont eux aussi parmi ces passeurs, constructeurs d’un pluralisme qui enveloppe ce qui paraît à d’autres des contradictions. L’exorciste diocésain qui cautionne les croyances aux esprits responsables des maux [1], le missionnaire qui dénonce la présence de Satan dans les temples vaudou, en se plaçant en adversaires au sein d’un système de croyance, en cautionnent en même temps la véracité.
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Ces quelques remarques peuvent préciser la grille de lecture de cet ouvrage, mais il importe d’insister sur le souci de ne jamais voir ici le discours étouffer l’observation et l’expérience anthropologiques. Aussi a-t-on choisi une organisation assez simple. Le livre s’ouvre sur des rencontres de sociétés qui ont placé des systèmes de soin face à face, puis côte à côte. La coexistence puis l’ajustement d’apports médicaux de sources diverses est constitutif de ces sociétés comme le sont leurs autres interpénétrations. L’anthropologie de la maladie, comme celle de la religion ou de la parenté y rend compte de ces dynamiques où ajustements et conflits, réinterprétations et créations ne cessent d’être en jeu.
Une seconde partie rassemble des études où le fait religieux, sans être exclusif, a une place prépondérante. On appréciera combien cette place peut différer d’une société à une autre, bien qu’elle soit toujours en contiguïté avec celle de la maladie et des soins. Mais n’y a-t-il pas dans nos sociétés un grand aveuglement lorsqu’elles se refusent à percevoir la consubstantialité des faits de médecine et des faits de religion ? Suscitées les unes et les autres par la douleur et par la mort, les conduites de soin et celles de prière sont d’une si intime parenté qu’il est tout à fait illégitime, et profondément ethnocentrique, de les dissocier comme on le fait trop. La cécité de la médecine de l’Occident à ce propos est sans doute à l’origine de bien des refus, voire de bien des hostilités, qui l’affectent même au cœur de son empire.
Nous abordons par la suite des situations où la biomédecine semble avoir le contrôle d’un territoire des soins, mais où la réalité des comportements montre qu’il n’en est rien. Autour du médecin, certain de la fidélité de ceux qu’il soigne, se construit un univers de recours et de pratiques. L’infidélité essentielle de ses malades s’ancre dans l’incomplétude de la prise en charge, qui d’une certaine façon fait écho à l’affaiblissement des rapports avec le religieux.
Si bien qu’il a paru opportun de rassembler en fin d’ouvrage certaines situations d’équilibre où les pratiques s’agencent, en coopération compétitive. On y décèle combien les rencontres entre explications et entre traitements de la maladie sont toujours des échanges, et si les anathèmes sont souvent proclamés à haute voie, les compatibilités sont, elles, murmurées à voix basse, mais mises en œuvre au jour le jour...
Ce débat n’a toutefois pas que des conclusions théoriques. Dans la pratique des soins, les situations interculturelles exigent des démarches spécifiques, un regard particulier de la part du soignant et des responsables de la santé publique, même si le niveau opérationnel n’a pas nécessairement à tenir compte de nos analyses les plus fines. Les conduites des acteurs, des demandeurs de soin, s’ancrent sur ce qui ressort d’une croyance pour le médecin, mais qui est pour eux une perception immédiate, une requête toujours vécue comme consécutive à un besoin réel, à une maladie réelle, adressée à un thérapeute toujours conçu comme détenant au moins une part de la réponse. Le filtre culturel du médecin lui interdit d’accepter certains diagnostics, certaines étiologies. Ne serait-ce pas une part essentielle de sa formation que d’apprendre à percevoir l’existence de ce filtre ? Ne doit-il pas apprendre à en contourner les effets quand ils lui occultent le réel des autres ?
Dans nos sociétés mêmes, et si on en reste au seul niveau des rencontres et des interférences de cultures, on se trouve aussi de plain-pied avec ce qui préoccupe le clinicien. E. Corin exprime bien cet enjeu quand elle relève que « l’écoute culturelle permet l’émergence de niveaux de signification qui soit seraient vraisemblablement demeurés cachés, soit n’auraient pas été entendus ou repris dans la démarche de thérapie » (1987 : 256), et quand elle se demande un peu plus loin : « L’importance de la dimension culturelle est-elle réservée à une pratique spécifique auprès de groupes ethniques ou culturels nettement distincts du nôtre, ou fournit-elle un outil de décentration essentiel à toute pratique clinique ? » (1987 : 261).
Espérons que ce livre nous conduise à saisir comment il se construit dans toute société un vaste réseau d’imaginaire de la maladie, de réponses de prévention, de modes d’évitement, ou simplement de soins. La dialectique de la nature et de l’imaginaire est elle-même constitutive des maladies humaines, qui ne se résument jamais à un état, à un donné biologique. De tous les empirismes qui se sont attaqués au mal, n’en est-il pas alors un qui opère sous nos yeux, pour atteindre en tâtonnant une solution aux malheurs qui entourent et envahissent l’espace de la maladie ? Empirisme qui ne consiste pas à trouver par essais et erreurs le bon médicament, mais bien plus à gérer en les mettant en système les multiples réponses au mal que les sociétés ont engrangées. La pluralité est un empirisme, qui permet peut-être l’accès à un éventail de ressources élargi, mais qui en tout cas laisse une porte ouverte là où toutes sinon seraient fermées, quand même une ouverture peinte en trompe l’œil peut jouer un rôle indispensable.
Soigner au pluriel ? Un constat, certes, mais aussi très probablement un impératif.
Références bibliographiques
Bibeau G., Corin E., Collignon R.
1995 Préface à Janzen 1995.
Corin E., Lamarre S., Migneault P., Toussignant M. (sous la direction de)
1987 Regards anthropologiques en psychiatrie, Montréal, Ed. du Girame.
Dijoux R.P.F.
1995 Journal d’un exorciste, St André-de-la-Réunion, Océan Editions.
Dunn F.L., Good B.J.
1978 Priorities for Research to Advance the Comparative study of Medical systems, Soc. Sc. Med. 12 (2B) : 135-138.
Fassin D.
1992 Pouvoir et maladie en Afrique, Paris, PUF.
Janzen J.M.
1995 La quête de la thérapie au Bas-Zaïre, Paris, Karthala.
Leslie C.
1978 Introduction au numéro spécial « Theoretical Foundations for the Comparative Study of Medical Systems », Soc. Sc. Med. 12 (2B) : 65-67.
Sturzenegger O.
1992 Penser la maladie au Chaco, Thèse de doctorat en Anthropologie, Université d’Aix-Marseille III
[1] Un exemple particulièrement éloquent en est donné par l’ouvrage récent du R.P. Dijoux, Journal d’un exorciste.
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