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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de M. Jean Benoist, “Soigner dans des sociétés plurielles: les leçons du monde créole”. Un chapitre publié dans l'ouvrage sous la direction de M.C. Hazaël-Massieux et D. de Robillard, Contacts de langues, contacts de cultures, créolisation, pp. 333-348. Paris, L'Harmattan, 1997, 475 p. [Autorisation formelle accordée par l'auteur, le 17 juillet 2007 de diffuser, dans Les Classiques des sciences sociales, toutes ses publications.]

Jean Benoist 

Soigner dans des sociétés plurielles:
les leçons du monde créole
”. 

Un chapitre publié dans l'ouvrage sous la direction de M.C. Hazaël-Massieux et D. de Robillard, Contacts de langues, contacts de cultures, créolisation, pp. 333-348. Paris, L'Harmattan, 1997, 475 p.
 

Table des matières 
 
Introduction
 
Un pluralisme sous tension
Du pluriel au système, la dynamique de la créolité
Cliniques hybrides au quotidien
La maladie de Claire
Un homme de prière, thérapeute et passeur culturel
 
Conclusion
Références bibliographiques

 

Introduction

 

Sous ce titre peut-être trop ambitieux se profile une question essentielle, à laquelle les sociétés créoles apportent des éléments de réponse : comment gérer la relation transculturelle dans les pratiques de soin et quelle leçon les sociétés créoles apportent-elles aux soignants grâce à leur pratique du transculturel au quotidien ? 

Il faut toutefois bien cerner le champ abordé ici. Il est de mode en effet depuis quelque temps, parmi les anthropologues, de surestimer l'exemple créole et d'y voir une sorte de préfiguration des zones les plus mobiles de nos sociétés, celles où se fusionnent en profondeur les sources « plurielles » d'un monde émergeant. Mais en ce domaine les approximations sont fréquentes et l'on utilise souvent la référence créole en porte-à-faux, à partir d'analogies de surface. Il n'en reste pas moins une série de faits « créoles » en mesure d'aider à comprendre ce qui se passe ailleurs, et en particulier dans des sociétés où s'opèrent des ajustements quotidiens entre les courants migratoires qui les parcourent.

 

Un pluralisme sous tension

 

« Créole » évoque d'abord le monde issu de la plantation et de l'esclavage colonial, et dont le schéma a marque a jamais la créolité de l'aire afro-américaine, jusqu'à la Louisiane. En son cœur, les Antilles sont sans doute le foyer le plus Vivant du mélange paradoxal de violence et de douceur de ces sociétés. 

Le monde créole est vaste : îles de l'Océan Indien engagées tardivement dans un destin parallèle à celui des Antilles, mais aussi créolités continentales d'Amérique latine, rivées à une terre qui fut longtemps lieu de broiements collectifs, de déracinements et d'innovations à partir de pièces rapportées. Autour des épicentres antillais et indianocéanique, c'est donc un vaste halo de sociétés parentes dont les traits communs soulignent la créolité commune : sociétés formées sous la domination de pouvoirs contraignants issus de puissances européennes, sociétés où les anciennes populations locales ont été submergées par les vagues migratoires, sociétés où ont convergé puis se sont mêlés des courants historiques et civilisationnels venus d'Europe et d'Afrique, puis d'Asie. Sociétés plurielles surtout, et cela d'emblée, dès leur naissance : pluralité des origines, pluralité des cultures, pluralité même des corps humains, où sont ancrés les traits marqueurs de leurs continents d'origine. La pluralité n'est pas le résultat d'ajouts divers à un ensemble qui se serait considéré auparavant comme homogène et qui en garderait souvenance ; elle est de naissance, elle est la seule référence. 

Toutefois, ce ne fut jamais une pluralité passive, où des communautés diverses auraient coexisté dans une neutralité équilibrée. Ce fut au contraire un pluriel dans une contrainte, celle de sociétés coloniales conduites d'une main de fer par des métropoles pour lesquelles elles étaient des lieux de production. Leur difficile histoire officielle a toujours été le contrepoint d'une histoire silencieuse, faite de luttes au sein d'une organisation sociale impitoyablement inégalitaire. Aussi, dès le départ de ces sociétés s'amorce la dialectique qui leur donne encore le double visage de la rencontre et de la lutte ; elle marque en elles jusqu'à nos jours les rapports entre leurs héritages culturels qu'elles ont façonnés à mesure qu'elles-mêmes se transformaient. 

Et les mélanges, les métissages des corps, des langues et des valeurs se sont toujours inscrits dans le délicat équilibre entre les forces qui les généraient et les contraintes qui les freinaient. L'origine ethnique était le principal déterminant du statut social, le régulateur premier de la mobilité sociale. Or elle était porteuse de valeurs, de solidarités sociales, d'adhésions religieuses, linguistiques, esthétiques, de traits culturels, qui étaient de ce seul fait identifiés à ces origines. Si bien que l'hétérogénéité culturelle fondatrice des sociétés créoles s'est d'emblée structurée autour de contrastes ethniques forts, placés dans des oppositions explicites, tout en cherchant perpétuellement à réussir les synthèses qui évitent les explosions. 

Cela nous oblige a ne jamais oublier combien le culturel est enchâssé dans une histoire sociale. Dans les sociétés créoles, les héritages culturels, en se hiérarchisant selon la forme inégalitaire de la société deviennent eux-mêmes les porteurs de messages inégalitaires : il y a ce qui est bon et ce qui ne l'est pas, ce qui est digne et ce qui ne l'est pas, dans les croyances et les connaissances, dans les traits physiques et les pratiques religieuses, dans les représentations de la maladie et les techniques destinées à lui répondre. À chaque trait culturel est assignée une position hiérarchique dans son domaine, un coefficient de valeur selon l'origine de ceux auxquels il s'identifie et selon leur place sur l'échelle sociale. 

Ainsi n'est-il pas de créolité sans une double contrainte : 

- culturelle, porteuse d'une hétérogénéité initiale qui tend par brisures et reconstructions successives vers une unité nouvelle ;
 
- sociale qui, par sa rigueur, impose à chaque expression culturelle la rémanence des inégalités sociales fondatrices.

 

Du pluriel au système,
la dynamique de la créolité

 

On conçoit alors que la créolité se soit édifiée comme une négociation interculturelle, en situation de tension sociale extrême, négociation qui prend place dans la dialectique de la mobilité des individus et des apports culturels dans la société. 

Ainsi se sont faits les mélanges. Ils érodent les inégalités mais ils en portent les stigmates. Métissages des corps, édification de parlers, genèses de musiques, émergence de cultes : tous les lieux significatifs de la vie sociale ont été le théâtre de la mise progressive en système d'éléments initialement disparates, explicitement contradictoires. Ces éléments appartenaient initialement à des ensembles cohérents et clos : « races » aux contours sans faille, langues originelles des immigrés, religions anciennes aux dogmes et aux rites clairement définis. C'est pourtant dans ces ensembles que les éléments des futures constructions culturelles ont été puisés. Le métissage est venu briser les « races » d'origine et les syncrétismes ont recombiné rites, mythes et cultes en de nouvelles religions. 

Qu'en est-il alors de la maladie et des soins ? Les soignants, praticiens de tous ordres, de l'herboriste au religieux, participent eux aussi à cette négociation créole. Même s'ils ne le souhaitent pas, lis y sont poussés par leurs malades, par tous ceux qui s'adressent à eux. Thérapeute traditionnel venu de l'Inde ou de la Chine, détenteur de souvenirs transmis depuis une Afrique ancienne, médecin praticien formé dans les facultés, connaisseurs de tisanes à base de plantes médicinales, tous reçoivent les mêmes malades, qui vont de l'un à l'autre. Et ces malades élaborent pas à pas un nouveau système, une construction faite à partir de matériaux multiples, empruntés à bien des horizons et qu'ils articulent. lis glanent chez les uns et les autres des représentations, des étiologies, des nosologies. Une synthèse nouvelle, un discours qui érode les contradictions et les distances conceptuelles émerge à partir d'éléments puisés aux multiples sources disponibles [1]. 

Bien plus, la pathologie est encadrée par les tensions propres à ces sociétés : discours de persécution à thème ethnique, attribution de pathologie à des esprits ou à des maléfices émanant de personnes qui s'inscrivent ailleurs que la victime dans la configuration complexe des origines ethniques, assignation à certains groupes ethniques (les Comoriens et les Malgaches à la Réunion, les Indiens aux Antilles) de pouvoirs qui peuvent avoir des usages maléfiques. Us thérapeutes interviennent alors, de la façon la plus immédiate et la plus pragmatique, au sein de ces tensions. Dans la négociation permanente qui génère et qui précise le monde créole, ils proposent des réponses apparemment hybrides, qui sont des façons de démanteler les contradictions. 

Point essentiel la « clinique hybride » ne s'adresse pas seulement aux individus elle est un opérateur d'ajustements au sein de la société elle-même entre les forces contradictoires dont les tensions la menacent constamment, Elle crée un terrain de plus pour des négociations, des échanges, la constitution d'un dénominateur commun qui contribue à résoudre ces tensions dans l'édification d'une créolité commune. Et l'action thérapeutique consiste aussi en cette résolution.  

 

Cliniques hybrides au quotidien

 

Voyons de plus près quelques exemples de ces conduites pragmatiques, qui ont construit une « clinique hybride », par une hybridation qui engage des ressources venues de bien plus loin que du seul territoire de la santé : elle emprunte au domaine du religieux, à l'organisation des rapports sociaux, à la représentation des contrastes ethniques. Cette hybridation crée un nouvel agencement qui vient aider les individus, assaillis de maux et des angoisses qui les accompagnent, à décrypter ce qui leur arrive. Elle leur donne des codes pour une lecture simultanée de leur malheur personnel et de leur insertion dans une société complexe et contradictoire où ces malheurs trouvent leur racine. 

Dans l'une des sociétés créoles les plus complexes, celle de l'île de la Réunion, où les apports de médecines sont très divers, j'ai eu l'occasion de suivre longuement ces convergences et ces réagencements (Benoist, 1993). Il est venu là des pratiques de soin malgaches, françaises, hindoues, musulmanes, chinoises. Les thérapeutes traditionnels sont nombreux, et identifiés à peu près aux diverses grandes traditions introduites dans l'île, et divers systèmes médicaux semblent coexister dans l'île. Toutefois ce n'est là qu'un niveau du réel, celui de l'apparence immédiate, car les séparations entre diverses formes de médecine (qu'il s'agisse de ce que sont devenues les traditions importées autrefois par les immigrants, des apports renouvelés par les contacts récents avec leurs pays d'origine, ou de la diffusion très générale d'une biomédecine largement accessible à tous) laissent passer de nombreuses communications. Sous la diversité des oppositions immédiates, les thérapeutes et les hommes de religion ont construit peu à peu un corps de références communes, partagées, et ils sont capables de les mettre en relation au sein d'une configuration qui associe des pratiques, des prescriptions, des références de sources diverses. Les itinéraires des malades passent d'un thérapeute à l'autre sans que se dressent d'inacceptables contradictions. D'où une forme très particulière d'hybridation clinique : elle résulte d'un relais entre thérapeutes, par delà les particularités d'une pratique, d'un culte, d'une technique, issus d'une culture donnée et apparemment marqués par elle. Loin de s'enfermer dans un territoire culturel ou religieux bien circonscrit, les patients nomadisent, et participent ainsi, par une expérience concrète, aux nouvelles synthèses.

 

La maladie de Claire

 

Ayant eu la poliomyélite à l'âge de six ans, déformée par une intervention chirurgicale particulièrement malencontreuse, cette jeune fille créole de La Réunion, issue d'une famille pauvre de « Petits Blancs » se déplaçait à peine. Son développement psychique était normal, mais elle faisait de fréquentes, crises de dépression marquées d'une forte tendance à l'anorexie qui lui avait laissé une grande maigreur, et ces accès donnaient à sa maladie une chronicité que l'atteinte poliomyélitique ancienne n'aurait pas suffit à constituer à elle seule : son entourage se sentait toujours sous la menace d'une rechute imprévue, que rien ne laissait prévoir d'avance. À travers Raphaël, le mari d'origine indienne d'une autre de ses filles, la mère de Claire avait découvert, et connu de mieux en mieux les « devineurs » indiens, et elle avait appris la force du « Bon Dieu malbar » (indien), qui est efficace mais exigeant. 

Elle disait souvent que l'enfant avait été opérée trop tôt sans avoir été placée sous la protection du Bon-Dieu. Elle s'en justifiait en s'appuyant sur l'ignorance qui était alors celle de toute sa famille : ils étaient catholiques. Elle avait bien demandé l'aide du « Bon Dieu créole » (Jésus, ou un saint catholique), mais « il n'accorde pas aussi bien ». Le bon Dieu malbar aide mieux, parce qu'il connaît plus le malheur, ayant lui même « beaucoup passé misère » à la Réunion. Raphaël avait donc poussé sa belle-mère à conduire Claire chez un prêtre indien qu'il connaissait bien, pour que celui-ci « regarde » ce qui se passait, dise à quoi tenaient ces rechutes, et essaie d'améliorer le sort de la jeune fille. Il conseilla de continuer des traitements avec le médecin, mais il affirma que ces traitements ne marcheraient que si la jeune fille tenait « les saletés » éloignées. Ce disant, il regroupait dans un terme à l'usage de Créoles l'ensemble des créatures maléfiques qu'il était capable d'écarter. 

Par la suite, Claire et sa mère étaient devenues les adeptes fidèles du temple de Mariamma que desservait ce prêtre. Elles devaient y offrir un sacrifice chaque année, et elles y faisaient une promesse chaque fois que l'état de santé de Claire leur posait problème. Leur participation aux cultes s'accompagnait du partage du repas et de la gestuelle de salutation que l'on doit exécuter devant des divinités indiennes ; elles entraient dans les discussions qui analysaient les causes des maladies, la part des esprits « malbars », et elles découvraient comme par osmose un univers culturel jusque là mal connu. 

Il est ainsi presque de règle que les patients, en suivant leur propre itinéraire de quête de soins, fassent un voyage interculturel. Et les divers soignants, chacun de ceux qui offrent l'une des multiples facettes des soins disponibles, reçoivent de véritables voyageurs qui passent, d'étape en étape, de l'une a l'autre des formes culturelles de réponse qui s'offrent à eux L'enchaînement des consultations reproduit avec une intensité particulière ce qui se passe ailleurs aussi dans la société : partout, dans le quotidien de la société créole, on assiste à une mise en système de ce qui est conçu, en première estimation, comme devant demeurer séparé. La logique de la société l'emporte sur les contraintes des dogmes, des héritages et des croyances anciennes. La maladie et la quête de soins sont certainement parmi les lieux les plus actifs de cette dynamique sociale. Tirant parti de la diversité, elles y trouvent une succession de recours. Et elles interviennent dans l'orientation de cette diversité vers des combinaisons et des fusions caractéristiques du monde créole : la pratique hybride des soins, est à son tour « hybridisante »pour la société ; elle participe à l'effritement des structures initiales (médicales, magiques, religieuses) et construit une cohérence à partir de cet effritement. 

Remarquons au passage combien ce qui précède incite à la prudence devant toute généralisation inconsidérée des leçons du monde créole : il ne suffit pas qu'il y ait métissage et convergences pour qu'il y ait créolité. Il importe que la diversité s'inscrive dans des rapports sociaux tendus et hiérarchisés, car c'est là, dans l'effort d'érosion de ces inégalités, que la dynamique qui conduit aux hybridations trouve son principal moteur, Sans une analyse claire du social, le piège des métaphores et des raisonnements analogiques n'est jamais loin. 

Mais, ce que les malades tissent en tâtonnant, certains thérapeutes l'élaborent plus systématiquement. 

Que fait le thérapeute, la personne de recours quelle qu'elle soit, lorsque lui arrivent des demandes qui plongent dans des enracinements culturels différents du sien ? La solution du problème est d'autant plus nécessaire que ces malades appartiennent à sa propre société, qu'ils font partie de ses réseaux de voisinage, voire d'alliance. Il doit alors devenir un opérateur de communication, sachant mettre en équivalence les cultures différentes des divers consultants de façon à leur ouvrir un passage vers ce qu'il offre. Entre ces cultures, il devient un traducteur, un passeur.
 

Un homme de prière,
thérapeute et passeur culturel

 

Île Maurice. La société est l'une des plus complexes qui soient, bien que la forte présence Indienne masque parfois les contrastes. S. n'est devenu que peu à peu prêtre et guérisseur, lorsque le petit temple qu'il avait construit à son usage personnel a attiré quelques voisins puis des étrangers au quartier. Il a toutefois gardé son travail de récupérateur de pièces de voitures, mais il est de plus en plus sollicité. Et il en est fier. Il remarque combien divers sont ceux qui viennent à lui ; comme bien des thérapeutes, il y voit un signe de reconnaissance sociale, d'autant que beaucoup appartiennent à des groupes ethniques valorisés et à des groupes sociaux favorisés 

Il soigne les maladies qui ne sont pas naturelles, celles que les médecins n'arrivent pas à résoudre « les femmes qui n'arrivent pas à garder leur grossesse, 3 fois, 4 fois. Et si elles arrivent a avoir leur bébé, elles vont à leur église dire merci ; ou une personne qui a fait une opération mais qui sent encore le mai ; ou l'homme qui n'arrive pas a gagner du travail. Un autre vient après lui et a le travail. Qui l'a barré ? Ou encore celui qui est tout le temps à l'hôpital, ou qui a une plaie, un eczéma et le médecin ne peut rien ». 

Il fait le diagnostic, non du mal mais des causes qui l'ont entraîné ou qui freinent la guérison. Diagnostic par divination de type numérologique, ou par les cartes. Puis il s'agit d'obtenir l'intercession divine. Mais laquelle ? 

« Pour commencer, il y a Mini. C'est un grand. Dans n'importe quelle paroisse, si vous ne commencez pas avec Mini, c'est difficile de réussir quelque chose. Il est le Président-la-paroisse. C'est lui qui est maître, ministre des paroisses. (...) Il y a aussi créolemini. Créolimini, ça veut dire une invocation à la prière des Malgaches. » 

Mais ensuite, on change de registre. Car l'invocation dépend de celui qui s'adresse à lui. Il ne choisit pas. Si un Chrétien Vient, il lui parle du Christ, si un Musulman vient, il lui parle du Coran. 

« Il ne faut pas dire que je rejette ma religion. Je fais beaucoup de choses tamiles. Je fais la marche dans le feu ; je fais tout ce que je crois. Mais je donne aux gens la confiance : où ils sont, c'est ce qui est bon. Ils n'ont pas à changer. (...) Parce que si une personne comprend ce qu'elle fait, si elle va dans l'église où elle connaît la façon de faire la prière, c'est bien. Vous allez la faire quitter pour la faire venir dans un autre Testament ? D'une autre manière ? Vous allez déranger tout. Je suis contre ça, tout à fait ! (...) Quelle Bible dit « Quittez votre Dieu ! » ? Alors ils sont tous contents. Les Zarabes comprennent. Ils sont contents : je ne leur fais pas accepter quelque chose qu'ils ne pouffaient jamais faire ». 

Aussi adopte-t-il les formes que suivent ses consultants, en affirmant clairement que ce sont des formes, des façons de faire, qui leur conviennent et qu'il doit suivre, De plus, pour être intelligible, il conduit toutes ses prières et ses invocations en créole, tandis qu'il remplit en français les formulaires des taviz qui leur donne, car il importe, même à ce niveau de suivre leur choix et leur vérité. 

Il appuie tout cela sur une véritable construction théorique qui lui fait reconnaître derrière chaque adresse des hommes à la divinité une référence commune qu'il invoque en lui-même sans jamais le faire savoir : la réalité des quatre éléments à partir desquels tout ce qui existe est formé, réalité cachée derrière la diversité des choses, et qui les rend toutes semblables sous leur apparente diversité. 

« Toutes sortes de gens. Pas seulement des Tamouls. Des Catholiques surtout. Alors je fais ce que toute personne peut comprendre. Supposez : un Indien « fait ça »dans la branche indienne ; un Musulman lit le Coran. Un Tamoul fait toute sa prière en tamil. C'est difficile. Les autres ne comprennent pas. Alors je fais un peu ma prière « en clair [2] » Je la fais d'une façon que tout le monde comprend, tout le monde, de n'importe quelle nation. [...] Je fais ce qu'ils connaissent déjà. Je leur fais comprendre quel sacrifice il faut pour telle chose, mais je le fais dans leur manière. Voila pourquoi ils sont contents. 

Imaginons un créole qui vient ici. Jamais je ne lui dis qu'il faut prier Mini ou Kateri. Non : je transfère ça ! St Georges, St Michel, la Vierge... La personne qui vient suit comme ça... Après, pour soigner les malades, les plaies, Il y a plusieurs taviz [3]. On en fait ici : de l'Inde, de la France, Om indien... Seulement toute la prononciation est marquée en français. C'est pour tout le monde : l'écriture française, le créole »...
 
[...] Mais, moi, je travaille beaucoup avec quelque chose que personne ne travaille. Il n'y a pas d'église pour ça ! Il n'y a pas d'invocation pour ça ! Pourquoi les gens ne le mettent pas en pratique ? C'est pourtant le plus important ! Et tout le temps nous sommes là dedans ! Et tout le temps nous sommes à son service, et eux ils ne pratiquent pas du tout ça ! Moi, je pratique la science, moi !
 
[...] De toutes ces choses que les gens font, moi je me demande : « Quel est la plus grande ? », Et ça on l'a oublié, mais Dieu l'a toujours dit : Il a créé l'être humain avec sa propre nature, avec ce qui existait. Sur la terre qu'est-ce qu'il y a ? Il y a de l'eau, il y a du vent, Il y a de la terre, il y a du feu ! Et ça, c'est ce qui est le plus près de nous ! Personne ne sait ça. Alors, moi, mon évocation la plus forte, celle qui est capable de dire la prospérité la voilà :
 
En premier je demande à la Terre « La part de toi qui est dans celui-là, change-la. Enlève ça, répare ces douleurs, la chaleur qu'il y a là. Fais-le rafraîchir, parce qu'il est fait avec toi ».
 
Ma deuxième invocation, c'est pour demander à l'eau : « Toi qui donne la propreté, le monde sans toi ne serait pas capable d'exister ! Pourquoi cette personne souffre-t-elle comme ça ? Pourquoi ne pas lui donner un nettoyage complet ? Si tu trouves que l'eau dans son corps est sale, apporte-lui d'autre eau ! » Alors je fais l'invocation à l'eau pour qu'elle nettoie la partie de l'eau qui est dans le corps.
 
En troisième, je demande au vent : « Si tu n'existais pas, la respiration serait coupée, tous seraient morts
 
Toi qui donnes l'inspiration, change l'expiration, ce qui est mauvais et qui peut faire de mal à la personne, un mauvais vent qui est entré en lui, enlève-le. Donne-lui une expiration plus propre ! »
 
En quatrième, je demande ça au soleil : « Si tu n'existais pas, le monde n'existerait pas du tout... Il n'y aurait personne. C'est toi qui donnes le réflecteur, c'est toi le réflecteur du monde. Par ton intermédiaire, tout ce qui fait rouler le monde marche ! Que fais-tu pour cette personne ? Pourquoi tu ne termines pas ses conflits ? Pourquoi ne lui donnes-tu pas son énergie ? Pourquoi tu ne mets pas un bon courant en elle qui en a besoin ? »
 
[...] C'est ça ma force... Et je fais la prière pour tout le monde. Tout le monde est capable de comprendre. Je la fais avec des gens qui m'acceptent... Il y a beaucoup de savants dans le monde, et moi je suis handicapé parce que je n'ai fait que neuf mois d'école. lis peuvent dire de moi que je suis un imbécile qui ne sait pas lire. Que dire ?
 
On vient vers mol avec la confiance. Alors tous viennent. Même de la Réunion : des Blancs du Tampon, des Zarabes, beaucoup, de St Gilles, de St Louis, et aussi un bazardier indien de St André. Des gens du Port aussi, des Malgaches de la Réunion. Tous, je prie dans leur prière, mais je pense aux quatre, toujours aux quatre ; ils sont tous faits de la même façon... On m'a fait venir aussi à la Réunion, chez un riche Zarabe. Sa fille était très malade. Des grands spécialistes étaient venus de Maurice. Et je l'ai protégée. Pas moi, Dieu.
 
Il y a aussi des médecins qui m'envoient des malades, s'ils trouvent que la personne est affectée par une maladie des sorts au lieu d'une maladie naturelle. » 

Communication, véritable création d'un sas de passage interculturel, par la mise en relief d'un lieu d'intelligibilité commune, dans un discours implicite qui démontre à chacun que sa façon d'être ne le rend pas intrinsèquement différent de l'autre mais qu'elle est une autre façon d'être le même. 

Mais si ce qui traverse cette barrière assure la communication, cela ne vient pas nécessairement éroder l'ordre hiérarchique. Là encore, la créolité nous redit sa leçon : la nécessité d'une lecture du culturel qui ne s'affranchisse jamais d'une lecture du social. 

Tournons-nous vers la Guyane. Des médecines diverses y coexistent : celles des Noirs marrons, des Amérindiens, des Haïtiens, des Créoles, des Chinois, des Européens. Là aussi la quête de soin est un voyage transculturel (Taverne, 1996). Mais en suivant l'itinéraire du malade, nous découvrons combien, dans cette société très hiérarchisée, le pouvoir attribué à un thérapeute s'accroît à mesure que l'on descend les échelons de la hiérarchie du prestige et du pouvoir social. inversion qui se retrouve dans les autres sociétés créoles (Andoche, 1988, Benoist, 1993) mais qui est d'autant plus nette en Guyane que la fragmentation de la société y est plus marquée et que certains groupes (Noirs marrons, Amérindiens) sont plus déconsidérés. Le pouvoir thérapeutique s'enracine donc dans le statut de ceux qui soignent plus que dans les techniques qu'ils mettent en oeuvre. Ce que l'on est est plus important que ce que l'on connaît. Or dans ces sociétés, le statut d'un groupe est directement engendré par la structure générale des rapports sociaux mis en place par la plantation esclavagiste. Il se trouve ainsi que cette structure intervient directement dans la détermination des représentations de la validité des thérapeutiques. Celles-ci, tout en créant un espace de communication impliquent la pérennité des inégalités ethniques et leur forte implication dans le système de soin... 

« Reconnaître ce processus oblige à tenir compte des rapports sociaux institués au sein d'une population avant d'en interpréter les recours thérapeutiques, et souligne combien les choix thérapeutiques sont aussi des révélateurs privilégiés des relations sociales (Taverne, 1996) ». 

Et, d'une certaine façon, les choix participent à la stabilité de ces relations en assurant le rééquilibrage symbolique de rapports sociaux hiérarchiques.

 

Conclusion

 

Nous pourrions multiplier ces cas, qui ont valeur paradigmatique quant au fonctionnement des sociétés créoles. Mais quelle leçon générale en dégager ? 

Une phrase prononcée un jour dans une conférence par Carlo Sterlin, psychiatre canadien d'origine haïtienne, fait écho à ces récits, et dit mieux qu'aucune autre leur sens : « Chaque culture a des zones de lumière et des zones d'ombre. Le transculturel use des lumières des unes pour éclairer les zones d'ombre des autres ». 

Les usages quotidiens permettent les transitions qui brisent les affrontements, mais ceux-là resurgissent lorsque des crispations conscientes et explicites submergent le niveau implicite des perméabilités. La pratique de soins, de tous soins selon l'offre et selon la demande, est l'un des moyens les plus sûrs de développer ces perméabilités. Car la rencontre du malheur avec l'écoute efface la distance entre les partenaires du dialogue de secours. Elle leur permet de construire un champ commun où désormais ils pourront se retrouver. C'est ainsi que, de proche en proche, la multitude des pratiques quotidiennes de soin et de prise en charge tisse une trame serrée entre ceux que l'histoire a rassemblés sans les réunir. 

Tout cela est le résultat d'une constante improvisation, et non d'un projet : le pluriel n'est ni un choix assumé, ni un obstacle à vaincre. Il est simplement une réalité, un donné de l'histoire, que les sociétés créoles gèrent avec pragmatisme, utilisant ce qu'il offre, tout en se transformant elles-mêmes, du seul fait de l'utiliser. La clinique hybride, alors ? Elle est le lieu d'un double usage social de la maladie : par les malades, qui y trouvent des ressources imprévues, et par la société qui enracine là une part d'une nouvelle dynamique. 

Mais il faut se garder de tout angélisme culturalisant... La culture est une catégorie, une simple catégorie, sans doute fragile, où notre pensée regroupe une part de ce qu'elle perçoit. Et il serait bien erroné de lui prêter une autre réalité, et de la concevoir comme un objet. Dans les sociétés créoles, ce que nous plaçons sous le concept de culture est en prise directe sur un social en tension. Même lorsque s'ouvrent des perméabilités, elles n'emportent pas les rapports mis en place par les terribles contraintes dans lesquelles ces sociétés ont été formées et dont les raisons d'être persistent largement, dans leurs structures comme dans leurs relations avec l'extérieur. 

Communication, certes ; équivalences, probablement ; fleuve souterrain d'un patrimoine partagé, certainement. Mais aussi présence des forces qui fragmentent, opposent, hiérarchisent. Toutefois, dans la dialectique créatrice de la créolité, le rapport aux soins, les cliniques hybrides, se trouvent du côté des synthèses qui élaborent peu à peu de nouvelles sociétés créoles. C'est ce qu'exprimaient déjà, voilà quelques années psychiatres et ethnologues réunis à l'île de la Réunion sous l'impulsion de Jean-François Reverzy dans un colloque dont le titre inspiré résume ces pages : « L'espoir transculturel, des communautés d'origine aux nouvelles solidarités ». 

 

Références bibliographiques

 

ANDOCHE, J., 1988 : « L'interprétation populaire de la maladie et de la guérison à l'Île de la Réunion », Sciences Sociales et Santé, VI (3-4) : 145-165. 

BENOIST, Jean, 1993, Anthropologie médicale en société créole. Paris. P.U.F. [Texte disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.] 

BENOIST. Jean (sous la dir. de), 1996, Soigner au pluriel. Essais sur le pluralisme médical, Paris, Karthala : 520 p. 

REVERZY, J.F. (sous la dir. de), 1990, L'espoir transculturel, Paris, INSERM-L'Harmattan, 3 vol. 

TAVERNE, B., 1996, « La construction sociale de J'efficacité thérapeutique, l'exemple guyanais », in Jean Benoist (sous la dir. de) Soigner au pluriel. Essais sur le pluralisme médical, Paris : Karthala.


[1] Pour de nombreux exemples de telles élaborations dans diverses sociétés voir : Benoist, Jean (sous la direction de), 1996 : Soigner au pluriel. Essais sur le pluralisme médical, Paris, Karthala, 520 p.

[2] C'est-à-dire « en créole et non dans une langue indienne ».

[3] Amulettes.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mardi 4 décembre 2007 6:11
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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