Introduction
Il est peu de lieux au monde qui aient offert à l'histoire un dispositif d'observation aussi proche d'une véritable expérimentation sociale que les territoires exigus des îles de la Caraïbe. Sur une chaîne insulaire jusque là occupée par une population clairsemée, que les colons européens ont presque partout éliminée en quelques décennies, ont convergé de divers pays d'Europe des courants migratoires, économiques et techniques. Ils ont mis en place dans chaque île une société originale, qui partageait avec celle des îles voisines les axes structurants qui l'avaient fondée, mais qui en combinait différemment les influences, selon la diversité des données naturelles et les aléas de l'histoire.
Le regard porté sur l'ensemble caribéen, selon qu'il l'envisage dans sa totalité ou au cas par cas, s'attache ainsi soit à des traits généraux fort significatifs, soit à des spécificités locales qui le sont également. Mais l'approche qui permet de mieux dégager le sens des observations est celle qui ne choisit un niveau que pour mieux interpréter ce qui se passe à l'autre, tirant le parti maximum de la situation évoquée plus haut. Ainsi les îles de la Caraïbe, sur le plan social et historique, apparaissent les unes comme les autres comme autant de figures d'un système de transformation dont les règles communes s'appliquent à toutes.
Si on la situe dans cette perspective, l'époque révolutionnaire constitue pour les Antilles un temps d’observation privilégié. Temps où les structures d'un archipel créole, que la plantation, l'esclavage, les rivalités européennes avaient contribué à façonner, sont ébranlées par la conjoncture, une idéologie exportée par Paris. Temps où, sur un substrat commun, la diversité des situations introduit blocages ou accélérations, dont la prospérité va recueillir les fruits. Honnis ou adulés, les agents de la Révolution française suscitent autant de passion que le régime qu’ils servent. Présenté tantôt comme un démon, tantôt comme un héros, Victor Hugues reste un des plus contestés de ces personnages. En donnant au « commissaire civil délégué par la Convention aux Isles du Vent » une place éminente dans un de ses romans, Alejo Carpentier a fixé pour nombre de lecteurs, l'image d'Hugues [1]. Rendus plus fascinants par le talent de l'écrivain cubain, l'homme et l'œuvre continuent à poser quelques énigmes aux chercheurs. Des travaux conduits à Saint-Barthélemy, notamment dans le domaine de l'anthropologie, nous avaient mis en contact, il y a plusieurs années, avec une abondante correspondance que Victor Hugues avait entretenue avec la petite île suédoise entre 1795 et 1798. Les mêmes thèmes se retrouvaient dans les lettres adressées par Hugues à des correspondants français ou étrangers implantés dans d'autres îles en particulier Sainte-Croix et Saint-Thomas, possessions danoises, ou à Saint-Vincent. domaine des Indiens Caraïbes [2]. Ces derniers, soumis aux pressions européennes, avaient du mal à sauvegarder quelque indépendance. Les souverains scandinaves, eux, paraissaient mieux armés pour faire respecter leurs intentions dans trois colonies, dont la neutralité avait été proclamée.
Installés en Guadeloupe, les représentants du gouvernement français ne pouvaient s'appuyer sur la Martinique, tombée aux mains des Anglais[3] Saint-Barthélemy, Saint-Thomas, Sainte-Croix et Saint-Vincent offraient, en revanche, un terrain propice aux ruses, à la propagande, aux activités qu'impliquaient les instructions remises, avec des « pouvoirs illimités », par le Comité de Salut Public : « Etablir solidement les principes de 1a Révolution dans les Isles du Vent, y défendre la République contre toute agression étrangère (…) punir exemplairement les contre-révolutionnaires » [4] À ce programme pouvaient concourir, de plus ou moins bonne grâce, « Neutres » et « Naturels », dont l'usage exigeait fermeté mais diplomatie. L'importance des travaux réalisés pat d'autres chercheurs autant que les limites assignées à ce texte invitent à réduire le champ de l'étude. On renonce donc à y inclure le cas d'autres puissances neutres, comme les Etats-Unis ; et à envisager ce qui dans la correspondance avec les îles retenues présentait le quotidien des préoccupations, commerce, guerre, et notamment la guerre de course, activité si prisée par Victor Hugues [5].
Dans la situation d'urgence où se trouvaient les Républicains, on eût pu penser que le primum vivere deinde philosophare aurait fait écarter des lettres du Commissaire civil toute considération étrangère à la survie. Mais le péril n'est pas l'apanage des Antilles . Dans une métropole battue par la tourmente, les Conventionnels ont tenté de bâtir sur du roc et de promouvoir leur idéal. Hugues a déjà une expérience révolutionnaire. Née à Saint-Domingue, elle s'est affermie en France. Lui a-t-elle enseigné que pour « établir solidement les principes de la Révolution » point n'était besoin d'attendre la victoire ? Bien mieux, que l'idéal, avec sa part de rêve, pouvait contribuer à cette victoire, en exaltant le courage des Républicains, en leur suscitant des alliés et en rendant méprisables les contre-révolutionnaires ? En tout cas, le commissaire, maintes fois présent dans ses lettres avec un sabre de marin, une balance de marchand, voire un masque d'espion, l'est aussi avec la plume d'un homme des Lumières. Nous verrons comment sa réflexion, pour sommaire qu'elle paraisse à ses détracteurs, ouvre des perspectives sur la morale révolutionnaire et sur la liberté, celle des esclaves et des Indiens Caraïbes, celle de la pensée. Que l'idéal y soit souvent ajusté aux réalités, voire aux intérêts, devra-t-il faire poser la question de la duplicité du personnage ?
[1] Intitulé El Siglo de la luces, l'ouvrage a paru à Mexico en 1962. La traduction française. publiée la même année chez Gallimard (Le Siècle des Lumières ) a connu plusieurs rééditions.
[2] Ces travaux sur Saint-Barthélemy ont donné lieu à l'exploitation de sources manuscrites conservées dans le dépôt des Archives d'Outre-Mer d'Aix-en-Provence et dans celui des Riksarkivet de Stockholm Ici, on s'appuie surtout sur la correspondance conservée à Paris dans la sous-série C 10 des Archives nationales (colonies série C).
[3] Selon la règle de collégialité chère aux Conventionnels, Hugues est accompagné du Commissaire civil Pierre Chrétien. Plus tard, deux hommes qui, comme Hugues. avaient longtemps vécu à Saint-Domingue seront ses collègues, les Commissaires Goyrand et Lebas (P Pluchon : Histoire des Antilles et de la Cuyane. p 314-315) Cette particularité pourrait parfois faire hésiter à attribuer telle ou telle lettre à Victor Hugues Si c'est bien lui qui certifie conforme la copie de chaque bloc de correspondance adressé aux Petites Antilles pendant la Révolution et déposé aux Archives nationales. il ne signe ni ne s'attribue aucune lettre en particulier. Mais le style vigoureux et imagé du personnage, et l'emprise qu'il exerce sur ses collègues, permettent presque toujours de déceler sa marque dans les documents.
[4] Comme le fait observer Anne Pérotin-Dumon, au bas des instructions que reçoivent Hugues et Chrétien, pas une signature ne manque : « Barrère, Saint-Just, Carnot, Robespierre, Collot d'Herbois » (« L'irrésistible ascension de Victor Hugues » ), in Historial antillais t. Il, p. 103-111-cf p. 103).
[5] Pour étudier le personnage et son œuvre, nous avons tiré grand profit des travaux d'Anne Pérotin-Dumon : thèse de l'École des Chartes « La Convention et le Directoire à la Guadeloupe », thèse de troisième cycle. consacrée à l'histoire de la même île entre 1789 et 1794. et nombreuses publications.
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