Introduction
Le thème du Grand Inquisiteur a tenu une place significative dans la littérature de la fin du XIXe siècle, du Torquemada de Hugo (1869/1882) [1] aux Frères Karamazov, avant d'être repris par les romanciers, dramaturges et essayistes au siècle suivant. Le texte de Dostoievski, publié en 1880, possède une force considérable et un statut particulier et problématique. Ivan Karamazov le présente comme un « poème », mais il relève également du conte philosophique, de la fable, voire - puisque le contexte est essentiellement religieux de la parabole. C'est l'un de ces écrits dont l'herméneutique reste problématique parce que sa substantifique moelle ne se laisse pas réduire par l'une ou l'autre des interprétations multiples qui en ont été faites [2], aussi convient-il de ne pas prétendre ici en épuiser le sens, mais d'en actualiser la lecture et le propos.
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Pour Camus, « les grands romanciers sont des romanciers philosophes » [3], au premier rang desquels il lace Dostoievski, dont les thématiques traversent de façon récurrente son oeuvre. Il est fasciné par les personnages des Possédés dont il monte l'adaptation théâtrale en 1953, mais également par Les frères Karamazov, au premier rang desquels Ivan qui, comme Rieux dans La Peste, ne peut admettre la compossibilité de l'existence d'un Dieu tout puissant et la souffrance et la mort d'un enfant innocent.
Camus reprend, à son compte et à sa façon, la thématique du Grand Inquisiteur à laquelle il donne la place centrale dans le discours qu'il prononce à l'hôtel de ville de Stockholm lorsqu'il reçoit le prix Nobel de Littérature, le 10 décembre 1957 [4] :
« Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu'elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde se défasse. Héritière d'une histoire corrompue où se mêlent les révolutions déchues, les techniques devenues folles, les dieux morts et les idéologies exténuées, où de médiocres pouvoirs peuvent aujourd'hui tout détruire mais ne savent plus convaincre, où l'intelligence s'est abaissée jusqu'à se faire la servante de la haine et de l'oppression, cette génération a dû, en elle-même et autour d'elle, restaurer, à partir de ses seules négations, un peu de ce qui fait la dignité de vivre et de mourir. Devant un monde menacé de désintégration, où nos grands inquisiteurs risquent d'établir pour toujours les royaumes de la mort, elle sait qu'elle devrait, dans une sorte de course folle contre la montre, restaurer entre les nations une paix qui ne soit pas celle de la servitude, réconcilier à nouveau travail et culture, et refaire avec tous les hommes une arche d'alliance. Il n'est pas sûr qu'elle puisse jamais accomplir cette tâche immense... » [5]
Camus s'exprime ici non plus seulement comme témoin embarqué (« Embarqué, écrit-il, me paraît ici plus juste qu'engagé »). À ce moment précis de l'Histoire et de son histoire, le vocabulaire pascalien lui semble le plus pertinent pour définir « l'engagement obligatoire [de] tout artiste aujourd'hui engagé dans la galère de son temps »...
L'artiste est un visionnaire, mi-prophète, mi Cassandre, il a obligation de mettre ses contemporains et l'humanité - en garde contre la prégnance de la pulsion de mort, la frénésie autodestructrice qui s'est emparée des grandes puissances ; cette montée aux extrêmes qu'il perçoit déjà comme irrésistible et qui conduit la planète entière au seuil d'une apocalypse quasi certaine. Celle-là même qu'évoque René Girard dans son dernier ouvrage : « Achever Clausewitz ». Désormais, le duel des deux protagonistes ne s'arrête plus, comme chez Hegel, par l'acceptation de la servitude par celui qui a eu peur en percevant sa mort dans le regard de l'autre. Le processus enclenché avec la première guerre mondiale ne connaît plus de limite ; désormais, les extrémistes, les croisés de toutes obédiences, entendent mener leur guerre contre le Satan d'en face, jusqu'à son terme, jusqu'à la conflagration finale.
Le discours de Camus doit être compris dans sa dimension diachronique : il vient après la folie meurtrière des deux guerres mondiales ?la première accouchant du communisme stalinien de l'Union Soviétique et permettant/provocant la montée des fascismes et du Nazisme, la seconde accompagnée du massacre des Juifs puis de l'écrasement des libertés en Europe de l'Est? ; il souligne la gravité du présent et les risques incommensurables de l'avenir. Il y a tout lieu de craindre que le mouvement ainsi engagé ne soit irrémédiable ; les protagonistes pourront changer, de même que la surface idéologique, mais pas le fond du problème [6].
Cette approche camusienne se situe moins à la marge de la problématique dostoievskienne du Grand Inquisiteur qu'il n'y paraît. En effet, celui-ci est un maître de la duplicité dont le discours est de même nature que celui du despote qui, au nom d'une vision pseudo-philosophique de l'Histoire, exige le sacrifice d'une, ou de plusieurs générations, pour assurer des lendemains qui chantent à celles qui viendront plus tard ! Le marxisme réel, verra la parousie du prolétariat-peuple, les contradictions historiques seront dépassées, ce sera le Grand Soir.
Comme le Grand Inquisiteur, tous les despotes du XXe siècle, ont fondé leur discours sur le renversement, la dénégation du réel, usé du mensonge idéologique systématique, justifiant les millions de morts par la promesse sinon du bonheur, du moins son illusion, remplaçant la religion par une idéologie de substitution bien pire encore !
[1] Voir par exemple la très intéressante communication de Caroline Julliot qu'on trouve à l’adresse suivante.
[2] Voir, par exemple : La légende du Grand Inquisiteur, traduite et présentée par Luba Jurgenson, accompagnée des textes, commentaires et analyses de Konstantin Léontiev, Vladimir Soloviev, Vassili Rozanov, Serge Boulgakov, Nicolas Berdiaev et Sémion Frank éditions L'âge d'homme, Lausanne, 2004 -, et la présentation faite par Michel del Castillo chez Desclée de Brouwer, en 1993; mais cette liste est loin d'être exhaustive, tel n'est pas mon propos ici.
[4] De même qu'il dénonce : « les Grands Inquisiteurs qui écoutent ''l'esprit de destruction et de mort'' », dans L'homme révolté.
[5] Discours de Suède, Gallimard, 1958, p. 18-19.
Quatre ans plus tard, au moment où il quitte le pouvoir, Eisenhower ses concitoyens en garde : le poids du lobby militaro-industriel dans la vie politique américaine était devenu tel qu'il faisait courir un risque considérable à la démocratie.
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