Jean-Louis Benoît
“Dostoïevski, Camus et le Grand Inquisiteur:
au-delà d’un mythe”.
Un article publié dans la revue CAUSE COMMUNE, revue citoyenne d’actualité réfléchie, no 4 automne-hiver 2008, pp. 177-186. Paris : Éditions du Cerf.
- Introduction
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- Le poème d'Ivan Karamazov
- Des hommes libérés !
- Un processus inversé.
- Le retour du religieux
Introduction
Le thème du Grand Inquisiteur a tenu une place significative dans la littérature de la fin du XIXe siècle, du Torquemada de Hugo (1869/1882) [1] aux Frères Karamazov, avant d'être repris par les romanciers, dramaturges et essayistes au siècle suivant. Le texte de Dostoievski, publié en 1880, possède une force considérable et un statut particulier et problématique. Ivan Karamazov le présente comme un « poème », mais il relève également du conte philosophique, de la fable, voire - puisque le contexte est essentiellement religieux de la parabole. C'est l'un de ces écrits dont l'herméneutique reste problématique parce que sa substantifique moelle ne se laisse pas réduire par l'une ou l'autre des interprétations multiples qui en ont été faites [2], aussi convient-il de ne pas prétendre ici en épuiser le sens, mais d'en actualiser la lecture et le propos.
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Pour Camus, « les grands romanciers sont des romanciers philosophes » [3], au premier rang desquels il lace Dostoievski, dont les thématiques traversent de façon récurrente son oeuvre. Il est fasciné par les personnages des Possédés dont il monte l'adaptation théâtrale en 1953, mais également par Les frères Karamazov, au premier rang desquels Ivan qui, comme Rieux dans La Peste, ne peut admettre la compossibilité de l'existence d'un Dieu tout puissant et la souffrance et la mort d'un enfant innocent.
Camus reprend, à son compte et à sa façon, la thématique du Grand Inquisiteur à laquelle il donne la place centrale dans le discours qu'il prononce à l'hôtel de ville de Stockholm lorsqu'il reçoit le prix Nobel de Littérature, le 10 décembre 1957 [4] :
- « Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu'elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde se défasse. Héritière d'une histoire corrompue où se mêlent les révolutions déchues, les techniques devenues folles, les dieux morts et les idéologies exténuées, où de médiocres pouvoirs peuvent aujourd'hui tout détruire mais ne savent plus convaincre, où l'intelligence s'est abaissée jusqu'à se faire la servante de la haine et de l'oppression, cette génération a dû, en elle-même et autour d'elle, restaurer, à partir de ses seules négations, un peu de ce qui fait la dignité de vivre et de mourir. Devant un monde menacé de désintégration, où nos grands inquisiteurs risquent d'établir pour toujours les royaumes de la mort, elle sait qu'elle devrait, dans une sorte de course folle contre la montre, restaurer entre les nations une paix qui ne soit pas celle de la servitude, réconcilier à nouveau travail et culture, et refaire avec tous les hommes une arche d'alliance. Il n'est pas sûr qu'elle puisse jamais accomplir cette tâche immense... » [5]
Camus s'exprime ici non plus seulement comme témoin embarqué (« Embarqué, écrit-il, me paraît ici plus juste qu'engagé »). À ce moment précis de l'Histoire et de son histoire, le vocabulaire pascalien lui semble le plus pertinent pour définir « l'engagement obligatoire [de] tout artiste aujourd'hui engagé dans la galère de son temps »...
L'artiste est un visionnaire, mi-prophète, mi Cassandre, il a obligation de mettre ses contemporains et l'humanité - en garde contre la prégnance de la pulsion de mort, la frénésie autodestructrice qui s'est emparée des grandes puissances ; cette montée aux extrêmes qu'il perçoit déjà comme irrésistible et qui conduit la planète entière au seuil d'une apocalypse quasi certaine. Celle-là même qu'évoque René Girard dans son dernier ouvrage : « Achever Clausewitz ». Désormais, le duel des deux protagonistes ne s'arrête plus, comme chez Hegel, par l'acceptation de la servitude par celui qui a eu peur en percevant sa mort dans le regard de l'autre. Le processus enclenché avec la première guerre mondiale ne connaît plus de limite ; désormais, les extrémistes, les croisés de toutes obédiences, entendent mener leur guerre contre le Satan d'en face, jusqu'à son terme, jusqu'à la conflagration finale.
Le discours de Camus doit être compris dans sa dimension diachronique : il vient après la folie meurtrière des deux guerres mondiales ?la première accouchant du communisme stalinien de l'Union Soviétique et permettant/provocant la montée des fascismes et du Nazisme, la seconde accompagnée du massacre des Juifs puis de l'écrasement des libertés en Europe de l'Est? ; il souligne la gravité du présent et les risques incommensurables de l'avenir. Il y a tout lieu de craindre que le mouvement ainsi engagé ne soit irrémédiable ; les protagonistes pourront changer, de même que la surface idéologique, mais pas le fond du problème [6].
Cette approche camusienne se situe moins à la marge de la problématique dostoievskienne du Grand Inquisiteur qu'il n'y paraît. En effet, celui-ci est un maître de la duplicité dont le discours est de même nature que celui du despote qui, au nom d'une vision pseudo-philosophique de l'Histoire, exige le sacrifice d'une, ou de plusieurs générations, pour assurer des lendemains qui chantent à celles qui viendront plus tard ! Le marxisme réel, verra la parousie du prolétariat-peuple, les contradictions historiques seront dépassées, ce sera le Grand Soir.
Comme le Grand Inquisiteur, tous les despotes du XXe siècle, ont fondé leur discours sur le renversement, la dénégation du réel, usé du mensonge idéologique systématique, justifiant les millions de morts par la promesse sinon du bonheur, du moins son illusion, remplaçant la religion par une idéologie de substitution bien pire encore !
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Le poème d'Ivan Karamazov [7]
L'action se déroule au XVIe siècle, « à l’époque la plus terrible de l’Inquisition ». Le Christ revient à Séville où « la veille, en présence du roi, des courtisans, des chevaliers, des cardinaux et des plus charmantes dames de la cour, le Grand Inquisiteur a fait brûler une centaine d’hérétiques ad majorem Dei gloriam. Il est apparu doucement, sans se faire remarquer, et chose étrange tous le reconnaissent. (...) Silencieux, il passe au milieu de la foule avec un sourire d’infinie compassion. (...) Il leur tend les bras, Il les bénit, une vertu salutaire émane de son contact et même de ses vêtements ».
Il rend la vue au vieillard qui le supplie, rappelle à la vie la jeune enfant que l'on conduit dans son cercueil jusqu'à la cathédrale de Séville.
- « À ce moment passe sur la place le cardinal Grand Inquisiteur [8]. C’est un grand vieillard, presque nonagénaire, avec un visage desséché, des yeux caves, mais où luit encore une étincelle. (...) Il a tout vu, le cercueil déposé devant Lui, la résurrection de la fillette, et son visage s’est assombri. (...)
On conduit le Prisonnier au sombre et vieux bâtiment du Saint-Office, on l’y enferme dans une étroite cellule voûtée. La journée s’achève, la nuit vient, une nuit de Séville (...), le grand inquisiteur paraît, un flambeau à la main. Il est seul, la porte se referme derrière lui. Il s’arrête sur le seuil, considère longuement la Sainte Face. Enfin, il s’approche, pose le flambeau sur la table et lui dit : « C’est Toi, Toi ? » (...) Pourquoi es-tu venu nous déranger ? Car tu nous déranges, tu le sais bien. Mais sais-tu ce qui arrivera demain ? (...) Demain je te condamnerai et tu seras brûlé comme le pire des hérétiques, et ce même peuple qui aujourd’hui te baisait les pieds, se précipitera demain, sur un signe de moi, pour alimenter ton bûcher. Le sais-tu ? »
Le Christ a été condamné et mis à mort justement, affirme le Grand Inquisiteur, pour avoir renversé les valeurs établies. Effectivement, le christianisme originel est intrinsèquement différent des autres religions, il a opéré un renversement axiologique complet [9]. Par sa vie et son message, le Christ est à la fois le point d'ancrage et de rupture avec l'Ancien Testament : il y a un avant et un après dont les Evangiles témoignent continûment :
- Vous avez appris qu’il a été dit aux anciens : Tu ne commettras pas de meurtre. [...] Et moi, je vous dis…
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- Vous avez appris qu’il a été dit : Tu ne commettras pas d’adultère. [...] Et moi, je vous dis…
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- D’autre part il a été dit : Si quelqu’un répudie sa femme. [...] Et moi, je vous dis…
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- Vous avez encore appris qu’il a été dit aux anciens : Tu ne parjureras pas. [...]. Et moi, je vous dis…
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- Vous avez appris qu’il a été dit : Oeil pour œil et dent pour dent. […] Et moi, je vous dis…
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- Vous avez appris qu’il a été dit : Tu aimeras ton prochain et tu haïras ton ennemi. [...] Et moi je vous dis : aimez vos ennemis et priez pour ceux qui vous persécutent.
Le Christ instaure une ère nouvelle fondée sur un message d’amour qui inverse l’ordre des valeurs en mettant au premier plan les Béatitudes promises aux pauvres de cœur, aux doux, à ceux qui pleurent, à ceux qui ont faim et soif de la justice, aux miséricordieux, aux cœurs purs, aux artisans de paix et aux persécutés.
Ne va-t-il pas jusqu’à affirmer, lors de sa dernière montée à Jérusalem : « En vérité, je vous le déclare, collecteurs d'impôts et prostituées entreront avant vous dans le Royaume des cieux » [10].
Propos inacceptables pour les pharisiens ; pour eux, un tel blasphème méritait la mort [11] !
Des hommes libérés!
Le Christ est venu apporter aux hommes et aux femmes la liberté, les délivrer de toutes les chaînes qui faisaient entrave à leur humanité. Il ne juge pas la femme adultère mais, au contraire brise le précepte de la loi qui exigeait sa mise à mort et la renvoie libre : « Je ne te condamne pas: va et ne pèche plus... », de même que « la pécheresse » qui a répandu sur lui, et qu'il « libère » de sa faute : « Tes péchés ont été pardonnés, ta foi t'a sauvée, va en paix. »
Le message de l'Evangile est celui de la libération du péché et des démons qui tiennent l'âme et le corps emprisonnés, mais libération également vis à vis de la loi quand elle est mutilante et privilégie la lettre qui tue à l'esprit qui vivifie.
Le Grand Inquisiteur, lui, dénonce cette prétention : l'homme n'est pas fait pour la liberté qu'il est incapable d'assumer. Il faut, au contraire, l'amener à se défaire, volontairement, de sa liberté réelle au profit de la liberté factice, qui lui est concédée, de surcroît, avec sécurité et bien être.
- « l’Inquisiteur révèle enfin sa pensée, dévoile ce qu’il a tu durant toute sa carrière. (...) Tout a été transmis par toi au pape, tout dépend donc maintenant du pape ; ne viens pas nous déranger, avant le temps du moins. (...)
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- - As-tu le droit de nous révéler un seul des secrets du monde d’où tu viens ?
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- - Non, tu n’en as pas le droit . (...) Tu mettais au-dessus de tout, il y a quinze siècles, cette liberté de la foi. N’as-tu pas dit bien souvent : ''Je veux vous rendre libres.'' Eh bien ! Tu les a vus, les hommes ''libres'', ajoute le vieillard d’un air sarcastique. Oui, cela nous a coûté cher, poursuit-il en le regardant avec sévérité, mais nous avons enfin achevé cette oeuvre en ton nom. Il nous a fallu quinze siècles de rude labeur pour instaurer la liberté. (...) Sache que jamais les hommes ne se sont crus aussi libres qu’à présent, et pourtant, leur liberté, ils l’ont humblement déposée à nos pieds. Cela est notre oeuvre, à vrai dire ; est-ce la liberté que tu rêvais ? (...)
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- Heureusement qu’en partant tu nous a transmis l’oeuvre, tu as promis, tu nous as solennellement accordé le droit de lier et de délier, tu ne saurais maintenant songer à nous retirer ce droit. Pourquoi donc es-tu venu nous déranger ? (...)
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- Tu veux aller au monde les mains vides, en prêchant aux hommes une liberté que leur sottise et leur ignominie naturelles les empêchent de comprendre, une liberté qui leur fait peur, car il n’y a et il n’y a jamais rien eu de plus intolérable pour l’homme et la société ! (...)
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- Ils clameront : ''Donnez-nous à manger, car ceux qui nous avaient promis le feu du ciel ne nous l’ont pas donné.'' Alors, nous achèverons leur tour, car il ne faut pour cela que la nourriture, et nous les nourrirons, soi-disant en ton nom, nous le ferons accroire. Sans nous, ils seront toujours affamés. Aucune science ne leur donnera du pain, tant qu’ils demeureront libres, mais ils finiront par la déposer à nos pieds, cette liberté, en disant : ''Réduisez-nous plutôt en servitude, mais nourrissez-nous.'' Ils comprendront enfin que la liberté est inconciliable avec le pain de la terre à discrétion. (...)
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- Quoique dépravés et révoltés, ils deviendront finalement dociles. Ils s’étonneront et nous croiront des dieux pour avoir consenti, en nous mettant à leur tête, à assurer la liberté qui les effrayait et à régner sur eux, tellement à la fin ils auront peur d’être libres. Mais nous leur dirons que nous sommes tes disciples, que nous régnons en ton nom. Nous les tromperons de nouveau, car alors nous ne te laisserons pas approcher de nous. (...)
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- As-tu donc oublié que l’homme préfère la paix et même la mort à la liberté de discerner le bien et le mal ? Il n’y a rien de plus séduisant pour l’homme que le libre arbitre, mais aussi rien de plus douloureux. Et au lieu de principes solides qui eussent tranquillisé pour toujours la conscience humaine, tu as choisi des notions vagues, étranges, énigmatiques, tout ce qui dépasse la force des hommes, et par là tu as agi comme si tu ne les aimais pas, toi, qui étais venu donner ta vie pour eux ! Tu as accru la liberté humaine au lieu de la confisquer et tu as ainsi imposé pour toujours à l’être moral les affres de cette liberté. Tu voulais être librement aimé, volontairement suivi par les hommes charmés. (...) mais ne prévoyais-tu pas qu’ils repousseraient enfin et contesteraient même ton image et ta vérité, étant accablés sous ce fardeau terrible : la liberté de choisir ? (...)
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- Oh ! nous les persuaderons qu’ils ne seront vraiment libres qu’en abdiquant leur liberté en notre faveur. (...) Ils se convaincront eux-mêmes que nous disons vrai, car ils se rappelleront dans quelle servitude, dans quel trouble les avait plongés ta liberté. (...) rebelles, mais faibles, foule lâche et misérable, (ils) se traîneront à nos pieds en criant : ''Oui, vous aviez raison, vous seuls possédiez son secret et nous revenons à vous ; sauvez-nous de nous-mêmes !'' Sans doute, en recevant de nous les pains, ils verront bien que nous prenons les leurs, gagnés par leur propre travail, pour les distribuer, sans aucun miracle. (...)
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- Ils comprendront la valeur de la soumission définitive. (...) Nous leur donnerons un bonheur doux et humble, un bonheur adapté à de faibles créatures comme eux. (...)
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- Certes, nous les astreindrons au travail, mais aux heures de loisir nous organiserons leur vie comme un jeu d’enfant, avec des chants, des choeurs, des danses innocentes. Oh ! nous leur permettrons même de pécher, car ils sont faibles, et à cause de cela, ils nous aimeront comme des enfants. (...)
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- Ils accepteront notre décision avec allégresse, car elle leur épargnera le grave souci de choisir eux-mêmes librement. (...)
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- Ils mourront paisiblement, ils s’éteindront doucement en ton nom, et dans l’au-delà ils ne trouveront que la mort. Mais nous garderons le secret ; nous les bercerons, pour leur bonheur, d’une récompense éternelle dans le ciel ».
Le Grand Inquisiteur qui parle ainsi n'est pas seulement un homme du passé, il serait bien trop réducteur de voir en lui l'expression seule de l'Église catholique et des Jésuites qui sont effectivement mentionnés dans le texte, c'est également un homme d'avenir. Pour Dostoievski l'avenir appartient bien aux Grands Inquisiteurs.
Il a mis en évidence comment le changement du monde, la poussée globale de la foule, de l'opinion publique en direction de ce que Tocqueville appelle un « état social démocratique » allait conduire à une redistribution des cartes dans le jeu du pouvoir entre le despote et la foule.
Comment ne pas rapprocher le texte du Grand Inquisiteur de l'analyse que Tocqueville fait du risque majeur du despotisme doux [12] ; tableau assez monstrueux mais si peu éloigné de la vérité présente et d'une humanité qui ressemble tant au portrait que Zarathoustra fait du dernier homme ; portrait charge et repoussoir de l’homo democraticus, refusant tout dépassement, toute transcendance, plus encore celle qu’il lui conviendrait d’instaurer pour lui-même et qui provoque le ravissement des badauds qui attendent et espèrent la chute du danseur de corde : « Donne-nous ce dernier homme, Ô Zarathoustra, nous te tiendrons quitte du Surhomme […] Mais Zarathoustra s’attrista et dit à son cœur : Ils ne me comprennent pas ! Je ne suis pas la bouche faite pour ces oreilles » [13]…
Un processus inversé.
L'autre élément capital du processus inquisitorial sous toute ses formes - Inquisition proprement dite, procès de sorcellerie, génocides et prise du pouvoir par les systèmes totalitaires et criminels du XXe siècle - consiste en un double escamotage : l'inversion des valeurs, inversion du vrai et du faux.
Le Grand Inquisiteur fait dresser de beaux bûchers pour brûler les hérétiques au nom de la très saint Eglise catholique qui représente Dieu sur terre et entend par ces autodafés faire respecter le message et la volonté du Christ. Mensonge absolu, trahison du christianisme originel, renversement des valeurs christiques... « Nous avons remis les choses en l'état, le monde à l'endroit, les valeurs à leur juste place », tel est l'affirmation fondamentale du Grand Inquisiteur et la justification de son propos : le Christ doit être réduit au silence, à nouveau mis à mort, pour ne pas remettre en cause quinze siècles de restauration des puissances de ce Monde.
Tout a commencé lorsque Jésus s'est retiré au désert, avant de commencer sa vie publique, et qu'il a rejeté les trois « tentations » du prince de ce Monde [14]. Or, pour le Grand Inquisiteur, il n'est de royaume et de puissances que de ce monde, le Christ a donc bouleversé l'ordre naturel des choses et trahi sa vraie mission en affirmant : « Mon royaume n'est pas de ce monde! »
Il devait changer les pierres en pain et assurer ainsi son pouvoir sur les hommes au lieu de les vouloir libres.
- « Tu vois ces pierres dans ce désert aride ? Change-les en pains, et l’humanité accourra sur tes pas, tel qu’un troupeau docile et reconnaissant, tremblant pourtant que ta main se retire et qu’ils n’aient plus de pain.
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- Mais tu n’as pas voulu priver l’homme de la liberté, et tu as refusé, estimant qu’elle était incompatible avec l’obéissance achetée par des pains. Tu as répliqué que l’homme ne vit pas seulement de pain, mais sais-tu qu’au nom de ce pain terrestre, l’Esprit de la terre s’insurgera contre toi, luttera et te vaincra ».
L'Inquisition assume donc la mission que le Christ devait remplir - s'assurer la domination du monde - en utilisant les trois moyens à sa disposition :
- « Il y a trois forces, les seules qui puissent subjuguer à jamais la conscience de ces faibles révoltés, ce sont : le miracle, le mystère, l’autorité ! Tu les as repoussées toutes trois, donnant ainsi un exemple. L’Esprit terrible et profond t’avait transporté sur le pinacle du Temple et t’avait dit : ''Veux-tu savoir si tu es le fils de Dieu ? Jette-toi en bas, car il est écrit que les anges le soutiendront et le porteront, il ne se fera aucune blessure, tu sauras alors si tu es le Fils de Dieu et tu prouveras ainsi ta foi en ton Père.'' Mais tu as repoussé cette proposition, tu ne t’es pas précipité. (...)
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- Oh ! tu savais que ta fermeté serait relatée dans les Écritures, traverserait les âges, atteindrait les régions les plus lointaines, et tu espérais que, suivant ton exemple, l’homme se contenterait de Dieu, sans recourir au miracle. Mais tu ignorais que l’homme repousse Dieu en même temps que le miracle, car c’est surtout le miracle qu’il cherche. (...) Tu n’es pas descendu de la croix, quand on se moquait de toi et qu’on te criait, par dérision : '' Descends de la croix, et nous croirons en toi.'' Tu ne l’as pas fait, car de nouveau tu n’as pas voulu asservir l’homme par un miracle ; tu désirais une foi qui fût libre et non point inspirée par le merveilleux. (...) tu te faisais une trop haute idée des hommes, car ce sont des esclaves, bien qu’ils aient été créés rebelles. (...) Je le jure, l’homme est plus faible et plus vil que tu ne pensais ».
Puisqu'il n'est de valeur que de ce monde, il fallait absolument accepter la troisième proposition du Prince de ce monde accepter de l'adorer puisqu'il accorderait à son adorateur la toute puissance sur le Monde:
- « Pourquoi donc venir entraver notre œuvre ? (...) Nous ne sommes pas avec toi, mais avec lui, depuis longtemps déjà. Il y a juste huit siècles que nous avons reçu de lui ce dernier don que tu repoussas avec indignation, lorsqu’il te montrait tous les royaumes de la terre ; nous avons accepté Rome et le glaive de César, et nous nous sommes déclarés les seuls rois de la terre. (...)
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- Pourquoi as-tu repoussé ce dernier don ? En suivant ce troisième conseil du puissant Esprit, tu réalisais tout ce que les hommes cherchent sur la terre : un maître devant qui s’incliner, un gardien de leur conscience et le moyen de s’unir finalement dans la concorde en une commune fourmilière, car le besoin de l’union universelle est le troisième et dernier tourment de la race humaine. (...)
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- Nous avons pris le glaive de César et, ce faisant, nous t’avons abandonné pour le suivre. »
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- « - Ton inquisiteur ne croit pas en Dieu ».
- Eh bien, quand cela serait ? Tu as deviné, enfin (...) il faut écouter l’Esprit profond, cet Esprit de mort et de ruine, et pour ce faire, admettre le mensonge et la fraude, mener sciemment les hommes à la mort et à la ruine, en les trompant durant toute la route, pour leur cacher où on les mène, et pour que ces pitoyables aveugles aient l’illusion du bonheur »...
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Le retour du religieux
La problématique du texte de Dostoievski traverse le temps et rejoint celle de la violence mimétique et du processus victimaire de René Girard ; elle est également à l'oeuvre dans l'ensemble des exterminations de masse du siècle dernier, de 1914 au génocide du Rwanda. Puisqu'il n'est d'existence véritable que de ce Monde, tout est bon pour justifier la prise du pouvoir, fût-ce par la barbarie, qu'il convient de masquer, par exemple en ramenant celui qui va être exterminé au rang de sous-homme, d'animal, de vermine qu'il convient de gazer ou de tuer à la machette [15].
Signe des temps, le retour du religieux en politique est, au premier chef, celui des nouveaux Grands Inquisiteurs, jetant des fatwas, des anathèmes, appelant à la Croisade pour les uns, au Djihad pour les autres. Autrefois, à Rome, deux augures ne pouvaient, dit-on, se croiser sans se mettre à rire. Aujourd'hui, chacun des nouveaux Inquisiteurs définit l'autre comme le Grand Satan, mais ils sont complices puisqu'ils ont, comme leurs prédécesseurs, partie liée.
Il convient de relire à ce propos la dernière communication que fit Jacques Derrida, au colloque qui lui était consacré en 2002 à Cerisy. Il était très soucieux de dévoiler le mécanisme de la condamnation des Rogue States, les Etats Voyous. Tous les Etats sont, par nature, voyous : « Il n’y a que des États voyous, en puissance ou en acte, l’État est voyou ». Le mécanisme qui entre en jeu le même que dans le procès de sorcellerie. Le plus fort, l'Inquisiteur, définit l'autre comme possédé, à partir de là, il peut le mettre à mort. L'Etat le plus voyou de tous étant le plus fort, le plus puissant - qui dépense à lui seul la moitié de tous les budgets d'armement de la planète se donne le droit, en s'appuyant sur des mensonges avérés, de détruire un Etat et de causer la mort de centaines de milliers d'hommes !
- « Un Etat voyou est celui que les Etats-Unis définissent comme tel. Et cela au moment même où, annonçant qu’ils agiraient unilatéralement, les Etats-Unis se posaient eux-mêmes en Etats voyous. L’abus de pouvoir est constitutif de la souveraineté même. Qu’est-ce que cela signifie, quant aux rogue States - les ''États voyous'' ? Eh bien, que les Etats qui sont en état de les dénoncer, d’accuser les violations du droit, les manquements au droit, les perversions et les déviations dont serait coupable tel ou tel rogue State, ces Etats-Unis qui disent se porter garants du droit international et qui prennent l’initiative de la guerre, des opérations de police ou de maintien de la paix parce qu’ils en ont la force, ces Etats-Unis et les Etats qui s’allient à eux dans ces actions, ils sont eux-mêmes, en tant que souverains, les premiers rogue States » [16].
Le retour du religieux ne serait-il donc autre chose, en ce début de troisième millénaire, que celui des Grands Inquisiteurs ?
[1] Voir par exemple la très intéressante communication de Caroline Julliot qu'on trouve à l’adresse suivante.
[2] Voir, par exemple : La légende du Grand Inquisiteur, traduite et présentée par Luba Jurgenson, accompagnée des textes, commentaires et analyses de Konstantin Léontiev, Vladimir Soloviev, Vassili Rozanov, Serge Boulgakov, Nicolas Berdiaev et Sémion Frank éditions L'âge d'homme, Lausanne, 2004 -, et la présentation faite par Michel del Castillo chez Desclée de Brouwer, en 1993; mais cette liste est loin d'être exhaustive, tel n'est pas mon propos ici.
[4] De même qu'il dénonce : « les Grands Inquisiteurs qui écoutent ''l'esprit de destruction et de mort'' », dans L'homme révolté.
[5] Discours de Suède, Gallimard, 1958, p. 18-19.
Quatre ans plus tard, au moment où il quitte le pouvoir, Eisenhower ses concitoyens en garde : le poids du lobby militaro-industriel dans la vie politique américaine était devenu tel qu'il faisait courir un risque considérable à la démocratie.
[7] Dans cette seconde partie, je donnerai la plus large place au texte de Dostoievski lui-même dont je retiendrai des éléments forts et significatifs ; mais on pourrait faire d'autres choix aussi judicieux. Il est possible de trouver et de charger Les frères Karamazov sur internet à l'adresse : http://www.ibiblio.org/beq/auteurs/dostoievski.htm.
[8] Ce cardinal grand inquisiteur vient tout droit de Schiller, Don Carlos, V, 10.
[9] Tocqueville développe cette analyse dans sa correspondance avec Gobineau.
[11] Même si Pilate en juge autrement et tente tout pour sauver Jésus : « Pendant que Pilate était assis sur le tribunal, sa femme lui fit dire : Qu'il n'y ait rien entre toi et ce juste; car aujourd'hui j'ai beaucoup souffert en songe à cause de lui. (...) Pilate leur dit: Que ferai-je donc de Jésus, qu'on appelle Christ ? Tous répondirent: Qu'il soit crucifié ! (...) Pilate, voyant qu'il ne gagnait rien, mais que le tumulte augmentait, prit de l'eau, se lava les mains en présence de la foule, et dit: Je suis innocent du sang de ce juste. Cela vous regarde. Et tout le peuple répondit : Que son sang retombe sur nous et sur nos enfants ! »
[13] Nietzsche : Zarathoustra, (1883-1885), prologue 5.
[14] Mt 4, 1-11, Mc 1, 12-13, Lc 4, 1-13.
[15] Tel était le propos des slogans de la radio des Mille collines lords du dernier génocide en date, au Rwanda ; on relira avec profit les actes du colloque de Françoise Héritier sur la violence, notamment la communication de Lucien Scubla : Ceci n'est pas un meurtre, in vol. II, p. 135-170, Odile Jacob, Paris, 1999. De même, il a fallu attendre la mort du dernier poilu de 14-18 pour reconnaître qu'elle fut une sinistre boucherie injusticiable. Pas question, pendant soixante ans de relayer le témoignage de ceux qui en étaient revenus affirmant : « Les soldats allemands étaient des gens comme nous... »
[16] Jacques Derrida, La raison du plus fort. Y a-t-il des États ''voyous'', colloque de Cerisy, 2002.
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