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Collection « Les sciences sociales contemporaines »
Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Jean-Louis Benoît, “Tocqueville n’aurait pas voté Bush”. Saint-Aubin, France, le 20 novembre 2006, 9 pp. [Réponse à l'article de Jean-Philippe Chartré, “Le devoir de philo. Tocqueville voterait-il Bush ?” (2006). Un article publié dans le journal LE DEVOIR, Montréal, édition du samedi 22 avril 2006, pages B6]. Texte inédit.. [Autorisation accordée par l'auteur de diffuser ce texte dans Les Classiques des sciences sociales, le 21 novembre 2006.] Introduction Jean-Philippe Charté a fait paraître le 22 avril dernier dans le journal Le Devoir un article dont le titre constitue un effet d’annonce particulièrement réussi : « Tocqueville voterait-il Bush ? ». Plusieurs correspondants m’ont en effet, signalé ce texte dont la lecture conduit, tout naturellement, à penser que - même si cela paraît curieux - l’auteur de La démocratie en Amérique aurait bien voté pour l’actuel locataire de la Maison Blanche. Les thématiques tocquevilliennes ne semblent-elles pas présentes, renforcées par des formules, des segments de phrases qui font autorité : le « pouvoir unique, simple, providentiel », la « vanité nationale », « l’idéale médiocrité des Américains », la volonté de « chercher à réconcilier l’esprit de liberté à l’esprit de religion », la considération des Américains « fixés irrévocablement dans l’enfance », et ce jugement qu’on a déjà lu : « s’il n’a pas de foi, il faut qu’il serve et s’il est libre, qu’il croie » . À ceci il faut ajouter nombre de termes inutilement mis entre guillemets renvoyant, ou non, à Tocqueville : « l’individu », les « petits propriétaires ardents », les « Chinois constitutionnels, à peu près athées, vieillards », la « modernisation », l’adjectif « progressiste »…Sont convoqués également Voltaire, Rousseau, Descartes, Saddam, Christian Rioux, Michael Moore, de Gaulle, Bernard Landry, Chateaubriand, et même Marcel Proust dont on souhaiterait qu’on nous indique le texte exact, auquel on fait allusion, sans donner de référence précise. Cela fait beaucoup…trop sans doute ! J.-P. Charté entend prouver à son lecteur que Bush et Tocqueville partagent les mêmes valeurs, que celui-ci voterait ou aurait voté pour celui-là ; tel est le jugement dont il nous faut vérifier la justesse et la pertinence. Ceci nous conduit d’emblée à nous demander ce que les dix derniers nommés viennent faire dans cette galère ; en quoi les avis prêtés aux uns et aux autres ont-ils un rapport avec le jugement supposé que Tocqueville aurait pu porter sur Bush ? Revenons sur les expressions tocquevilliennes ; la première figure bien dans La démocratie, la seconde également, quoique sous une formulation différente, la dernière est exacte. En revanche, j’aimerais que l’auteur indique la référence précise des deux expressions suivantes : « l’idéale médiocrité des Américains » et « fixés irrévocablement dans l’enfance » qui ne figurent ni dans De la démocratie en Amérique (1 & 2), ni dans L’Ancien Régime et la Révolution, ce qui ne signifie pas qu’elles n’existent pas, mais un doute subsiste ! Quant à la citation : « chercher à réconcilier l’esprit de liberté à l’esprit de religion », c’est manifestement une altération d’un fragment de lettre que Tocqueville adresse à son frère Édouard, le 6 décembre 1843, dans laquelle il dénonce le parti catholique qui, emmené par Veuillot, a relancé la guerre scolaire. Tocqueville écrit exactement : « Mon plus beau rêve en entrant dans la vie politique était de contribuer à la réconciliation de l’esprit de liberté et de l’esprit de religion » ; ce propos décontextualisé n’a donc strictement rien à voir avec la situation actuelle des États-Unis. En outre, si Tocqueville, qui était agnostique, a considéré comme un fait important et positif que le peuple américain fût religieux, et l’État respectueux des cultes, c’était dans l’exacte mesure où le pays qui portait - encore vive - l’empreinte de Jefferson séparait absolument la sphère du religieux et du politique, ce qui n’est plus vraiment le cas de l’actuelle présidence. D’un point de vue strictement tocquevillien, il y a là un processus de régression très inquiétant. Quant à la présentation de Jésus-Christ comme philosophe, même « préféré » - elle relève d’un confusion des genres qui aurait profondément affecté Tocqueville aussi bien que son maître Pascal, si soucieux, l’un et l’autre, de la distinction des « ordres » différents. L’instrumentalisation et la décontextualisation du texte de Tocqueville constitue une manipulation idéologique, une sorte de sport national auquel John J. Pitney, Jr a consacré un article fort intéressant dans le Weekly Standard du 13 novembre 1995 : The Tocqueville Fraud [1]. L’exemple le plus fameux et le plus récent est celui de la phrase citée par Reagan et maintes fois reprise par le Congrès : « L’Amérique est grande parce que l’Amérique est bonne. Quand l’Amérique cessera d’être bonne, elle cessera d’être grande ». Trop beau pour être vrai ; nul familier du corpus tocquevillien n’a encore retrouvé trace de cette phrase dans ses œuvres complètes. Vieille astuce de propagande politique pour laquelle : plus c’est gros, mieux ça passe ! Qu’on se rassure, une pratique aussi éminemment condamnable existe également en France.
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