Références
bibliographiques
avec le catalogue
En plein texte
avec GoogleRecherche avancée
Tous les ouvrages
numérisés de cette
bibliothèque sont
disponibles en trois
formats de fichiers :
Word (.doc),
PDF et RTF
Pour une liste
complète des auteurs
de la bibliothèque,
en fichier Excel,
cliquer ici.
Collection « Les sciences sociales contemporaines »
Jean-Louis Benoît, “Tocqueville n’aurait pas voté Bush.” (2006)
Texte de l'article
Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Jean-Louis Benoît, “Tocqueville n’aurait pas voté Bush”. Saint-Aubin, France, le 20 novembre 2006, 9 pp. [Réponse à l'article de Jean-Philippe Chartré, “Le devoir de philo. Tocqueville voterait-il Bush ?” (2006). Un article publié dans le journal LE DEVOIR, Montréal, édition du samedi 22 avril 2006, pages B6]. Texte inédit.. [Autorisation accordée par l'auteur de diffuser ce texte dans Les Classiques des sciences sociales, le 21 novembre 2006.]
Tocqueville nous a mis en garde : si les démocraties périssent ce sera par l’armée ; le plus court moyen pour un pouvoir qui veut restreindre ou supprimer les libertés démocratiques des citoyens est d’entrer en guerre
Saint-Aubin, France, le 20 novembre 2006, 9 pp. Réponse à l'article de Jean-Philippe Chartré, “Le devoir de philo. Tocqueville voterait-il Bush ?” (2006). Un article publié dans le journal LE DEVOIR, Montréal, édition du samedi 22 avril 2006, pages B6. Texte inédit.
Jean-Philippe Charté a fait paraître le 22 avril dernier dans le journal Le Devoir un article dont le titre constitue un effet d’annonce particulièrement réussi : « Tocqueville voterait-il Bush ? ». Plusieurs correspondants m’ont en effet, signalé ce texte dont la lecture conduit, tout naturellement, à penser que - même si cela paraît curieux - l’auteur de La démocratie en Amérique aurait bien voté pour l’actuel locataire de la Maison Blanche.
Les thématiques tocquevilliennes ne semblent-elles pas présentes, renforcées par des formules, des segments de phrases qui font autorité : le « pouvoir unique, simple, providentiel », la « vanité nationale », « l’idéale médiocrité des Américains », la volonté de « chercher à réconcilier l’esprit de liberté à l’esprit de religion », la considération des Américains « fixés irrévocablement dans l’enfance », et ce jugement qu’on a déjà lu : « s’il n’a pas de foi, il faut qu’il serve et s’il est libre, qu’il croie » . À ceci il faut ajouter nombre de termes inutilement mis entre guillemets renvoyant, ou non, à Tocqueville : « l’individu », les « petits propriétaires ardents », les « Chinois constitutionnels, à peu près athées, vieillards », la « modernisation », l’adjectif « progressiste »…Sont convoqués également Voltaire, Rousseau, Descartes, Saddam, Christian Rioux, Michael Moore, de Gaulle, Bernard Landry, Chateaubriand, et même Marcel Proust dont on souhaiterait qu’on nous indique le texte exact, auquel on fait allusion, sans donner de référence précise. Cela fait beaucoup…trop sans doute !
J.-P. Charté entend prouver à son lecteur que Bush et Tocqueville partagent les mêmes valeurs, que celui-ci voterait ou aurait voté pour celui-là ; tel est le jugement dont il nous faut vérifier la justesse et la pertinence. Ceci nous conduit d’emblée à nous demander ce que les dix derniers nommés viennent faire dans cette galère ; en quoi les avis prêtés aux uns et aux autres ont-ils un rapport avec le jugement supposé que Tocqueville aurait pu porter sur Bush ?
Revenons sur les expressions tocquevilliennes ; la première figure bien dans La démocratie, la seconde également, quoique sous une formulation différente, la dernière est exacte. En revanche, j’aimerais que l’auteur indique la référence précise des deux expressions suivantes : « l’idéale médiocrité des Américains » et « fixés irrévocablement dans l’enfance » qui ne figurent ni dans De la démocratie en Amérique (1 & 2), ni dans L’Ancien Régime et la Révolution, ce qui ne signifie pas qu’elles n’existent pas, mais un doute subsiste ! Quant à la citation : « chercher à réconcilier l’esprit de liberté à l’esprit de religion », c’est manifestement une altération d’un fragment de lettre que Tocqueville adresse à son frère Édouard, le 6 décembre 1843, dans laquelle il dénonce le parti catholique qui, emmené par Veuillot, a relancé la guerre scolaire. Tocqueville écrit exactement : « Mon plus beau rêve en entrant dans la vie politique était de contribuer à la réconciliation de l’esprit de liberté et de l’esprit de religion » ; ce propos décontextualisé n’a donc strictement rien à voir avec la situation actuelle des États-Unis.
En outre, si Tocqueville, qui était agnostique, a considéré comme un fait important et positif que le peuple américain fût religieux, et l’État respectueux des cultes, c’était dans l’exacte mesure où le pays qui portait - encore vive - l’empreinte de Jefferson séparait absolument la sphère du religieux et du politique, ce qui n’est plus vraiment le cas de l’actuelle présidence. D’un point de vue strictement tocquevillien, il y a là un processus de régression très inquiétant. Quant à la présentation de Jésus-Christ comme philosophe, même « préféré » - elle relève d’un confusion des genres qui aurait profondément affecté Tocqueville aussi bien que son maître Pascal, si soucieux, l’un et l’autre, de la distinction des « ordres » différents.
L’instrumentalisation et la décontextualisation du texte de Tocqueville constitue une manipulation idéologique, une sorte de sport national auquel John J. Pitney, Jr a consacré un article fort intéressant dans le Weekly Standard du 13 novembre 1995 : The Tocqueville Fraud[1]. L’exemple le plus fameux et le plus récent est celui de la phrase citée par Reagan et maintes fois reprise par le Congrès : « L’Amérique est grande parce que l’Amérique est bonne. Quand l’Amérique cessera d’être bonne, elle cessera d’être grande ».
Trop beau pour être vrai ; nul familier du corpus tocquevillien n’a encore retrouvé trace de cette phrase dans ses œuvres complètes. Vieille astuce de propagande politique pour laquelle : plus c’est gros, mieux ça passe ! Qu’on se rassure, une pratique aussi éminemment condamnable existe également en France.
Revenons une fois encore au texte de J.-P. Charté. Le positionnement de Bush sur l’interruption volontaire de grossesse et l’utilisation des cellules souches, se placerait et se place de facto dans la droite ligne des valeurs religieuses traditionnelles refusant une modernisation qui ferait des concessions aux mœurs du temps. Cette conception est exacte et recouvre parfaitement, par exemple, les positions du Vatican. Tocqueville, qui ne s’est évidemment pas penché sur ces sujets précis, estime que si l’Église n’a pas à être à la remorque du siècle, elle a encore moins à développer un lourd appareil dogmatique et qu’elle se discrédite en allant à rebours des mœurs du temps. Une telle pratique fait, aujourd’hui comme hier, le lit du fanatisme : tous les intégrismes, tous les fanatismes de toutes les religions en sont l’illustration flagrante.
Partant des formes que revêt - et revêtira - la démocratie moderne, d’une part, et des principes fondamentaux du christianisme, de l’autre, Tocqueville déduit les formes que doit prendre désormais cette religion pour éviter les heurts, les schismes, les déchirements et s’adapter au mieux aux individus, aux manières, à l’habitus du temps. En effet, même si la religion a pour fonction de renvoyer à la transcendance, la pratique religieuse est le fait d’êtres humains pris dans l’eccéité d’un temps, d’un lieu, d’une époque. La religion qui a pour fonction de relier le temporel et le spirituel, est nécessairement séculière et, par conséquent, si l’hétérogénéité du Royaume et du monde existe, la religion doit cependant donner aux citoyens l’idée de l’au-delà et de la transcendance, mais elle ne doit ni mépriser ni condamner ce monde-ci puisqu’il est le lieu où tout se joue.
Pour Tocqueville donc, la hiérarchie religieuse s’égare en accordant la primauté aux formes extérieures du culte et non au fond de la croyance. Les formes, notamment celles du culte, gagnent à ne pas être inutilement surchargées. Les croyances dogmatiques sont certes consubstantielles aux religions, mais le mieux est de s’en tenir rigoureusement - et sans les surcharger inutilement - aux « articles de foi » : « dans les siècles où nous entrons, il serait particulièrement dangereux de multiplier [les pratiques extérieures] outre mesure; qu'il faut plutôt les restreindre, et qu'on ne doit en retenir que ce qui est absolument nécessaire pour la perpétuité du dogme lui-même, qui est la substance des religions, dont le culte n'est que la forme […] À mesure que les hommes deviennent plus semblables et plus égaux, il importe davantage que les religions, tout en se mettant soigneusement à l'écart du mouvement journalier des affaires, ne heurtent point sans nécessité les idées généralement admises, et les intérêts permanents qui règnent dans la masse » [2].
Tocqueville considère donc, comme il l’écrit à Corcelle le 15 novembre 1843 que l’Église catholique est à elle-même son principal obstacle : « Ce qui est [le] plus dangereux […] c'est l'esprit même du catholicisme, cet esprit intraitable qui ne peut vivre nulle part s'il n'est le maître. Le catholicisme, qui produit de si admirables, effets dans certains cas, qu'il faut soutenir de tout son pouvoir parce, qu'en France l'esprit religieux ne peut exister qu'avec lui, le catholicisme, j'en ai bien peur, n'adoptera jamais la société nouvelle. […]
Et il ajoute que cette incapacité de l’Église de Rome : « perdra toujours j'en ai bien peur, le clergé et, malheureusement avec lui, la religion » [3].
Étienne Charpentier, un des grands biblistes français de mes amis, aujourd’hui disparu, comparait son Église au chat du dessin animé qui s’avance au-dessus du gouffre, fier et assuré - fermant même les yeux - avant de s’apercevoir qu’il est au-dessus du vide…
Le plus important pour J.-P. Chartré réside, évidemment, dans la défense de l’intervention américaine en Irak, relevant « du rapport à la liberté » et de l’attachement d’un peuple à « une autonomie le conduisant aux actions unilatérales ».
Ces valeurs, qui sont sans doute celles que l’auteur de l’article partage avec Georges Bush, sont bien éloignées de Tocqueville qui dénonçait ainsi l’expansionnisme des États-Unis qui envisageaient en 1852 déjà - de s’en prendre à Cuba : « Vous savez que je suis à moitié citoyen américain. […] En ma qualité de compatriote, je n’ai pas vu sans appréhension cet esprit de conquête, et même un peu de rapine qui se montre parmi vous depuis quelques années. Ce n’est pas un signe de bonne santé chez un peuple qui a déjà plus de territoires qu’il n’en peut remplir. […] Toute cette affaire […] finirait par vous attirer sur les bras les grandes nations de l’Europe ; croyez-le.
Je n’ai pas besoin de vous dire que vous n’êtes point en odeur de sainteté sur notre continent. Les gouvernements vous exècrent. Ils considèrent les États-Unis comme le puits de l’abîme… [4]»
Le propos est, on le voit, peu flatteur. Mais il convient d’en revenir à l’entrée en guerre en Irak ; tous les motifs officiels étaient faux. L’Irak ne possédait pas, contrairement aux États-Unis, d’armes de destruction massive ; les inspections internationales en avaient apporté les preuves. L’Irak n’était pas non plus un sanctuaire pour le terrorisme international, il l’est désormais. La droite américaine allait restructurer le Moyen-Orient et implanter la démocratie…Qui a franchement pu croire à un tel mensonge ; autrefois à Rome les Augures ne pouvaient se croiser dans la rue sans se mettre à rire, connaissant ses propres mensonges et ceux de l’autre !...
Certains pays d’Europe, dont la France, avaient prévenu les États-Unis du risque qu’ils feraient courir à la région et au monde. Le monde est devenu plus « insécure » que jamais. L’Angleterre qui a suivi Bush dans cette aventure court désormais un risque plus important qu’à aucune autre époque de son histoire, et Blair vient d’en convenir dans un lapsus qui lui a échappé : belle réussite pour celui qui se voyait déjà tel un niveau Churchill et que ses compatriotes considèrent volontiers comme un « Pooddle ». Bush est intervenu en Irak pour deux raisons : mettre la main sur les réserves pétrolières de l’Irak [5] et justifier l’énormité du budget militaire des États-Unis.
Quant au reste, nous pouvons être impressionnés par le budget militaire des États-Unis (48% des dépenses de la planète), mais c’est là non un modèle, mais la dérive catastrophique d’un système dans lequel le lobby militaro-industriel (et désormais pétrolier) - contre lequel Eisenhower mettait ses concitoyens dans son dernier discours à la Nation, en janvier 1961, contrôle, de facto, toute la vie politique du pays, aux dépens de la démocratie qui est désormais mise en péril. La conséquence est simple : tant que les États-Unis consacreront totalement inutilement d’un point de vue stratégique de telles dépenses pour faire tourner les industries d’armement, ils seront contraints d’engager des actions militaires - ici ou là - pour justifier ces choix financiers.
Paradoxalement l’hypertrophie des budgets militaires américains assurent non la sécurité mais l’insécurité du pays. Mais il est vrai qu’en contrepartie l’industrie de l’armement tourne à plein régime comme au temps du Vietnam. Hier les Aztèques croyaient que le dieu du Soleil avait besoin d'une nourriture quotidienne : le sang et le cœur des humains pour garantir la succession des jours et des nuits ; aujourd’hui, après la chute du bloc soviétique le gigantisme des dépenses d’armement des États-Unis ne peut se justifier si le pays n’est pas engagé dans un conflit. Ajoutons que la sophistication et le coût des armements sont sans commune mesure avec les armes de l’adversaire : les pirates ont détourné les avions avec de simples cutters. Au bout du compte, le prix à payer est celui du sang des hommes, hier au Vietnam, aujourd’hui en Irak : 2800 Gi’s et 650000 Irakiens tués depuis trois ans.
Tocqueville nous a mis en garde : si les démocraties périssent ce sera par l’armée ; le plus court moyen pour un pouvoir qui veut restreindre ou supprimer les libertés démocratiques des citoyens est d’entrer en guerre.
Pour qui a assisté à la campagne de Georges Bush, il apparaissait clairement qu’il était le candidat des militaires. En 2000 j’ai vu Georges Bush père faire en Virginie campagne pour son fils ; le fait était patent.
Tocqueville, qui appartenait à une famille de militaires, et avait dans ses amis nombre d’officiers, consacre cinq chapitres de la seconde Démocratie à mettre en garde celles-ci contre les menées subversives de l’armée dont nous avons fait, en France, maintes expériences de 1851 à 1961. Mais il prévient en outre que pour celui qui veut restreindre les libertés en pays démocratique, il n’est pas de stratégie plus efficace ni plus simple que d’entrer en guerre. Depuis six ans les libertés n’ont pas été garanties mais remises en cause aux Etats-Unis, notamment par le Patriot Act[6].
Dans la seconde Démocratie, Tocqueville adresse à ses destinataires une mise en garde solennelle à laquelle nos démocraties n’ont pas été assez attentives depuis plus d’un siècle et demi. Le plus sûr moyen de réduire, suspendre ou supprimer la liberté et les libertés, c’est d’entraîner un peuple dans la guerre : « Il n'y a pas de longue guerre qui, dans un pays démocratique, ne mette en grand hasard la liberté. Ce n'est pas qu'il faille craindre précisément d’y voir, après chaque victoire, les généraux vainqueurs s'emparer par la force du souverain pouvoir, à la manière de Sylla et de César. Le péril est d'une autre sorte. La guerre ne livre pas toujours les peuples démocratiques au gouvernement militaire ; mais elle ne peut manquer d'accroître immensément, chez ces peuples, les attributions du gouvernement civil ; elle centralise presque forcément dans les mains de celui-ci la direction de tous les hommes et l'usage de toutes les choses. Si elle ne conduit pas tout à coup au despotisme par la violence, elle y amène doucement par les habitudes.
Tous ceux qui cherchent à détruire la liberté dans le sein d'une nation démocratique doivent savoir que le plus sûr et le plus court moyen d'y parvenir est la guerre. C'est là le premier axiome de la science » [7].
Bush qui a servi comme garde côtes, et non Vietnam - sans doute pour conserver plus tard un chef pour ses hommes - s’est transformé en chef de guerre : blouson d’aviateur, appontement sur un porte-avions à quelques miles des côtes du pays. Il s’est ainsi forgé une image qui lui a donné un certain prestige qui a joué, n’en doutons pas, un rôle pour la seconde élection. Comment ne pas se rappeler l’ironie de Tocqueville vis-à-vis du président Jackson qu’il avait rencontré et qui fit, lui aussi, deux mandats. Qu’on juge de la pertinence du rapprochement que je fais ici en rapportant ces passages empruntés à la première Démocratie : « Comment nier l'incroyable influence qu'exerce la gloire militaire sur l'esprit du peuple ? Le général Jackson que les Américains ont choisi deux fois pour le placer à leur tête, est un homme d'un caractère violent et d'une capacité moyenne ; rien dans tout le cours de sa carrière n'avait jamais prouvé qu'il eût les qualités requises pour gouverner un peuple libre : aussi la majorité des classes éclairées de l'Union lui a toujours été contraire. Qui donc l'a placé sur le siège du Président et l'y maintient encore ? Le souvenir d'une victoire remportée par lui, il y a vingt ans, sous les murs de la Nouvelle-Orléans ; or, cette victoire de la Nouvelle-Orléans est un fait d'armes fort ordinaire dont on ne saurait s'occuper longtemps que dans un pays où l'on ne donne point de batailles ; […] le peuple […] se laisse ainsi entraîner par le prestige de la gloire.[…]
On s'est imaginé que le général Jackson voulait établir aux États-Unis la dictature, qu'il allait y faire régner l'esprit militaire, et donner au pouvoir central une extension dangereuse pour les libertés provinciales. En Amérique, le temps de semblables entreprises et le siècle de pareils hommes ne sont point encore venus »…[…]
Mais pour Tocqueville, Jackson présente déjà tous les traits d’un démagogue et d’un populiste dont il n’excluait pas qu’un jour un de ses semblables pût occuper le pouvoir…
« Après s'être […] abaissé devant la majorité pour gagner sa faveur, le général Jackson se relève ; il marche alors vers les objets qu'elle poursuit elle-même, ou ceux qu'elle ne voit pas d'un oeil jaloux, en renversant devant lui tous les obstacles. […] Il foule aux pieds ses ennemis personnels partout où il les trouve, avec une facilité qu'aucun président n'a rencontrée ; il prend sous sa responsabilité des mesures que nul n'aurait jamais avant lui osé prendre ; il lui arrive même de traiter la représentation nationale avec une sorte de dédain presque insultant ; il refuse de sanctionner les lois du Congrès, et souvent omet de répondre à ce grand corps[8]»…
Comme Gobineau en son temps, J.-P. Charté me semble un chantre et un dénonciateur de la décadence qui serait consubstantielle à la démocratie. Gobineau justifiait ainsi son ralliement au second Empire. Pour lui, comme pour les maistriens, y compris les frères de Tocqueville avec lesquels il y eut en cette occasion une véritable rupture idéologique, le pays avait besoin d’une autorité, d’un chef qui serait en même temps un chef de guerre…on sait où cela mena la France et l’Europe avec la guerre de 1870 qui conduisit à la première guerre mondiale et celle-ci à la seconde et au déclin de l’Europe !
Dès décembre 1848, la seconde République à peine instaurée, le pays n’était déjà plus républicain, note Tocqueville, qui avait été l’un des rédacteurs de la Constitution ! Comme dans la Fable de La Fontaine, les grenouilles demandaient : « un roi …qui se remue », un homme à poigne, un homme d’ordre, et le peuple plébiscita, par deux fois Louis-Napoléon Bonaparte, un aventurier, semblable, pour Tocqueville à son entourage de : « vauriens et de drôlesses », obsessionnel du coup d’État et despote liberticide [9].
Tocqueville écrit alors à Gobineau : « Je crois comme vous nos contemporains assez mal élevés, ce qui est la première cause de leurs misères et de leur faiblesse ; mais je crois qu’une éducation meilleure pourrait redresser le mal qu’une mauvaise éducation a fait ; je crois qu’il n’est pas permis de renoncer à une telle entreprise. Je crois qu’on peut encore tirer parti d’eux comme de tous les hommes par un appel habile à leur honnêteté naturelle et à leur bon sens. Je veux les traiter comme des hommes, en effet. J’ai peut-être tort. Mais je suis les conséquences de mes principes, et de plus, je trouve un plaisir profond et noble à les suivre. Vous méprisez profondément l’espèce humaine, au moins la nôtre ; vous la croyez non seulement déchue mais incapable de se relever jamais. Sa constitution même la condamne à servir. Il est très naturel que pour maintenir du moins un peu d’ordre dans cette canaille le gouvernement du sabre et du bâton vous semble avoir de très bons côtés.[...] Pour moi qui ne me sens ni le droit, ni le goût d’entretenir de telles opinions sur ma race et sur mon pays, je pense qu’il ne faut pas désespérer d’eux. A mes yeux, les sociétés humaines comme les individus ne sont quelque chose que par l'usage de la liberté. Que la liberté soit plus difficile à fonder et à maintenir dans des sociétés démocratiques comme les nôtres que dans certaines sociétés aristocratiques qui nous ont précédés je l'ai toujours dit. Mais que cela soit impossible, je ne serai jamais assez téméraire pour le penser. Qu'il faille désespérer d'y réussir, je prie Dieu de ne jamais m'en inspirer l'idée. Non, je ne croirai point que cette espèce humaine qui est à la tête de la création visible soit devenue ce troupeau abâtardi que vous nous dites et qu'il n'y ait plus qu'à la livrer sans avenir et sans ressource à un petit nombre de bergers qui, après tout, ne sont pas meilleurs animaux que nous et souvent en sont de pires. Vous me permettrez d’avoir moins de confiance en vous que dans la bonté et la justice de Dieu[10].
Lors des dernières élections à mi-mandat les citoyens ont envoyé un message clair à Georges Bush, lui indiquant qu’il était un mauvais berger qui les avait conduits sur la mauvaise voie, qui a perverti les valeurs qu’il mettait en avant, piétinant aussi bien les valeurs de la démocratie véritable que le respect de la vie humaine et le droit des citoyens, bref ces valeurs universelles des Lumières dans lesquelles Tocqueville voyait une forme laïcisée des valeurs du christianisme originel. Nous pouvons penser que les citoyens des États-Unis ont une propension à s’enferrer dans des erreurs dont il leur faut un long temps pour se sortir, mais nous devons admirer le fait que, jusqu’à présent, la démocratie américaine a toujours su retrouver ses vraies valeurs et reconnaître ses errements.Pour tirer les enseignements de ce qui précède, je suis bien assuré, quant à moi, que Tocqueville aurait été encore plus sévère vis-à-vis de Bush qu’il ne le fut vis-à-vis de jackson.
[5] Les rois de la propagande et les esprits simples multiplient les explications annexes toutes également à l’intention de la vraie naïveté des pseudos stratèges des sciences politiques, oubliant que Bush est d’abord et, je serais tenté de dire exclusivement, un pétrolier Texan.
[6] Le lecteur pourra se reporter, par exemple au remarquable article de Theodore CAPLOW, Président fondateur de la société Tocqueville : « Le Leviathan passé au crible : une évaluation de l'État américain au seuil du XXIe siècle », publié dans LA REVUE TOCQUEVILLE / THE TOCQUEVILLE REVIEW VOL. XXII No. 1 2001
[9] Tous les termes que je retiens sont ceux qu’utilise Tocqueville dans les Souvenirs. Il n’y a que les hommes politiques français, assurés d’être républicains et démocrates qui chantent les louanges de l’oncle et du neveu. Melvin Richter est bien mieux inspiré quand il publie, en 2004, avec Peter Baehr : Dictatorship in History and Theory : Bonapartism, Caesesarism and Totalitarism, Publications of the German Historical Institute.
[10]O.C., IX, pp. 280-281, lettre du 24 janvier 1857.
Tocqueville, beaucoup seront surpris de l’apprendre, fut essentiellement agnostique, au sens premier du terme. Il a perdu toute foi religieuse véritable à seize ans, sans jamais la retrouver. Il n’est pas pour autant athée, encore moins athée militant, mais spiritualiste : il croit en l’existence de Dieu et en l’immortalité de l’âme. Il n’est pas éloigné, bien qu’il ne connaisse que médiocrement, et par raccroc, la philosophie de Kant, de souscrire aux postulats de la raison pratique.
Dernière mise à jour de cette page le samedi 16 décembre 200611:11 Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
Saguenay - Lac-Saint-Jean, Québec
La vie des Classiques des sciences sociales
dans Facebook.
×
À tous les utilisateurs et les utilisatrices des Classiques des sciences sociales,
Depuis nos débuts, en 1993, c'est grâce aux dons des particuliers et à quelques subventions publiques que nous avons pu mener à bien notre mission qui est de donner accès gratuitement à des documents scientifiques en sciences humaines et sociales de langue française.
Nous sollicitons votre aide durant tout le mois de décembre 2020 pour nous aider à poursuivre notre mission de démocratisation de l'accès aux savoirs. Nous remettons des reçus officiels de dons aux fins d'impôt pour tous les dons canadiens de 50 $ et plus.
Aidez-nous à assurer la pérennité de cette bibliothèque en libre accès!
Merci de nous soutenir en faisant un don aujourd'hui.
Jean-Marie Tremblay, fondateur des Classiques des sciences sociales