Avant-propos
Les avant-propos sont vains que le lecteur entend presque comme un appel ambigu à sa connivence. Il y a deux exceptions. La première c'est lorsque après avoir pris connaissance de « la marchandise », le lecteur éprouve le besoin de référer à la déclaration d'intentions de l'auteur et le prend éventuellement en faute de son projet, ce qui porte encore plus que de le prendre en défaut de tel autre projet qu'il aurait pu ou dû avoir.
La seconde exception vaut pour les ouvrages qui sont des traductions, adaptations, rééditions « revues et augmentées », ou encore pour une « suite » annoncée à un ouvrage déjà dans le public. Nous nous prévalons de cette dernière justification, car il est des imprudences à éviter comme celle d'annoncer un tome II en finale à un ouvrage déjà volumineux. La ferme détermination d'honorer sa promesse peut être entamée par d'autres raisons que la difficulté de l'entreprise. Après une douzaine d'années nous poursuivons l'intention théorique de Fonctionnement de l'Etat par un second volume dont le titre aurait pu être l'Etat en fonctionnement *. L'inversion des éléments du titre signalait une deuxième étape dont le présent volume est le produit.
Le titre actuel nous paraît maintenant plus approprié. La Gouverne politique n'est pas un second tome, mais réincorpore, surtout prolonge et, espérons-nous, affine le contenu essentiel du gros - trop !- livre qui comportait l'orientation générale de celui-ci.
La Gouverne politique s'est ventilé des inventaires critiques et des longs justificatifs méthodologiques qui alourdissaient et rendaient un peu ardue la lecture du premier ouvrage. Nous présentons maintenant la théorie et non plus seulement le projet de théorisation. Et c'est sans paradoxe que l'ouvrage actuel est trois fois plus court et d'un abord moins sévère. Une théorie élaborée allège et dé-complexifie la théorie de l'élaboration théorique : à chaque point de discordance, réelle ou apparente, c'est la première qui corrige la seconde. Ce n'est que rarement que nous aurons renvoyé au premier ouvrage pour signaler de longs développements qui s'imposaient alors mais dont on peut faire l'économie maintenant sans inconvénient pour l'intelligence générale de la présentation actuelle.
En plus de vouloir être plus complet, nous aurons eu la constante préoccupation de faire plus court et plus simple. Au lieu de poser les questions objectives sur le quoi, le comment ou le pourquoi des choses politiques, nous avons préféré enclencher les discussions par les interrogations à tour subjectif du Qui ? de l'AVEC Qui ? de l'ENTRE Qui ? C'est ainsi que nous présentons l'objet politique en sa triple perspective des agents politiques en leurs identités, associations et confrontations. Ce parti pris de toujours dire de qui il s'agit, qui est mis en cause par rapport à qui, nous a incité à présenter les premières identifications des agents politiques par des pronoms personnels : « Ils..., Nous... » constituant notre Nous, et LES AUTRES, le Nous se subdivisant en Lui, Eux, Nous. Il ne s'agit pas d'un procédé d'écriture, d'un slogan, ou d'un simple truc didactique * ; c'est ainsi que se vit l'activité politique en premières perceptions avant les conceptions conscientes et les descriptions plus précises.
Trois « théories » partielles s'articulant sont à la base des exposés portant sur les identités (la théorie de l'inclusion), sur les associations (la théorie des niveaux), sur les confrontations (la théorie des mouvements). Chacune d'elles constitue le chapitre ouvrant les trois parties de l'ouvrage, de plus en plus élaborées selon la marche du développement.
Malgré ses dimensions, Fonctionnement de l'Etat restait un ouvrage tronqué, appelant justement une suite. Cette « théorie de l'élaboration théorique » comme on vient de le qualifier, définissait et analysait avec insistance un niveau central, dit « fonctionnel », qui devait être privilégié en méthode contrairement aux constructions théorisant aux niveaux d'en haut ou d'en bas **. Conformément à cette exigence tant affirmée alors, le présent travail prend du champ et traite maintenant des phénomènes ressortissant aux deux autres niveaux, encore dits « superfonctionnel » et « infrafonctionnel ». Les liaisons entre niveaux, en seuils de dénivellation, font l'objet des deux chapitres centraux (chapitres VII et VIII) de l'ouvrage dont ils constituent, pour ainsi dire, la plaque tournante pour l'analyse.
Strictement confiné au fonctionnement comme l'établissait le premier mot de son titre, l'ouvrage de 1965 n'évoquait qu'en brèves incidentes la question du changement, se taisait complètement sur la typologie des régimes et les relations internationales. La Gouverne politique s'attaque maintenant à ces questions dans la troisième partie, finale et la plus élaborée. Aux stricts schémas de pur fonctionnement s'ajoute la troisième « théorie » partielle, celle des mouvements, qui tente de lier les dynamiques du fonctionnement et du changement.
Pour parcourir un tel chemin, l'exposé, qui veut rester bref, doit aller droit au but. Il s'impose de s'alléger de l'appareil des preuves, de sacrifier le confort des exemples faciles, de sabrer toutes espèces de digressions-replis. Certains passages d'une densité inévitable sont susceptibles d'être rachetés par des rappels ou, si l'on veut, des redondances inévitables qu'impose la composition non linéaire de l'entreprise en ses trois perspectives et selon ses trois niveaux. Enfin, les idées principales de l'exposé s'expriment sous la forme d'une liste d'une soixantaine de Propositions interreliées et numérotées, qu'on trouvera à la fin du volume et qu'il est suggéré de consulter à la fin de chaque chapitre.
Sur la manière et le contenu de cet essai aucun pré-plaidoyer de l'auteur ne saurait leur procurer quelque validité qu'ils ne porteraient pas eux-mêmes. L'entreprise de théorisation est un genre peu pratiqué et qui est toujours déconcertant de quelque façon. D'emblée, on ne pense pas théoriquement en quoi que ce soit : le général avant le particulier, le global avant le partiel, le même avant le différent, etc. Le mode théorisant inverse la séquence naturelle de la pensée courante : concevoir d'abord, ensuite percevoir ; l'analyse suit loin derrière et qui n'est déjà plus la théorie (ce qui ne veut pas dire que l'analyse soit rejetée hors de la connaissance scientifique dont elle est plutôt la porte d'entrée). L'intention arrêtée de mettre de l'ordre avant d'avoir recueilli les éléments à mettre en ordre apparaît la première bizarrerie de l'activité théorique, d'autant qu'elle manifeste un souci suspect de cohérence. En outre, la théorie se livre différemment qu'elle s'est élaborée, par ce qui semble n'être d'abord qu'enchaînements (maniaques) de concepts livrés comme des sacs vides.
Le théorisateur demande au lecteur de faire rapidement ce qu'il n'a réussi qu'au prix de multiples bavures et ratures, de reprises obstinées. Le comble de la bizarrerie est atteint lorsque la théorie se prétend aussi importante par ce qu'elle ne dit pas que par ce qu'elle dit, pourvu que ce qui reste à dire le soit à partir de ce qui fut dit, d'elle-même. Enfin, la théorie n'est pas probante si ce n'est de sa propre cohérence et encore c'est à la critique d'en décider. On relèverait d'autres paradoxes, occasions d'autant de malentendus.
On peut le dire en cette phase post-behaviorale, et encore inqualifiable, du développement de la discipline : dans la mesure où la science politique est devenue « scientifique » elle a tendu à évacuer son contenu politique. Un tas de « cadres analytiques »furent proposés, et utilement employés souvent, qui ne contribuèrent pas à une plus grande connaissance de l'objet politique, se faisant même un devoir d'éluder cette question gênante. Il faudrait plaider pour une science politique assez mais pas trop « scientifique », prôner un retour aux « grands auteurs » non pas parce qu'anciens mais parce qu'ils restaient en politique pour en parler. « Rester en politique » ce n'est pas multiplier les « exemples concrets » tirés de la lecture du Monde ou du manuel en vogue dans les U.E.R. La théorisation invite à la démarche opposée : traduire plutôt en ses concepts précis les grandes manchettes de l'actualité. Quand on y arrive, c'est un début de preuve qu'elle ne décolle pas de la réalité par ses rigueurs abstraites. Ce qui importe bien plus et qui en justifie les efforts et risques, c'est qu'elle fournisse un procédé de lecture parmi d'autres pour dégager une texture intelligible plus générale du phénomène politique.
Théorie ou pré-théorie, modèle ou paradigme, méthode ou cadre d'analyse ? Nous ne savons trop, ne nous en préoccupons guère et préférons parler de théorisation pour signaler les caractères provisoire de l'oeuvre et inachevé de l'activité. C'est parfois expliquer ; ce n'est le plus souvent qu'interpréter : dans les deux cas c'est comprendre différemment que la connaissance a-théorique. Comprendre de cette façon c'est le premier indice de maturation d'une science qui ne sera toujours qu'un devenir.
Le pourquoi ? n'est jamais une question simple. La réponse est toujours en bonne partie dans les virtualités du comment ? Les explications rapides du pourquoi ? sont toujours plus populaires que les interprétations laborieuses du comment ? Si on pouvait aller jusqu'au bout de la réponse au comment ? on atteindrait à la plénitude de la connaissance du quoi ? Il n'y aurait plus qu'à connaître l'avenir.
* Fonctionnement de l'Etat, avec une préface de Raymond Aron, Paris, .A. Colin, 1965, 660 p., coll. « Sciences politiques » ; 2e éd. 1969. L'ouvrage se terminait par cette phrase : « Les machinations du fonctionnement de l'Etat ne pourront vraiment se livrer que par l'examen minutieux de l'État en fonctionnement » (p. 522).
* Encore que cela soit bien utile lorsqu'on fait profession d'enseigner.
** « Il y a d'une part, la très ancienne tradition philosophico-institutionnaliste des théoriciens politiques classiques, qui construisent « d'en haut » l'Etat et déduisent des systèmes théoriques généraux ; et d'autre part, la tendance mathématico-behavioriste des adeptes de la « nouvelle science politique », nullement préoccupés de construire l'Etat « d'en haut » ou « d'en bas »puisqu'ils n'en tiennent aucun compte, et qui induisent plutôt des cadres de référence partiels d'où « devrait », un jour ou l'autre, sortir une ou la théorie politique tant attendue. Entre ces deux filiations fort inégales, puisque la première remonte à plus de deux millénaires et que la seconde ne peut retracer ses premiers précurseurs au-delà d'un demi-siècle, l'absence d'un commun langage est en train de dissoudre la croyance en la réalité d'un objet commun » (Fonctionnement de l'Etat, p. 516-517).
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