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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Gérard Bergeron, LA GUERRE FROIDE RECOMMENCÉE. (1986)
Introduction: La Guerre froide classique (1945-1962) : de Potsdam à La Havane


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Gérard Bergeron, LA GUERRE FROIDE RECOMMENCÉE. Montréal: Les Éditions du Boréal Express, 1986, 339 pp. Une édition numérique réalisée par Réjeanne Toussaint, bénévole, Chomedey, Ville Laval, Québec. [Autorisation formelle accordée, le 12 avril 2005, par Mme Suzane Patry-Bergeron, épouse de feu M. Gérard Bergeron, propriétaire des droits d'auteur des ouvres de M. Gérard Bergeron]

Introduction

La Guerre froide classique (1945-1962) :
de Potsdam à La Havane


I. Qu'est-ce que la guerre froide ?
II. Les théâtres de la Guerre froide
III. Tensions et détentes entre les deux Grands
IV. Fluctuations cycliques et dynamique de duopole


Rien n'étant plus chaud ni plus craint que la guerre, l'expression de guerre froide dut sa rapide propagation mondiale à son caractère paradoxal et hyperbolique. Elle résume et évoque, mieux que toute autre peut-être, une situation internationale globale sans analogue dans l'histoire du monde. Il est assez peu fréquent que des tranches d'histoire soient nommées autrement que par leurs divisions numériques (le Moyen Âge, le 19ième siècle, etc.), tandis que l'appellation de Guerre froide présente l'avantage de qualifier l'époque en y référant, de la même façon que l'on évoque la Renaissance ou la Belle Époque (présumée).


I. Qu'est-ce que la guerre froide ?

Jusqu'à la Seconde Guerre mondiale, on distinguait dans la communauté des États les « grandes puissances » et les autres, celles-ci parfois partagées en « moyennes » et « petites ». À la suite de leur participation, tardive et contrainte, à ce gigantesque conflit à partir de 1941, l'Union soviétique et les États-Unis s'imposèrent d'emblée dans la nouvelle catégorie à part, et créée à cet effet, des deux Super-Grands.

Quarante ans après leur commune victoire de 1945, seules ces deux superpuissances extra-européennes se rangent encore incontestablement dans cette classe. La guerre froide fut le résultat historique de leur difficile rencontre de 1945 sur les ruines d'empires éphémères, l'allemand au coeur de l'Europe et le japonais aux confins de l'Extrême-Orient.

Si les origines de la guerre froide sont encore matière d'interprétations fort diverses et même passionnées [1], l'accord est général sur la date de son terme, soit à la fin octobre 1962 avec le règlement de la crise des missiles soviétiques déployés à Cuba. Des avant la conclusion des hostilités, au printemps et a l'automne 1945, les prodromes de la future « guerre froide » dont la formulation ne tardera pas [2] étaient visibles. Depuis la fin du deuxième conflit mondial, elle allait durer dix-sept ans jusqu'à cette « minute de vérité » que s'administrèrent, au bord de l'abîme, les présidents Kennedy et Khrouchtchev lors de l'affaire cubaine de 1962. Cette conduite exorbitante de « guerre froide » aura marqué la fin de la Guerre froide comme période historique [3]. « La Guerre froide classique », objet de cette introduction, tient en l'intervalle de ces dix-sept années, de 1945 à 1962.

Après 1962, la Guerre froide devenait autre chose, qu'on aura d'abord tendance à nommer par ses dérivés : « l'après-Guerre froide » ou « la paix froide », quand ce n'était pas, au gré de l'inquiétude de commentateurs, « la paix chaude » ou même « la guerre froide chaude »... Plus généralement et avec non moins d'ambiguïté, la notion de « détente » et la Détente, comme nouvelle époque, finiront par s'imposer dans la période subséquente des années 1970. Il en sera ainsi jusqu'au tournant de la décennie suivante lorsque se produira l'invasion soviétique de l'Afghanistan. On se mettra alors à parler naturellement de « la reprise de la Guerre froide), ou de « la nouvelle Guerre froide ».

En son sens de phénomène global, la guerre froide entre les Grands se présente d'abord comme un substitut d'accommodements forcés et ombrageux à une paix impossible, ou encore comme à une guerre mondiale qui ne pouvait et ne devait pas recommencer. Le vieil adage latin prenait son sens absolu et s'entendait des deux côtés : Si vis pacem, para bellum. Diverses composantes d'action alimentent et soutiennent cette impossibilité objective et ce refus bilatéral de recourir à la guerre tout court, et qui ne pourrait être, entre de tels adversaires, que totale. S'imposent d'abord à l'attention l'incessante compétition pour la prépondérance mondiale et la tendance à la bipolarisation dans ce système international demi-anarchique et déchiré d'antinomies idéologiques ; aussi, divers jeux d'alliances, peu variables et donnant lieu à des rivalités restant malgré tout plutôt modérées en leur mutuelle crainte respectueuse ; enfin, des efforts continus des propagandes adverses pour maintenir la solidarité des alliés et pour conquérir, autant que possible, la faveur de tiers et la confiance des « non-alignés ».

Comment définir proprement la guerre froide, qui n'a jamais eu d'autre réalité que par les conséquences de perceptions antagonistes [4] mais se refusant d'être directement hostiles ou martiales ? En ses évolutions, il reste toutefois possible de la décrire par ses expressions politiques et militaires très concrètes dans une période donnée de l'histoire. La « guerre froide » deviendra pour ainsi dire officialisée dans le même temps que la formule en sera frappée en 1947. Cette année-la marque son net déclenchement avec le lancement de « la doctrine Truman »(soutien militaire à la Grèce et à la Turquie) en mars, le rejet soviétique du plan de l'aide américaine à l'Europe dévastée (Plan Marshall) en juillet et la constitution du Kominform (renouvelant l'ancien Komintern dissout pendant la guerre) en octobre. Objet d'analyse comme tranche d'histoire internationale, la Guerre froide a aussi suscité de bizarres notions qu'à défaut de mieux l'analyse retiendra comme outils conceptuels.

De cette période de la Guerre froide classique subsiste encore une terminologie d'appoint, métaphorique comme l'expression d'origine. Métaphores d'origine calorifique comme « le gel » ou « le dégel », ou d'inspiration hydraulique comme « l'endiguement » (containment) ou « le refoulement » (roll back). Mais c'est le couple mécanique de « la tension » et de la « la détente » qui, ayant en outre plus de portée analytique qu'une métaphore, a obtenu la plus grande fortune conceptuelle. Ces termes provenaient pour la plupart de l'anglais, comme cette autre expression, toute centrale en stratégie, de la « dissuasion » (deterrence), ou celle de « l'équilibre de la terreur » qu'avait lancée Churchill. Il en fut de même pour ces autres expressions qu'on doit à l'ancien secrétaire d'État, John Foster Dulles, de « représailles massives » (massive retaliation) ou de « politique au bord du gouffre » (brinkmanship).

La notion d'« escalade » fut tirée de la pensée stratégique de Clausewitz, qui parlait d'une façon plus évocatrice d'« ascension vers les extrêmes ». Des perceptions stratégiques plus affinées vont par la suite rendre courantes des formulations comme « la réplique souple », « les représailles graduées », ou encore « la riposte anti-force ». On n'avait encore rien vu dans la lexicographie de l'horreur lorsque naîtront, plus tard, toute une série d'engins offensifs ou défensifs, identifiés par une batterie de sigles (ABM,  ICBM, MIRV, SLBM, etc.). Dans l'entre-deux périodes de la Guerre froide classique et de la nouvelle Guerre froide, les entretiens SALT [5], en deux longues rondes, viseront à limiter la production de ces terribles dispositifs paraissant tout droit sortis de l'imaginaire de la science-fiction d'hier.

De cette pléthore d'abstraites notions martiales, se dégagera la paire plus proprement politique tension/détente, davantage évocatrice et pourvue de signification analytique, quoique plutôt approximative. Hommes d'État et diplomates, et même tout aussi bien l'homme de la rue inquiet que le commentateur professionnel, y réfèrent couramment. Les deux termes évoquent clairement ces mouvements vers deux termes, mais tout en restant en deçà : vers la guerre, la tension ; vers la paix, la détente. La guerre froide paraîtrait à la fois la cause et le résultat auto-reproducteur de cette oscillation. Des tendances politiques identifiables par des successions d'événements, sinon par des mesures exactes, signalent la montée en tension ou la descente en détente. Ces notions générales restent de première nécessité pour l'analyse. Mais il s'impose de ne pas restreindre le mouvement de détente, comme le versant descendant de la tension, à la notion chronologique de « la Détente », soit cette période consécutive à « la Guerre froide classique » et dont on parlera communément dans le reste de la décennie 1970. Cette période était ainsi nommée parce qu'elle n'allait manifester que de faibles pointes de tension à travers des attitudes plus constantes de détente.

En son sens proprement analytique, la détente est donc la complémentaire, mais inverse, de la tension. Les deux tendances s'expriment par des enchaînements de faits politiques et militaires, d'ailleurs diversement appréciés par les deux groupes de protagonistes. Selon cette signification pour ainsi dire technique, la détente n'est pas l'alternative de la guerre froide, ni même une tentative pour en sortir, mais bien plutôt la simple décompression d'un acte ou d'une phase de tension. D'autre part, le trinôme de Charles de Gaulle « détente-entente-coopération » ou encore le slogan de « la coexistence pacifique » de Nikita Khrouchtchev se présentaient comme la contradictoire de la guerre froide, exprimant des objectifs politiques pour y mettre fin. (On retrouvera « la Détente », comme période historique, et l'ambiguïté de la notion de « détente » au chapitre Il.)

Des mouvements de tension et de détente déterminent donc la ligne oscillatoire de la conduite diplomatique générale depuis 1945. Le vocable de tension n'a pas bénéficié d'un sort terminologique  comparable à celui du second terme de la paire. Il n'a pas servi à caractériser une période historique donnée comme celle de « la Détente ». Ce terme complémentaire de tension provient toutefois d'un assez long usage dans l'analyse des conflits internationaux : les notions de tension et d'états de tension trouvent leur place dans une chaîne où, selon les contextes, se trouvent les différends, les litiges, les menaces à la paix, les crises, les conflits non militaires, etc. La tension, qui caractérisait bien par ailleurs la tendance menaçante de la Guerre froide, n'est jamais devenue un concept d'analyse reconnu, ni encore moins une période historique. Enfin, dernière précision, la Détente ou même une politique de détente [6] ne se traduisent pas, mais s'écrivent « en français dans le texte » d'autres langues. Il en était ainsi naguère de la politique d'apaisement (Munich), et aujourd'hui encore, d'une diplomatie dite de rapprochement, qu'il convient de ne pas confondre avec la politique de détente, phénomène considérablement plus large.


II. Les théâtres de la Guerre froide

Ce qu'on pourrait appeler l'espèce d'appropriation historique de l'Europe par les deux Grands extraeuropéens en 1945 fut annonce plus d'un siècle à l'avance par de belles pages de Tocqueville, usées jusqu'à la gloire à force d'être citées. Mais un demi-siècle avant l'auteur de La Démocratie en Amérique (1831), puis une quinzaine d'années plus tard, respectivement Grimm, ami de Diderot et de Mme d'Epinay, et Thiers, futur président de la IIIe République, avaient eu la même prémonition [7]. Il n'était pas fatal, mais il devenait naturel que tous ces siècles d'entreprises guerrières intraeuropéennes se soldent un jour avec la prise en charge par deux énormes puissances extraeuropéennes. Après le plus dévastateur conflit de l'histoire, elles se retrouvèrent nez à nez et comme en instance d'empires, chacune d'elles semblant appelée, selon Tocqueville, « à tenir un jour dans ses mains les destinées de la moitié du monde ». Naturel aussi que leur condominium de circonstance ne puisse rien avoir de facile et qu'il dégénérât presque d'emblée en antagonisme aussi décidé qu'incapable de se manifester en bellicisme ouvert.

Par la jonction de leurs armées sur l'Elbe, Soviétiques et Américains, que tout jusque-la, de l'espace à l'idéologie, avait séparés, se trouvaient en pleine immédiateté politique au milieu d'un continent, petit mais suffisamment grand pour avoir été celui de la puissance mondiale plusieurs fois séculaire. Au cœur de cette Europe, réduite à sa dimension de cap eurasiatique dont parlait Valery [8], béait l'abîme de l'Allemagne d'où, une fois de plus, était venu tout le mal. La Guerre froide naquit de la double intention d'occuper ce vide européen et de combler l'abîme allemand. La ligne du partage politique ne faisait guère que démarquer les points de rencontre des armées de l'Ouest et de l'Est [9] et n'était pas, selon une légende encore tenace, le résultat des machinations diplomatiques de Yalta.

La rivalité fondamentale se reproduira par les effets de cette situation de stationnarité mal acceptée et de l'instabilité politique chronique en résultant. A défaut de pouvoir modifier quoi que ce soit d'un côté comme de l'autre, et, comme s'institutionnalisant, la Guerre froide durcira ce qu'on ne pouvait qu'empêcher : spécialement en Allemagne qui deviendra les deux Allemagnes, bientôt siglés en RFA et RDA. Pendant un quart de siècle, l'abcès de fixation restera Berlin. Longtemps après l'établissement des quartiers d'occupation occidentaux et soviétique de 1945, le « Mur de la honte » de 1961 divisera, de façon encore plus radicale, la capitale de l'ancien Reich. L'année suivante, la Guerre froide dans sa phase classique s'achèvera abruptement par le test de force et d'intention que s'étaient livré Khrouchtchev et Kennedy lors de l'affaire des missiles soviétiques à Cuba. Il faudra encore presque une autre décennie, celle de l'après-Guerre froide, pour qu'on parvienne enfin, à la faveur de l'Ostpolitik, à un accord quadripartite sur Berlin, lançant ainsi la phase suivante de la Détente à partir de 1970. Berlin, plutôt les deux Berlins avaient toujours été l'épicentre de la Guerre froide classique.

Deux seuls États avaient, ab initio, les moyens d'étendre à l'échelle planétaire leur projection extérieure. De par le vaste monde, leur rivalité allait trouver bien d'autres scènes ou transposer sa dynamique d'instabilité et d'ambiguïté. Allait s'ensuivre une situation toute nouvelle d'antagonisme dont les dimensions ne seraient plus régionales (même pas au sens continental), mais proprement mondiales. Puissance maritime et même « île-continent » [10], les États-Unis avaient la capacité de patrouiller tous les océans ; par son énorme masse terrestre, l'Union soviétique se trouvait, par ailleurs, en position privilégiée sur l'espace eurasiatique mais allait avoir à se doter de moyens d'action plus lointains : tel l'éléphant par rapport à la baleine [11], tous deux spécimens d'une zoologie supérieure. La Guerre froide s'est jouée sur des théâtres changeants et renaissants, mais d'importance inégale. Il paraîtra utile d'en livrer une première classification en théâtres premiers, seconds et tiers.

Les théâtres premiers de la Guerre froide sont ceux qui présentaient des frontières immuables ou des conflits insolubles à partir de l'état de choses mal accepte de 1945. Le prototype du théâtre premier, et dès le début, en fut d'abord les deux Allemagnes et les deux Berlins avec les problèmes s'y rattachant : les pactes de l'OTAN et du traité de Varsovie, l'ensemble des questions relatives à la sécurité européenne ; puis, en Extrême-Orient, le détroit séparant les deux Chines et surtout la ligne divisant les deux Corées, point extrême de tension en 1950 et 1951 ; enfin, un point des théâtres tiers comme Cuba devenant à l'automne 1962 le plus virtuellement explosif des théâtres premiers ! Un théâtre premier ne l'est pas que par la valeur objective de l'enjeu, ce qui ne vaudrait guère que pour les territoires allemands et pour les aménagements dits « de sécurité » en Europe. Sur un théâtre premier s'opposent Américains (et alliés) et Soviétiques (et alliés, spécialement les Chinois en Corée) sur des questions s'avérant presque insolubles et devenant tôt non négociables et comme figées. Si une espèce de « match nul » s'impose comme seul dénouement possible, c'est que ni les uns ni les autres ne peuvent reculer, perdre sur un théâtre premier.

Aux théâtres seconds, conflits et difficultés de guerre froide ont pu se régler, tout au moins se stabiliser cahin-caha sans que la dialectique fondamentale d'opposition n'en soit essentiellement altérée. Les deux Grands ne s'y opposent pas d'immédiate façon. Leur mauvaise querelle est parfois prise en charge par allies, protégés ou complices interposes, ou même contrés par de grands témoins du neutralisme : Nehru, Nasser ou Tito. Les théâtres seconds constituent un immense arc de cercle au pourtour des mondes soviético-chinois pour rejoindre, par-delà la grande division européenne, la Suède neutraliste et sa voisine à l'Est, contrainte dans son statut spécifique de finlandisation justement. Les deux cas de guerre chaude (les guerres israélo-arabes et indochinoise) montraient assez la détermination des deux Grands de ne pas convertir ces théâtres seconds en théâtres premiers de leur rivalité fondamentale.

L'erreur coûteuse de Washington dans l'affaire du Viêtnam a justement été de se laisser entraîner à agir dans la péninsule indochinoise comme s'il s'agissait d'un théâtre premier. Longtemps après, Moscou commettra la même erreur au sujet de l'Afghanistan, un des principaux facteurs déclenchant la nouvelle Guerre froide. Aux théâtres seconds, l'importance de l'enjeu réside dans le maintien d'une certaine intégration de chaque camp ou, tout au moins, de la neutralité efficace des non-alignés. Les classiques notions de « sphères d'influence », de « chasses gardées » pourraient aussi être ici évoquées. La plupart des zones de tension ou de conflit virtuel apparaissent sur ce gigantesque arc des théâtres seconds.

Dans le reste du monde non engagé, ou trop éloigné pour être enveloppé dans un conflit majeur de puissance entre les deux Grands, s'étend la série indéfinie des théâtres tiers. Ils présentent de nombreux points d'incidence, mais non d'impact, de l'opposition fondamentale dans la mesure où luttes intestines et conflits régionaux ne sont assumés de part et d'autre que par des agents et amis des deux Grands. Leur responsabilité directe, militaire ou diplomatique, pour un enjeu ou un objectif estimé vital n'y fut pas d'ordinaire mise en cause, du moins initialement. Si l'Australie et la Nouvelle-Zélande, au loin, ne font pas problème, tout comme le Japon, l'Union sud-africaine ou l'Argentine pour de tout autres raisons, divers autres points des théâtres tiers ont pu devenir des foyers de danger. Ainsi, récemment, l'Angola et les pays de la corne de l'Afrique ou le Nicaragua et le Salvador peuvent prendre l'importance d'une avancée de guerre froide comme s'il s'agissait de théâtres seconds, précaires et contestés. Il n'est que de rappeler le cycle parcouru par Cuba. Après le règlement du plus chaud des conflits de théâtres premiers, la grande île des Caraïbes est devenue un des théâtres seconds de l'après-Guerre froide ; mais elle était un simple point des théâtres tiers avant la prise du pouvoir par Castro en 1959.

Cette géopolitique, fort sommaire, ne vaut guère qu'en premier abord de classement des crises internationales spécifiques. Par-delà les faits géographiques inertes de masse et de distance, comptent surtout la nature, l'intensité et la durée des engagements ou implications d'au moins l'un des deux Grands en attendant la virtuelle réponse active de l'autre. Les expressions de « théâtres seconds » et « tiers » ne signifient pas que l'action qui s'y joue soit négligeable ou non pertinente à la compréhension du phénomène en cause. Elles attirent simplement l'attention sur le fait que, contrairement aux théâtres « premiers » où la souplesse et la mobilité ne sont guère possibles, ces diverses scènes laissent voir des actions spontanées ou imprévisibles, parfois marquées de rééquilibrations partielles ou provisoires et même, parfois, de la prosaïque résignation dans le leadership de l'un ou de l'autre Grand... De fait, la distance et l'éparpillement empêchent le plus souvent l'immédiateté des heurts inter-Grands ; mais comme ils se reconnaissent toujours des responsabilités mondiales, sinon de toujours claires ambitions du même ordre...

Les notions courantes de « tiers monde » et, plus récemment, de « l'axe Nord-Sud » ne sont pas des catégories spécifiques de guerre froide. Mais les défavorisés de la planète, dérisoirement pensionnés par l'égocentrisme des riches restent, en attendant, l'enjeu ultime d'une lutte fondamentale inter-Grands qui ne s'arrêtera sans doute jamais et qu'on continue à nommer, selon les époques, Guerre froide, après-Guerre froide, Paix froide, Détente ou nouvelle Guerre froide... Tel est le grand scandale de cette humanité fin de siècle d'avoir lucidement inventé des dispositifs pour se détruire des centaines de fois sans avoir encore trouvé les moyens techniques de nourrir convenablement deux de ses membres sur trois.


III. Tensions et détentes
entre les deux Grands

La Guerre froide classique, relayant naturellement la Deuxième Guerre mondiale, ne fut pas que la cristallisation de ses séquelles politiques non ou mal réglées. Elle se perpétuera comme une espèce d'ersatz à une paix devenue impossible entre de grands vainqueurs qui s'étaient, toutefois, mis d'accord pour imposer une capitulation sans condition à leurs ennemis. La solidarité n'avait pas été facile pendant la grande coalition. Du reste, les deux principaux alliés n'étaient entrés en guerre que forcés, l'un et l'autre attaqués par les forces de l'Axe en 1941, au mois de juin l'Union soviétique et au mois de décembre les États-Unis. Dès avant la fin du conflit, l'alliance imposée par les circonstances avait entraîné toutes sortes de difficultés, au sujet desquelles les historiens dits « révisionnistes » et « orthodoxes » discutent encore. Qui a commencé ? - Ces questions relèvent des polémiques sur les origines de la Guerre froide et, pour les besoins de l'actuel propos, il n'apparaîtra pas nécessaire de les reprendre.

L'histoire de la Guerre froide est assez longue : de l'été 1945, marquant la fin des hostilités, à la crise cubaine de 1962, soit presque la durée de l'entre-deux guerres 1919-1939. On a pu qualifier le traité de Versailles de 1919 de « paix manquée » ; au sujet de la Guerre froide, on parlera plutôt d'une « non-paix », ou des conséquences d'une paix qui ne put être signée à l'encontre du principal ennemi européen [12].

Jusqu'à la tension extrême de la guerre de Corée après juin 1950, les antagonismes de la Guerre froide naissante vont se manifester autour du pôle européen, plus exactement au sujet de l'Allemagne et de son ancienne capitale (le blocus de 1948-1949). Autre caractéristique de cette première période, l'aide américaine va s'appliquer davantage au relèvement des régions dévastées qu'à l'aide proprement militaire, le pacte de l'Atlantique Nord n'étant signé qu'en avril 1949 et le réarmement collectif ne devenant effectif que quelques années plus tard. En partant de la « non-paix » de l'été 1945, l'augmentation des tensions, surtout depuis 1947, marquera l'unité de cette phase jusqu'à la plus aiguë à la fin de 1950, lorsque les Chinois, intervenant massivement, refoulèrent presque complètement les Américains hors de la péninsule coréenne [13].

Pendant cinq autres années jusqu'à la conférence au Sommet des Quatre à Genève de l'été 1955, consacrant un premier état de détente généralisée depuis la fin de la guerre, les foyers de rivalité deviennent plus dangereux sur le théâtre d'Extrême-Orient et entraînent de nouveaux programmes militaires. En comparaison, les problèmes économiques européens n'ont plus la même acuité que dans la phase précédente. Après la forte tension de la fin de 1950, la courbe de la Guerre froide va s'infléchir graduellement vers la détente de « l'esprit de Genève » de 1955 [14].

Pour une autre phase d'égale durée, une espèce de modus vivendi politique s'établit tant bien que mal en Extrême-Orient et en Europe. En cette seconde moitié de la décennie 1950, des effervescences nationalistes en Afrique du Nord, ainsi qu'au Proche et au Moyen-Orient, ne transforment pas ces théâtres seconds en théâtres premiers de la Guerre froide. C'est toujours l'Allemagne et en particulier Berlin qui, depuis la vigoureuse offensive diplomatique menée par Khrouchtchev, à partir de 1958, pour faire modifier le statut de l'ancienne capitale, restent le pivot de la rivalité entre les grandes puissances. Ces cinq années de 1955-1960 marquent une tendance générale à la tension croissante [15].

Le Sommet de Paris de mai 1960, qui devait confirmer, à ce niveau, la détente de « l'esprit de Genève » de 1955, produisit l'effet contraire en créant une très forte tension entre les deux Grands. Ce sommet manqué allait réactiver les antagonismes fondamentaux en un plateau prolonge de tension : d'abord en l'épicentre de Berlin, en 1961, puis en son prolongement-diversion de la crise des Caraïbes, par suite de l'installation de missiles soviétiques à Cuba à l'été et à l'automne 1962. En quelques jours du mois d'octobre, la tension sera extrême et mènera à deux cheveux d'une guerre générale [16].

La dernière phase, triennale, de cette tension prolongée allait amener la fin de la Guerre froide classique car, cette fois-ci, risques et contre-risques avaient vraiment été trop grands. Il s'imposera, sinon de changer le jeu, du moins de ne plus jouer de mises aussi fortes. Les trois phases quinquennales antérieures n'avaient pas que les caractères qu'on leur a reconnus (déplacement des théâtres, et priorité aux questions économiques ou militaires). Elles signalaient de claires tendances vers la tension de 1945 à 1950, un mouvement inverse vers la détente de 1950 à 1955, mais à nouveau vers la tension de 1955 a 1960 enfin, allait suivre le plateau de la tension prolongée de 1960-1961-1962. Tels seraient les cheminements généraux de la Guerre froide pendant sa première époque, dite « classique », ou encore « inachevée »...

Ces ambiances d'époque étaient clairement perceptibles par les personnes politiquement éveillées et conscientes des réalités mondiales de l'après-guerre. En particulier, le couple sémantique détente/tension était devenu d'un usage courant dans la langue des diplomates et hommes d'État, des analystes et commentateurs internationaux. Tout comme était dominant le vocable même de guerre froide, s'appliquant même par analogie à d'autres ordres de phénomènes de la vie courante. Par leur imprécision, détente et tension n'auront pas fini d'alimenter l'ambiguïté congénitale de la Guerre froide au-delà de sa période classique.


IV. Fluctuations cycliques
et dynamique de duopole

Une étude plus complète et minutieuse, année par année, a illustré, de façon moins sommaire et avec graphiques à l'appui, l'espèce de feuille de température de ces dix-sept années de politique mondiale. Après un examen méthodologique de la théorie des cycles dans son application aux processus sociaux, spécialement économiques, fut encore proposé le caractère au moins plausible de la dynamique cyclique en cause. Il ne s'agissait certes pas de prouver que la guerre froide avait été cyclique, ni encore moins qu'elle ne pouvait être autrement ; mais bien plutôt, à partir de frappantes récurrences, d'en étudier avec précaution les mouvements généraux comme si elle avait été cyclique [17].

Un premier cycle complet de dix ans se dessinait : de la détente (« non-paix » ) de 1945 à la tension de 1950, puis une nouvelle tendance à la détente jusqu'à (1955). Le second cycle, partant de cette date, aboutissait à la tension de 1960, puis, au début de cette seconde phase, ne prenait pas la courbe descendante pour plutôt donner lieu au phénomène inédit d'un plateau de tension inattendue à partir de 1960.

Ainsi, au début de cette seconde phase, le cycle ne prenait pas la courbe descendante pour plutôt donner lieu au phénomène inédit d'une tension prolongée pendant trois ans jusqu'à la super-crise de 1962. On observera dès l'abord la brièveté de ce cycle et demi d'oscillations, la non-reproduction d'un second cycle complet incitant encore à la prudence analytique.

D'autre part, le modèle hypothétique proposé ne trouve pas d'application à des périodes comparables, soit antérieures comme l'entre-deux guerres mondiales, ou postérieures comme les phases discernables depuis 1963. Mais la constatation ne ferait que confirmer peut-être la spécificité très singulière de la période considérée en ce chapitre. En outre, les trois phases complètes de son histoire présentaient une périodicité quinquennale assez bizarre et relevant sans doute de la coïncidence : les quatre événements signalant les seuils de la détente et les pics de la tension s'étaient tous produits au printemps ou au début de l'été [18].

Sur ce point de la périodicité, il s'imposait encore plus de ne pas chercher à prouver la validité déjà discutable de l'argument de la régularité cyclique et de ne se satisfaire que d'enregistrer l'étonnante coïncidence : qui a jamais pu expliquer une « coïncidence » ? À cette prescription de prudence deux raisons, la première de théorie, la seconde de méthode. D'abord, s'il est de la nature du phénomène cyclique de se répéter, il ne s'ensuit pas la nécessité que cette reproduction doive obéir à une règle de périodicité stricte, sauf pour certains phénomènes de la nature comme le retour des planètes ou les allées et venues saisonnières d'oiseaux migrateurs [19]. Ensuite, les facteurs choisis en l'occurrence pour déterminer les phases de la tension et et de la détente auraient pu être différents à partir d'autres critères ou façons d'interroger les événements [20]. D'ailleurs, fermons vite cette dernière précision par une observation plus enveloppante. Comme en tout découpage historique subsiste toujours quelque part d'arbitraire, les divisions chronologiques n'existent pas, telles quelles, dans l'histoire, ni encore moins dans l'esprit de ceux qui la font, souvent sans trop le vouloir ni même le savoir....

Bien que prudemment relativisé par toutes sortes de précautions de méthode, le modèle proposé au sujet des fluctuations des phases de détente/tension entraînait tout de même à une question plus intéressante : au-delà de ce moment, quelles étaient les causes de ces tendances ? Si la politique de guerre froide semblait avoir obéi à une dynamique cyclique, pourquoi en aurait-il été ainsi ? Quelle aurait été la traction ou la pulsion de ce cycle et demi ?

 Comme il s'agit, par définition, d'un rapport entre puissances globales, il a paru naturel de considérer la variable de la supériorité technico-militaire, au moins présumée, des deux Grands l'un par rapport à l'autre pendant la période examinée. Après avoir enregistré sur une seule ligne les phénomènes simples de détente/tension, l'auteur a dressé une autre figure comportant deux courbes représentant chacune l'accroissement de puissance de l'un et l'autre Grand. Ces deux lignes se chevauchent aux moments d'une nette tendance à la parité et s'éloignent le plus aux points du plus grand écart, pour ensuite tendre à se rejoindre, etc. Ce nouveau cycle, plus complexe, suit en gros la même traction que le cycle détente/tension, mais, par l'effet d'un nouveau facteur déterminant, il se découpe alors en phases de quatre et non plus de cinq ans. Ce cycle de supériorité technico-militaire entre les Grands s'établissait d'après les constatations de faits suivantes entre 1945 et 1962 :

1. 1945-1949 phase du monopole atomique américain ;
2. 1949-1953 phase de l'obtention de la parité atomique par les Soviétiques ;
3. 1953-1957 phase de la parité en armes thermonucléaires entre les deux Grands [21] ;
4. 1957-1961 phase de la supériorité relative des Soviétiques en fusées à long rayon d'action et en satellites artificiels ;
5. 1962-.... phase de la tendance a la parité balistique générale entre les deux Grands [22].

Les phases sont ici quadriennales et non pas quinquennales ; l'on en compte quatre complètes et non pas trois comme dans le cycle précédent.

 Cette seconde lecture « cyclique » de la Guerre froide classique permet de constater que la détente clarificatrice de « l'esprit de Genève » de 1955 se serait produite au milieu de la troisième phase. Cette détente serait dans le prolongement de la tendance à la parité atomique (1949-1953) et aurait eu lieu en plein milieu de l'établissement de la parité thermonucléaire (1953-1957). Ces deux tendances à la parité seraient complémentaires et auraient été nécessaires pour susciter la détente de 1955, lucidement recherchée et se généralisant à ce moment.

Mais le phénomène ne durera qu'un court temps, car, à partir de 1957, la supériorité balistique (même sans application militaire immédiate ou certaine) des Soviétiques s'affirme pendant quelques années, établissant ainsi un nouvel écart de virtuelle puissance globale en leur faveur. Cet avantage les aurait peut-être incités à risquer la tension prolongée de 1960-1961. Ce cycle technico-militaire des quatre phases de quatre ans et le cycle détente/tension des trois phases de cinq ans s'achèvent au moment même de la super-crise de Cuba en 1962.

Après cette date, une époque nouvelle commence qui fera l'objet des chapitres à venir. Les deux cycles, détente /tension et technico-militaire, de la Guerre froide classique pourront servir de référentiel [23] au moins négatif pour l'analyse.

L'intérêt du cycle technico-militaire est d'introduire une dimension d'anticipation causale, qui n'est qu'impliquée dans le cycle détente/tension, simplement illustratif. Cette nouvelle présentation permettrait d'inférer que la perception des rapports variables de supériorité technico-militaire entre les deux Grands les aurait incités à poursuivre des politiques de détente pendant les tendances à la parité et, au contraire, de tension lors des écarts de puissance, réels ou perçus comme tels. Ce second cycle, qui n'est plus seulement descriptif, prête encore moins à la critique à priori par l'utilisation de critères objectifs (sinon toujours aisément vérifiables ...), moins dépendants en tout cas d'une première appréciation de l'observateur.

Il présenterait aussi plus d'intérêt analytique, bien que se prêtant peut-être moins bien à la première évaluation d'un flux d'événements aussi multiples et complexes que ceux qui forment la trame incessante de la lutte pour la plus grande puissance entre les deux Grands. Il faut, en effet, tenir compte de bien d'autres facteurs que la course à la supériorité militaire, bien que celui-ci soit présenté comme déterminant en vertu d'une hypothèse fort plausible.

L'économie générale de ce cycle et sa motricité particulière peuvent aussi s'appliquer aux périodes subséquentes à la Guerre froide classique - tant il est vrai que la lutte pour « la plus grande puissance » stratégique et militaire ne s'est pas achevée après la super-crise cubaine de 1962 ! Mais il convient sans doute de s'inspirer préalablement du premier cycle détente/tension pour sa virtualité de première qualification des événements de 1962 à1985 : c'est ce qu'indiquent les substantifs des titres des quatre chapitres qui suivent.

Ce nouveau cycle de supériorité technico-militaire se trouvait donc à modifier, en le comprimant d'une année, le cycle détente/tension tout en fournissant une explication de type causal à des oscillations de comportement qui pourraient bien n'être que des conséquences observables dans toute compétition entre deux puissants concurrents. En effet, contrairement à une idée de sens commun, la tension tendrait à se manifester au moment où l'écart devient le plus considérable entre les forces globales des deux Grands. Au contraire, la détente deviendrait plus naturelle lorsque s'affirme une tendance à la parité des forces, ce qui, d'autre part, n'est pas illogique. Un large écart dans l'inégalité des forces serait donc générateur de tensions et non pas l'inverse (encore qu'il ne faille pas tenir pour négligeables des facteurs comme les armements conventionnels ou classiques, ou l'acquisition de positions géostratégiques, etc).

Le récit complété de l'après-Guerre froide jusqu'à la fin de 1985 laissera voir s'il y a lieu (et si oui, comment) de recourir à ce facteur de la parité ou de la disparité des forces comme constituant le déterminant principal des mouvements alternatifs vers la détente et la tension (et dont l'apparente régularité quinquennale dans la période 1945-1960 avait frappé, mais sans pouvoir l'expliquer). Une dynamique causale n'a pas à retenir divers modèles courants à l'enseigne de la polarité : bi ou multi-polarité, principalement la première, sous-distinguée en bi-polarité, rigide ou simple, stationnaire ou évolutive, simple ou mixte, etc.

D'inspiration magnétique, cette métaphore de la polarité suggère toutefois d'utiles combinaisons et comparaisons entre États pour établir de vastes configurations diplomatiques relativement peu changeantes. Et lorsqu'on parle de bipolarisation plutôt que de bipolarité, il s'agit de signaler une intention de prendre davantage en compte les actions propres des deux grands agents plutôt que les effets sur la structure objective de la société internationale.

*  *  *

Mais il est un modèle d'une autre source et de plus grande signification pour décrire un système dualiste en opération. C'est le modèle économique du duopole, excroissance de la théorie du monopole qui, en première appréhension, ne cause aucune difficulté tant l'idée en est simple et le terme courant. Tel est bien le caractère, à la fois le plus général et le plus incontestable de la rivalité fondamentale entre les deux Grands, que cette lutte implacable entre deux adversaires dont aucun ne peut mettre l'autre hors de combat sans signer lui-même sa propre mort simultanée. Cette concurrence de type duopolaire, ou duopolistique, dure maintenant depuis plus d'une génération et nul n'en peut entrevoir la cessation à moins d'évoquer d'effrayantes visions d'Apocalypse.

Ce mode d'explication provient du modèle économique de comportement entre deux firmes économiques ou industrielles en situation d'empêchement réciproque de se constituer en monopole. Les comportements sont en l'occurrence fort différents des actions et attitudes qui dérivent des situations de compétition monopolistique. En outre, le duopole n'est pas qu'un cas de l'oligopole. Le modèle duopolistique concentre l'attention sur les actions et les dispositions des agents duopoleurs, ce que ne comporte pas de façon aussi évidente l'expression plutôt statique de la bipolarité.

Le schéma du duopole est particulièrement propice à la saisie des faits globaux de la puissance militaire (écart, parité) s'il est moins évident que sa dynamique propre fournisse les réponses satisfaisantes aux interrogations multiples sur la traction du cycle détente/tension, que ce dernier soit périodique ou pas. Des théoriciens de la science politique se servent parfois de catégories analogues à celle du duopole. Ainsi, à côte des classiques monarchie et oligarchie, ils emploient parfois celles de la dyarchie et, même plus récemment, de la polyarchie qui trouve encore peu d'application en relations internationales depuis que Robert Dahl en a construit la notion [24].

Comme on le disait de la paix dans l'entre-deux-guerres qu'elle devait être une « création continue », son substitut de la « guerre froide » se reproduit de lui-même, et sous quelque nom qu'on l'appelle au-delà de sa période classique. Malgré les scènes d'intensité variable qui se jouent sur les théâtres seconds et tiers, les objectifs décisifs de chacun des deux Grands, parce qu'estimés vitaux, ne peuvent guère se modifier. Leur action politico-stratégique permet des replis ou des temps d'arrêt, des diversions ou des « détentes », justement ; mais le postulat non écrit de la guerre froide interdit des retraites ou des armistices, et même, empêche autant la paix que la guerre, qui serait une codestruction.

Mais les éléments de risque, heureusement calculés des deux côtés, restent constants dans le conflit persistant. La situation de duopole, où se sont trouvés enfermés les deux Grands, fait que les initiatives qui accentuent la tension, ou qui transforment subrepticement des états de détente en nouvelles tensions, ne peuvent se prendre qu'en des entreprises risquées. Celles-ci, en effet, appellent autant de contre-risques souvent plus grands de la part de la partie adverse qui s'estime en état de défensive ou de rattrapage forcé.

La nature du jeu global, qui vise des deux côtés à maximiser les gains tout en minimisant les dangers, engendre d'autres incertitudes que la relativisation, toujours à renouveler, des risques encourus et des avantages escomptés. Mais tout cela se joue en deçà de la seule règle, en quelque sorte organique, qui a toujours prévalu depuis 1945 : l'impératif absolu du non-recours à la guerre totale. Le drame prométhéen de l'époque est l'incertitude que cet impératif puisse s'imposer toujours : en stricte logique, on peut soutenir que plus il persiste, plus il a chance de durer - à moins que ce ne soit l'inverse !

Malgré l'énormité de leurs moyens, les deux Grands n'ont pu, il s'en faut de beaucoup, bipolariser toute la planète, comme on le constate aux théâtres tiers et même seconds. Mais, depuis la fin de la guerre jusqu'à aujourd'hui, ils se sont comportés en stricts duopoleurs, se refusant à la lutte inexpiable que se livreraient deux monopoleurs décidés. L'impératif monopolistique, soutenu au moins un temps par l'un des deux, eût entraîné l'explication ultime. C'est le propre de la concurrence duopolistique de pouvoir aller à fond, des deux côtés, pourvu que ce soit en deçà de ce point limite.

Mais ne serait-ce qu'à cause des contraintes matérielles à l'exercice même excessif de la puissance, les duopoleurs acceptent de ne pas occuper tout le champ polarisable. Le résultat objectif ou structurel de ce qu'on appelle la « bipolarité » a découlé, au fil des années, des effets de ce jeu limité. Enfin, le duopole ne requiert pas chez les joueurs un état de conscience clair de tous les instants, ni sur toutes les questions, pour se jouer effectivement comme encadrement impérieux à leurs actions réciproques.

Duopole et monopole ne souffrent donc pas d'entre-deux, si le cas apparente du monopole bilatéral tient de l'un et de l'autre et, en particulier, surtout du premier pour le cas qui nous occupe (exemple, par alimentation réciproque des propagandes antinomiques). Les règles de comportement en situation de duopole tolèrent, et en certains cas suggèrent, de rechercher des positions qui semblent oligopolistiques. Le jeu du duopole n'élimine pas tous les autres « pôles » de puissance puisqu'il n'occupe jamais tout le champ polarisable. Mais qu'il se joue en strict interfaces, ou avec des tiers, ou encore qu'il doive tenir compte des tendances de type oligopolistique, le jeu du duopole proscrit toujours l'usage des moyens monopolistiques qui signifierait la guerre totale.

Que les situations qui se présentent soient le fait d'autres joueurs n'empêche pas que les règles duopolistiques fondamentales continuent de s'appliquer comme si les duopoleurs avaient eux-mêmes crée ces situations. En bref, la norme fondamentale du duopole, tout en étant tacite mais restant non moins liante pour cela, consiste dans la prohibition de toute situation, créée par eux ou par d'autres, qui ne serait plus mutuellement contrôlable par les deux Grands. Il y a donc un point « X » où la tension ne serait plus supportable, au moins par l'un d'eux, ou cesserait d'être « payante » par l'autre. C'est ce même point qui déterminerait l'amorce vers la détente.

Il s'ensuit une espèce de code opérationnel dans la conduite toujours dangereuse (au sens du dangereusement « contrôlable ») des comportements de la guerre froide. La conscience de l'interdépendance vitale des duopoleurs (qui n'est, certes, pas celle de deux cyclistes sur un tamdem !) force tout de même chacun à s'interdire des actions que l'autre ne saurait accepter. On tient compte de l'autre. Tout le temps. L'accroissement de puissance générale ou l'augmentation de tels ou tels avantages chez l'un, sitôt que l'autre en a la perception, incitent vivement celui-ci à en obtenir autant sous une forme ou l'autre, ou tôt ou tard.

La concurrence est toujours ouverte dès lors que chacun des duopoleurs accepte que l'autre augmente indéfiniment sa puissance, quitte pour le premier à s'en remettre à des rattrapages correctifs. Côté positif, la règle se perçoit comme l'acceptation de mesures mutuellement compatibles à l'un et à l'autre et supportables par le système dualiste prohibant tout choc qui serait fatal aux deux. Côte négatif, elle implique la contrainte du refus commun de recourir à des mesures qui entameraient cette compatibilité ou détruiraient l'équilibration dualiste.

Le jeu semble évoquer la simplicité du schéma stimulus-réponse ou initiative-réaction, mais il est bien autrement complexe puisque rétroactif et, en tout, dédoublé. On retrouve bien ici des mouvements de réponse ou de réaction ; toutefois ils ne sont pas réflexes mais réfléchis, non automatiques mais voulus et recherchés. À l'action risquée d'un duopoleur, mais contrôlable par lui jusqu'à la réversibilité, répond chez l'autre une réaction également risquée, mais aussi contrôlable et réversible. Une fois accepté le caractère inéluctable du duopole obligé, la nature du jeu commande des comportements audacieux de part et d'autre mais restant toujours dans les limites du raisonnable.

La folie démentielle de la course aux armements est-elle « raisonnable » ? Elle reste tout au moins propre à la rationalité du système qui permet à chacun des deux joueurs de compenser son infériorité relative ou provisoire par un accroissement indéfini de sa propre puissance plutôt que par la diminution de la puissance de l'autre. La course aux armements révèle plus que tout autre facteur cet aspect de la dynamique en spirale de la Guerre froide. D'ailleurs, faut-il parler de rationalité de l'absurde, ou de fondement absurde au raisonnable devant ce jeu concurrentiel prohibant les solutions extrêmes de la guerre totale mais la préparant toujours, qui accumule des armements toujours plus terrifiants avec la détermination sans cesse répétée de n'avoir pas à s'en servir ? Et qui, surtout, ne prépare pas d'abri ?

*  *  *

La période de l'Entre-deux-guerres (1919-1939) présente un contraste total d'avec celle de la Guerre froide classique (1945-1962). D'abord, il y avait eu « paix » entre les vainqueurs de 1918 et le grand perturbateur. Cette paix, litigieuse et même boiteuse, n'allait entraîner que de faibles tensions pendant la première décennie, s'achevant par l'événement marquant du grand Krach de 1929, découpant la période en deux moitiés, et qui, du reste n'était d'abord pas un phénomène politique. Pendant les dix premières années, les faits de politique internationale et de sécurité européenne ne présentent aucune similitude avec les nettes tendances détente-tension-détente qui ont marque la période 1945-1955. Des 1931, les événements de Mandchourie, impunis et à peine notés en Occident, annoncent un âge d'agression ouverte qui commencera avec l'arrivée de l'hitlérisme au pouvoir. Et ce sera alors, de 1934 à 1939, la marche débridée vers la guerre [25].

L'accroissement de puissance de l'Allemagne et du Japon, et à un degré moindre de l'Italie, a pu se faire jusqu'à un degré quasi-monopolistique sans trop de résistance des États menacés, seulement capables de tardives réactions individuelles. Lentement cumulatives et faiblement solidaires, celles-ci finirent par devenir irréversibles mais seulement après 1938. L'unité provisoire de la grande coalition, tardive et circonstancielle, n'a pu vraiment se faire et réagir qu'au point limite alors qu'il n'était plus possible de sauver le système international d'alors. Il n'y avait eu que peu ou pas d'adaptations ex ante, et les réactions ex post survenaient trop tard pour corriger les erreurs et pour rattraper l'accroissement de puissance des forces décidées à recourir a l'agression.

La guerre totale devenait l'unique moyen pour empêcher la réalisation complète et durable de projets monopolistiques ou impériaux. Les grands vainqueurs s'estimèrent légitimés de recourir à la solution totale de la « reddition sans condition ». L'Entre-deux-guerres a manifesté, tout au long, le contraire d'une structure duopolaire et des comportements de duopoleurs.

L'autre période comparable à celle de la Guerre froide classique est celle qui la suit immédiatement et qu'il fut convenu de nommer « l'après-Guerre froide », allant de la solution de la crise cubaine de 1962 jusqu'aux arrangements décisifs au sujet de Berlin au tournant des années 1970. On y relèvera divers faits et tendances de détente, de plus rares et de moins affirmés de tension, mais ces faibles fluctuations ne présentent pas les saillants ni encore moins l'étonnante symétrie qu'on a pu enregistrer dans la période 1945-1960.

Toutefois le phénomène du duopole, majeur et constant depuis la fin de la guerre mondiale, continuera à s'affirmer selon des modalités nouvelles, pendant la décennie 1970, mais qui ne suffiront pas, en tout cas, à empêcher, au tournant des années 1980, une espèce de résurgence d'une nouvelle Guerre froide, ce qui conduit au seuil de l'actualité la plus brûlante. Comment, du reste, pouvoir espérer sortir, un jour, de cette organisation - ou inorganisation - duopolaire du système mondial ?



[1] Allusion aux auteurs dits « révisionnistes » de la nouvelle gauche américaine, selon lesquels ce sont les Américains et non les Soviétiques qui ont « commencé... » De très nombreux ouvrages ont suivi à partir des ouvrages pionniers de W.A. Williams, The Tragedy of American Foreign Policy (1959) et de D.F. Fleming, The Cold War and its 0rigins (l962). Pour une critique d'ensemble, voir R.J. Maddox, The New Left and the Origins of the Cold War, Princeton, 1973.

[2] C'est l'Américain Herbert Bayard Swope, qui dans des circonstances que l'auteur ignore, en aurait frappé la formule : The Cold War. Elle aurait été employée une première fois dans une discussion publique par Bernard Baruch, banquier newyorkais et conseiller de plusieurs présidents des États-Unis. Enfin, le célèbre columnist Walter Lippmann a popularisé l'expression par une série d'articles, puis dans un livre de 1947, The Cold War, en réponse à la thèse de George Kennan dans son célèbre article, alors anonyme (Mr. X, dans Foreign Affairs, juillet 1947), exposant la thèse du containment (ou endiguement), future politique internationale des États-Unis.

[3] On distinguera avec une majuscule la période historique de la Guerre froide du phénomène ou « système » mondial, mention-né avec une minuscule.

[4] On peut même pousser le paradoxe jusqu'à dire, avec Jean-François Revel que cette « hyperpole martiale » de la guerre froide n'a jamais existé (Comment les démocraties finissent, Paris, 1983, p. 233, 326). Inversement, on peut encore la considérer comme « imputable à une dialectique historique, probablement plus forte que la volonté des diplomates » (Raymond Aron, La République impériale, Paris, 1973, p. 67).

[5] Strategy Armaments Limitation Talks : SALT. Voir les chapitres suivants et le glossaire des sigles à la fin de l'ouvrage.

[6] La traduction anglaise courante de détente est relaxation. Mais Détente et détente sont entrain de s'angliciser, perdant ainsi l'accent aigu dans le passage à l'anglais chez quelques auteurs. D'autre part, détente a aussi un autre sens presque contradictoire, celui de déclenchement d'une explosion, comme dans les expressions : « presser sur la détente », avoir « le doigt sur la détente ». En ce cas, la détente est une pièce de métal qui sert à libérer le chien ou le percuteur d'une arme à feu. Un autre sens apparenté est évidemment la détente d'un arc ou d'une arbalète pour propulser la flèche. Le mot russe razriadka a aussi cette connotation militaire. Où l'on voit que les rapports sémantiques entre détente et tension sont subtilement ambigus dans l'emploi de ces deux termes à la politique internationale...

[7] Ces trois textes sont cités dans La Guerre froide inachevée, Les Presses de l'Université de Montréal, 1971, p. 4-5.

[8] Qui disait aussi : « L'Europe aspire à être gouvernée par une commission européenne. Toute sa politique s'y dirige » (Réflexions sur le monde actuel, Paris, 1931, p. 51).

[9] À l'exception de la Yougoslavie qui n'avait pas eu besoin de l'Armée rouge pour se libérer, ce fait expliquant, en grande partie, le déviationnisme de Tito excommunié en 1948 par le Kremlin.

[10] Raymond Aron reprenait cette expression géopolitique dans son prologue sur l'histoire internationale des États-Unis, op. cit., p. 15.

[11] « Ainsi, la compétition oppose une baleine contrainte à se comporter parfois en éléphant, à un éléphant qui cherche à se rendre capable de défier la baleine » (Stanley Hoffmann, La nouvelle guerre froide, Paris, 1983, p. 12).

[12] Avec le grand ennemi asiatique, le Japon, sera signé le traité de paix séparé de 1951 dans le sillage de l'affaire coréenne alors que la Guerre froide battait son plein. La paix avec l'Italie et les autres alliés européens de l'Allemagne fut acquise en 1947.

[13] Pour l'historique de cette première phase voir La Guerre froide inachevée, chap. II, p. 27-63 ; et, ici même, la section I de la chronologie en annexe.

[14] Voir ibid., le chap. III, p. 65-94 ; et, ici même, la section Il de la chronologie.

[15] Voir ibid., le chap. IV, p. 95-139 ; et, ici même, la section III de la chronologie.

[16] Voir ibid., le chap. V, p. 141-19 1 ; et, ici même, la section IV de la chronologie.

[17] Ibid., le chap. VI, (p. 193-229) : « Un modèle cyclique des rythmes de la Guerre froide », reprenant plus systématiquement la question posée au chapitre I sur « la cyclicité apparente » (p. 21-26).

[18] Seuils de la détente : 1945, le 8 mai, capitulation de l'Allemagne et le 15 août, capitulation du Japon ; 1955, juillet, Sommet de Genève (Eisenhower, Boulganine, Eden, Faure). Pics de la tension : 1950, le 25 juin, début de la guerre de Corée ; 1960, le 16 mai, ouverture du Sommet manqué de Paris (Eisenhower, Khrouchtchev, de Gaulle, Macmillan).

[19] Pour une discussion plus spécifique sur le phénomène du cycle (défini comme « une représentation moyenne et abstraite d'une réalité multiple et concrète, mais (qui) ne la détermine pas causalement en aucun cas »), voir op. cit., p. 197-203.

[20] Aussi fallait-il que l'auteur précisât ses propres critères d'appréciation : ce qui fut fait lors de l'étude de chacune des années tournantes 1945, 1950, 1955 et 1960, puis, en une forme plus méthodique, au chapitre VI pour l'ensemble de la question. Bien d'autres auteurs ont proposé des subdivisions de la Guerre froide selon des critères différents. Ainsi Z. Brzezinski la présente en quatre « étapes » selon que l'initiative est soviétique ou américaine dans Illusions dans l'équilibre des puissances (Paris, 1978, p. 149-197). Voir principalement le tableau de la page 188.

[21] Rappelons que le monopole américain en matière thermonucléaire n'a duré que huit mois, chevauchant sur 1952 et 1953, contrairement au monopole atomique qui avait duré quatre ans.

[22] Moins évidente que les précédentes, cette subdivision posait la question du fameux missile gap des années 1960, envisagé par l'auteur : voir ibid., p. 215-217.

[23] La Guerre froide inachevée contient des graphiques illustrant ces deux cycles (p. 208 : le cycle détente/tension ; p. 218 : le cycle de supériorité technico-militaire). Encore une fois, l'exposition y est aussi moins sommaire que dans le présent résumé.

[24] Robert Dahl, Modern Political Analysis, Englewood Cliffs, 1963 ; en français, L'Anayse politique contemporaine, Paris, 1970.

[25] Pour une présentation moins sommaire, voir La Guerre froide inachevée (p. 220-225) et le graphique représentant « la tendance paix-guerre entre 1919 et 1939 » (p. 221).



Retour au texte de l'auteur: Gérard Bergeron, politologue, Université Laval Dernière mise à jour de cette page le mercredi 1 juillet 2009 8:17
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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