Avant-propos
En séjour à Londres à l'été 1831, et ayant déjà en une semaine visité les principaux monuments et les grandes places de la métropole impériale, le jeune Canadien François-Xavier Garneau rêve, encore plus passionnément peut-être, de partir à la découverte de Paris, capitale tellement attirante de la première mère patrie. Mais « pour voyager en France il faut avoir un passeport de son ambassadeur » ; et il s'y trouve « ainsi dépeint : taille 5 pieds 5 pouces anglais, âgé de 22 ans, cheveux châtains, front haut, sourcils et yeux châtains, nez moyen, menton rond, visage ovale, teint brun » [1].
Mais, retournant à Paris l'année suivante, son « signalement » présentait « deux variantes : j'avais les cheveux noirs et les yeux gris. Peut-être cela pouvait-il être attribué à l'état plus ou moins clair ou plus ou moins voilé du ciel brumeux d'Albion » [2], notait-il avec une pincée d'humour qui, dans les circonstances, ne pouvait évidemment être que britannique. Le Garneau de la maturité, une photographie célèbre nous en a transmis les traits et l'allure générale de la personnalité. « Le crâne, parfaitement ovoïde, s'est découronné, et les mèches de cheveux qui persistent se sont réfugiées en touffes grisonnantes autour des oreilles, d'où partent les longs favoris. Les yeux, un peu à fleur de tête, ont pâli et paraissent fatigués. Au sommet du nez et aux coins de la bouche, des rides se creusent... À cinquante ans, François-Xavier Garneau en paraît davantage, comme la plupart des hommes de son temps. D'ailleurs, continue le portraitiste, cet habit de drap noir boutonné serré, contribue à le vieillir, ainsi que ce col rigide, ceinturé d'une cravate à plusieurs tours. Pour les sorties, ajoutez le haut de forme obligé et la canne à pommeau d'or » [3].
Par la voix du souvenir, un contemporain, plus jeune d'un quart de siècle que Garneau, le décrivait ainsi, déambulant dans la rue Saint-Jean :
- Il n'y a pas plus d'une dizaine d'années, si vous vous étiez trouvé, dans la grande rue Saint-Jean, à Québec, entre quatre et cinq heures de l'après-midi, vous auriez certainement vu passer près de vous un homme d'une taille au-dessous de la moyenne, à l'air méditatif, marchant d'un pas tranquille et mesuré, mais dont la canne, précédant presque toujours le pas, semblait décrire des hyérogliphes [sic]. Chaque jour, si le temps était beau, cet homme faisait, à la même heure, sa promenade habituelle après la fermeture de son bureau. Le maintien modeste de ce promeneur quotidien, ne vous eût probablement pas frappé à première vue ; mais si, par hasard, vous l'aviez regardé un peu attentivement, et pourvu que vous eussiez été quelque peu physionomiste, sa figure empreinte d'une douce et poétique sérénité, vous eût de suite révélé l'empreinte du talent qu'elle portait d'une manière aussi évidente que naturelle. Vous auriez eu, en effet, devant vous, le plus laborieux, le plus modeste et le plus distingué des écrivains du Canada : l'historien Garneau [4].
Toutefois, il ne conviendrait guère de rester sous l'impression d'un excès d'austérité. Car, précisait encore un troisième auteur autant crédible, s'il est vrai que, « sous un front vaste, s'affirme une figure glabre et distinguée au regard profond, qui se ferme sur une lèvre bienveillante et un menton énergique », il y a aussi que cet homme savait « conserver à sa pensée une franchise absolue et une fermeté inébranlable. La plaisanterie, même gauloise, le trouve prêt à sourire, car son esprit sait manier l'ironie et s'amuser à l'humour. Sa réserve ne l'empêche pas de se plaire dans la société de ses intimes, surtout s'il y a des femmes, de la musique et des fleurs » [5]. En effet, pourquoi un homme qui eut un destin tragique, mais aussi dont le succès de carrière était hors catégorie, n'aurait-il pas su sourire ?
Il semblerait que ce fut un Français, le commandant de La Capricieuse, Paul-Henry de Belvèze qui, lors de sa mission de retrouvailles spéciales à l'été 1855, ait le premier surnommé François-Xavier Garneau « historien national du Canada ». Un slogan, on l'entend, on l'enregistre ; quant à pouvoir le valider ! Quoiqu'il en soit, une étiquette aussi flatteuse signale une priorité dans le temps et, pour le moins, un certain niveau de qualité. Et après toutes ces années et des générations d'historiens, le jugement global va subsister sous cette forme, qu'on qualifierait d'exclusion, du journal Le Canadien au lendemain de sa mort en 1866 : « Les rivaux et ses successeurs lui disputeront la palme de l'érudition, mais c'est lui qui s'appellera toujours l'historien national » [6] Un an et demi après sa disparition, un monument en son honneur était dévoilé au cimetière Belmont de Québec, lieu de son inhumation. Cette cérémonie du 15 septembre 1867 consacrait les efforts d'un comité de citoyens de sa ville afin de perpétuer, pour ainsi dire, une mémoire qu'il ne faudrait pas oublier. Fut responsable du discours de circonstance, l'ami de toujours de l'historien, Pierre-J.-O. Chauveau, depuis peu devenu premier ministre de la province de Québec. Sur le monument, aucune formulation antique ou héroïque, ni d'expression laudative, mais seulement l'inscription, gravée dans le granit, du nom de l'historien.
Le projet de ce livre ne relève pas d'une intention de célébration. Il se fonde toutefois sur la belle présomption qu'il vaut la peine de LIRE au complet l'œuvre historique de Garneau. Ce que nous avions fait pour les écrits « canadiens »d'Alexis de Tocqueville et André Siegfried et, plus récemment, à propos de l'œuvre, double, de journaliste et de conférencier, d'Étienne Parent [7], nous le soumettons maintenant à propos de la vaste construction historique de François-Xavier Garneau. Nous sommes, cette fois, devant un grand projet intellectuel à exécuter, puis d'une seule oeuvre enfin faite, et ultérieurement corrigée par son auteur en des points estimés litigieux par une clientèle alors fort exigeante. De ce fait, elle contraste fortement, en l'unité de sa globalité, avec l'éparpillement des dizaines de textes de Tocqueville et des centaines d'articles de Parent. Comme méthode de composition, notre tâche en devenait a priori plus aisée, mais sans que nous ne puissions avancer une certitude comparable pour une analyse en profondeur de l'espèce de bloc monumental qu'apparaît être, en son unicité, l'œuvre historique de Garneau.
Étienne Parent, le directeur du Canadien, et le futur « historien national » du Canada français, qui étaient des amis, auraient pu avoir l'occasion de rencontrer Tocqueville qui passa une huitaine de jours à Québec à la fin août 1831 [8]. Mais déjà Garneau avait quitté, le printemps précédent, pour un séjour de deux ans en Angleterre, entrecoupé de deux voyages de quelques semaines en France, se trouvant à faire ainsi, mais en sens inverse, la même expérience que Tocqueville... On se contentera de noter, en passant, un certain « air de famille » idéologique entre les trois hommes, à l'enseigne de ce qu'on pourrait appeler un libéralisme d'apparentement. Toutefois, seul, Garneau, le jeune poète, aurait mérité la qualification de « romantique » ou de « préromantique » - compte tenu du décalage intercontinental des courants intellectuels de l'époque entre la France et le Bas-Canada.
Enfin, nous pratiquerons une fois encore ce que nous avons déjà appelé la technique de « Ia lecture accompagnée », consistant tout simplement à accorder un plus large espace qu'il n'est d'usage aux extraits les plus signifiants de l'auteur sous examen. Entre l'essai conventionnel, qui tend à se faire chiche sous ce rapport et le recueil de « morceaux choisis », à peine introduits par quelques lignes de généralités, nous sommes d'avis que cette formule intermédiaire permet d'éviter l'écueil de l'analyste conventionnel qui, maître de son propre discours, est volontiers enclin à se faire valoir en s'accordant la part du lion. C'est humain mais, finalement, assez peu pratique. Concrètement, on ne peut s'attendre que le lecteur ait à portée de la main toute la monumentale Histoire du Canada depuis sa découverte jusqu’à nos jours, non plus que la relation du Voyage en Angleterre et en France dans les années 1831, 1832 et 1833, que Garneau écrivit et publia en 1855, plus de vingt ans après l'événement qui allait marquer profondément sa vie.
[1] Cette fiche signalétique est citée par l'auteur au début du chapitre III de son célèbre Voyage en Angleterre et en France dans les années 1831, 1832 et 1833 (Ottawa, Éditions de l'Université d'Ottawa, 1968, p. 177). Il s'agit d'une publication du Centre de recherches en littérature canadienne-française de l'Université d'Ottawa. Le texte de Voyage a été établi, annoté et présenté par Paul Wyczynski. Dorénavant nous référerons à cette remarquable édition critique, par la seule mention de Voyage, Wyczynski, page, etc.
[3] L'abbé Armand Yon, « François-Xavier Garneau : l'homme » dans Centenaire de l'Histoire du Canada de François-Xavier Garneau, deuxième semaine d'histoire à l'Université de Montréal 23-27 avril 1945, Montréal, Société historique de Montréal, 1945, p. 101-102. Il sera désormais référé à cet ouvrage en collaboration par la seule mention de Centenaire, page, etc.
[4] L.M. Darveau, Nos hommes de lettres, vol. 1, Montréal, A.A. Stevenson, 1873, p. 75.
[5] Gustave Lanctôt, « L'Oeuvre historique de Garneau », ibid., p. 16-17.
[6] Cité par Lanctôt, ibid., p. 17.
|