Préface
par Louis Duclos
Député fédéral de Montmorency-Orléans
Septembre 1981.
Parce que le débat constitutionnel amorcé sous l’impulsion du Québec au moment de sa révolution tranquille, dont il est d’ailleurs le corollaire, est devenu en quelque sorte le creuset de la vie politique canadienne, il a acquis forcément au fil des années un caractère partisan qui rend d’autant plus problématique toute tentative visant à dénouer l’impasse dans laquelle il s’est enlisé et qui surtout tend à en dramatiser grossièrement les enjeux.
Aussi, cette nouvelle et remarquable contribution du professeur Gérard Bergeron à l’examen du mal canadien et du syndrome québécois, qui en est la source, tombe-t-elle à point et apporte-t-elle une bouffée d’air frais à un débat trop souvent monopolisé par la rhétorique des adeptes des raccourcis commodes et des iconoclastes de toutes espèces qui s’agitent sur notre scène politique. Ce ne sont pourtant pas les hommes et les femmes de la politique qui sont véritablement en cause ici ; c’est plutôt leur métier qui par définition leur commande un tel comportement. Asservis aux exigences des mass-media, les acteurs de la scène politique peuvent en effet difficilement s’embarrasser de nuances et de distinctions pourtant essentielles à une bonne compréhension des tenants et aboutissants d’un débat aux ramifications souvent insoupçonnées. Or, c’est tout autant par métier que le chroniqueur-observateur se doit de combler pareille carence, et ce avec tout le détachement qui fait tellement défaut chez les combattants de la politique.
À cet égard, le livre de Gérard Bergeron fait particulièrement œuvre utile en situant le débat constitutionnel canadien dans sa juste perspective et surtout en dédramatisant, pour ainsi dire, le sens des événements qui ont marqué notre vie politique au cours des dernières années. Sous la plume de Gérard Bergeron, l’hystérie et les gros mots cèdent le pas à l’analyse rigoureuse marquée au coin d’une objectivité digne du chercheur enseignant dont l’œuvre est accueillie avec respect chez les politologues ailleurs dans le monde. C’est ainsi qu’avec ravissement je constatai, pendant mes années d’affectations diplomatiques en Amérique du Sud, l’estime dans laquelle on y tenait l’auteur du Fonctionnement de l’État, ce livre dont j’avais pu observer la maturation en témoin privilégié au début des années 60 puisqu’il est en quelque sorte l’enfant naturel de cette théorie de l’État dont le professeur Bergeron s’appliquait en salle de cours à nous faire la démonstration avec un enthousiasme que l’aridité du sujet ne parvenait pas à entamer. Je ne me doutais guère en ces heures de quasi-somnolence matinale que mon titre d’ex-étudiant du professeur Gérard Bergeron allait peu de temps plus tard faire grande impression sur un conseiller d’État de la Colombie qui avait été initié pendant ses études à Paris au monde des Duverger, de Jouvenel, Lavau et autres, et serait à l'origine d’une amitié qui m’ouvrirait les portes de cénacles normalement inaccessibles.
C’est d’ailleurs tout autant comme ex-étudiant du professeur Bergeron que comme homme politique se retrouvant aujourd’hui dans la mêlée constitutionnelle que j’ai accepté de préfacer ce dernier-né d’un universitaire et auteur qui, déjà il y a 20 ans, faisait son métier d’enseignant et de chercheur avec un amour et une passion ayant valeur exemplaire pour ceux qui étaient en rapport avec lui. Quel intérêt il savait susciter chez ses jeunes étudiants qui en cet automne de 1961 le suivirent depuis les guerres de François 1er contre la maison d’Autriche jusqu’au Congrès de Vienne en passant par Cateau-Cambrésis et Utrecht! Et quel effort de création représentait sa théorie des « cycles de la guerre froide » qui allait éventuellement dépasser le cercle des intimes avec la publication de La guerre froide inachevée!
Il est évident que c’est avec tout autant d’ardeur et d’acharnement au travail que Gérard Bergeron a voulu dans cette chronique s’engager dans une réflexion livrée spontanément au fil des événements politiques qui ont débouché sur la consultation populaire du 20 mai 1980 au Québec et sur les péripéties déclenchées en catastrophe dans les hauts lieux du pouvoir outaouais au lendemain du sursis accordé par les Québécois au fédéralisme canadien et à sa capacité de se renouveler dans le sens de leurs aspirations comme collectivité. Comme il sied bien à celui dont la vocation de chercheur-enseignant transcende de toute évidence sa qualité de citoyen, on retrouve en filigrane dans ces textes un souci constant d’éviter les procès d’intention et une recherche méthodique des motivations expliquant les initiatives et réactions de chacun. Il faut souligner plus particulièrement à ce chapitre le traitement qu’il réserve au Premier ministre Trudeau. Certes, on sent bien la réprobation de l’auteur envers les vues de « ce diable d’homme », comme il l’appelle presque amicalement, en matière constitutionnelle, mais on sent tout autant que tout n’est pas condamnable chez le chef libéral fédéral et que, ma foi, ses emportements et ses impatiences ne sont pas toujours sans raison. Aussi, non seulement le professeur Bergeron s’élève-t-il contre les accusations de trahison portées à l’occasion de ce débat chargé d’émotivité à l’endroit du Premier ministre du Canada, mais encore il estime que les Québécois ne lui tiendront pas rigueur indéfiniment de ses incartades post-référendaires.
Il tombe en effet sous le sens pour quiconque est habité d’un minimum de bonne foi que monsieur Trudeau croit sincèrement servir les intérêts supérieurs du Québec et qu’il est éminemment bien intentionné dans la poursuite de son grand dessein constitutionnel. Et il n’est pas exclu, quoique peu probable, que l’histoire lui donne raison si le Québec devait parvenir à surmonter les risques sérieux que lui feraient courir certaines dispositions de son projet constitutionnel. D’autre part, on peut raisonnablement penser, à l’instar de l’auteur, que les Québécois pardonneront au compatriote Trudeau au même titre qu’ils pardonnèrent au compatriote St-Laurent d’avoir imposé la conscription en 1944. Une telle absolution est certes d’autant plus vraisemblable que, comme le fait remarquer avec justesse le professeur Bergeron, les Québécois ont le sentiment d’avoir déjà assouvi en grande partie leur vengeance en reportant l’équipe Lévesque au pouvoir à Québec en avril dernier.
Par ailleurs, l’auteur aurait sans doute pu évoquer avec tout autant de pertinence le cas de Laurier dont les succès électoraux répétés au Québec, et ce en dépit de son comportement lamentable dans l’affaire des écoles françaises du Manitoba à la fin du siècle dernier, peuvent certainement être portés au compte de ce même nationalisme d’instinct des Canadiens français. Il faut se souvenir cependant que le monopole électoral exercé au Québec par Laurier lors de quatre élections fédérales au tournant du siècle allait être mis à rude épreuve sous les coups d’Henri Bourassa et de ses partisans à l’élection de 1911.
Monsieur Trudeau aura-t-il la même veine que M. St-Laurent qui, ayant eu à combattre essentiellement des politiciens anglo-saxons, devait être obligatoirement jusqu’à la fin le favorite son du Québec ou devra-t-il plutôt, à l’instar de Laurier, livrer éventuellement bataille à l’occasion d’une élection fédérale à ces nationalistes québécois que son projet constitutionnel heurte de plein fouet ? Question intéressante, s’il en est, qui risque hélas de sombrer dans la non-pertinence avec cette deuxième sortie, définitive celle-là, qui semble s’annoncer pour bientôt. Cependant, en raison des rebondissements inattendus inhérents à la vie politique, l’élémentaire prudence commande de se garder de spéculations de cette nature.
En effet, rien n’est jamais assuré en politique et même l’observateur le plus averti est susceptible de faire fausse route, comme en témoigne avec éloquence le scepticisme que manifestait le professeur Bergeron lui-même, en novembre 1980, à l’endroit de la solidité de la coalition des provinces contre le projet Trudeau. Pourtant, non seulement les provinces anglaises de la coalition n’ont pas encore entrepris de « se rallier les unes après les autres », mais en fait de nouveaux participants, particulièrement la Saskatchewan, se sont ajoutés au front commun des provinces qui sont même parvenues à ce qui aurait été impensable à l’automne 1980, soit dégager entre elles un consensus sur une formule d’amendement à la constitution. Incidemment, il me semble excessif, pour dire le moins, d’attribuer carrément à la victoire péquiste de novembre 1976 et au test référendaire la présente solidarité interprovinciale face à la démarche constitutionnelle du gouvernement fédéral. Il aurait fallu, à mon sens, se reporter plutôt aux conférences interprovinciales tenues à Edmonton et à Toronto, à l’été et à l’automne 1976, au cours desquelles les provinces en arrivèrent pour la première fois à s’entendre sur un ensemble de propositions à présenter au gouvernement d’Ottawa en matière constitutionnelle, certaines touchant particulièrement le partage des pouvoirs. C’est vraiment à ce moment qu’est née la nouvelle conscience interprovinciale et ce ne serait que justice que le mérite en cette affaire de M. Robert Bourassa, alors Premier Ministre du Québec, fût davantage reconnu.
L’évocation de cette divergence passagère ne voulait que mettre davantage en lumière l’identité de vues entre l’auteur et le préfacier quant à l’économie générale de ce livre. Je souhaite ardemment que le lecteur, à son tour, apprécie la justesse de la perspective, l’effort sérieux d’objectivité et la rigueur de l’analyse qu’on y trouve page après page et qui en font un outil d’une grande utilité pour quiconque désire faire le point sur ce débat orageux à travers lequel se façonne l’avenir du Québec et du Canada.
Louis Duclos
Député fédéral de Montmorency-Orléans
Septembre 1981.
|