“Jean-Louis Martres, témoignage :
le maître caché.”
Daniel Lagraula
Pourquoi « le Maître caché », après tant d’éloges officiels largement mérités ? Parce que récemment encore, « il professore », bien las, très affecté depuis la disparition d’un être cher, me confiait encore son incompréhension devant le silence, ou l’hostilité, qui marquaient toute sa carrière universitaire, y compris depuis sa retraite. Sentiment d’autant plus ressenti qu’il m’avouait qu’enseigner lui manquait.
Au terme d’une relation originale et extraordinaire commencée en 1973 (!), ce qui reste présent, c’est un enseignant peu commun, fascinant, déroulant d’une voix très douce, enveloppante, le fil d’une réflexion d’une originalité étonnante, brillante, et conduisant au plus haut degré de l’intelligence et de la culture.
Pourtant, lorsqu’il me reconduisait chez moi dans son véhicule (pour m’éviter l’autobus depuis le Campus), et que je lui faisais observer que tel point de son cours du matin me semblait à parfaire, ou à discuter, il me répondait, avec une jubilation toute en retenue : « vous avez raison, je l’ai inventé ce matin ».
Dès 1975, il me donnait en toute confiance, toutes ses notes de cours d’histoire des idées politiques, pour les lui mettre en forme, ce que je fis (alors qu’il n’avait jamais autorisé quiconque à les lire).
Depuis, je n’eus de cesse de l’implorer de publier. Certes, sa rencontre avec la pensée antique chinoise l’amena à repousser sans cesse ce projet pour produire son « opus magnum » ; certes, ici et là, il publia des articles tant en philosophie politique (ex. la préface à L’Art de la politique chez les légistes chinois de son étudiant de Bordeaux, Xu Zhen Zhou, 1995, qu’il me confia pour relecture avant publication, qui représenta la quintessence de sa pensée), qu’en relations internationales, où sa capacité intellectuelle et son sens de la pédagogie sont inégalés. Mais il se heurta surtout à la résistance du monde universitaire, qui le considérait « comme un être étrange », si ce n’est sentant le soufre !
Cet été 2012, il me reçut chez lui pour m’offrir, enfin, son opus Les Grilles de la pensée politique, mais édité comme il me l’avait annoncé en 2011 par… China Century Press Group c°, de Hong Kong ! Car aucun éditeur français ne voulait publier son œuvre en un seul volume. En dépit d’une dédicace tout à son image, mais hélas prémonitoire sur son avenir, je lui promis de le lire sans délai et comme il le savait avec le goût du commentaire. Bien m’en a pris, car hélas, je fus obligé de l’avertir très vite que, compte tenu de nombreuses erreurs d’impression, mais aussi de fond, il ne fallait pas mettre en vente le livre pour l’instant, sous peine de voir ses détracteurs faire feu de tout bois. C’est sans hésiter qu’il acquiesça. Il prit mes notes et partit pour Pékin afin de faire retirer une édition. Gageons que tous ceux qui lui ont rendu hommage aujourd’hui auront à cœur de tout faire pour que ce livre magistral, d’une écriture rare en ce domaine avec des phrases d’une réelle beauté, soit publié rapidement. Jean-Louis Martres fut, toutes proportions gardées, ce qu’était Léo Strauss aux États-Unis pour nombre d’étudiants. À la différence notable que grâce à la subtilité de sa pensée, il ne pouvait y avoir de dogmatisme possible ni de sectateurs.
Il était un maître qui laissait chacun suivre sa voie, poussant de facto à se cultiver, à savoir non pas quoi penser, mais penser tout simplement.
Il fut un maître caché, tissant, par sa personnalité, son intelligence peu commune, et son sens aigu de la vanité des choses, et donc de sa propre œuvre, des liens invisibles qui défiaient le temps. C’est au titre de quarante ans de cette liaison singulière qui fût la mienne avec lui que j’écris ce témoignage. Les Dieux de l’Olympe, ou le Dragon céleste partagent maintenant le privilège de sa présence.
Un point important, encore. Les vibrants hommages rendus à l’être exceptionnel que fut Hervé Coutau-Bégarie lors d’une journée d’études à l’École militaire le 22 février 2013 sous l’égide de l’« Institut de Stratégie comparée » (Isc) publiés par l’Isc en 2015 : « Hervé Coutau-Bégarie, 1956-2012, L’homme, l’historien, le stratégiste », mentionnent, dans certaines contributions, le nom de Jean-Louis Martres, sans autres précisions que, par exemple, les mots mêmes d’Hervé Coutau-Bégarie qualifiant ce dernier de « professeur exceptionnel [1] ». On pourrait y ajouter ce qu’il disait lors d’un entretien publié par La Nouvelle Revue d’Histoire : « Il allait par la suite devenir mon maître [2] ».
Ce n’est pas amoindrir l’intelligence exceptionnelle, le savoir encyclopédique hors du commun servis par une mémoire phénoménale que de souligner que Jean Louis Martres fût un acteur clef dans le parcours d’Hervé Coutau-Bégarie, puisque en fait, c’est lui qui dirigea sa grande thèse !
Lorsque Georges-Henri Soutou, à propos de celle-ci (1980 publiée [1ère édition] en 1983 aux éditions Économica sous le titre : Nouvelle Histoire, stratégie et idéologie des nouveaux historiens), écrit : « On notera le sous titre “stratégie et idéologie” [3], qui était pour l’époque un angle d’attaque tout à fait original, et percutant [4] » ; ou lorsque Jean Pierre Poussou souligne qu’Hervé Coutau-Bégarie « … eût l’idée d’étudier sous cet angle [la stratégie] la manière dont Fernand Braudel et son entourage avaient crée, puis développé l’École des Hautes Études en Sciences Sociales [5] », ils ne savent peut être pas que Jean Louis Martres était l’inspirateur de ce travail et surtout de cette approche originale !
De même, si Hervé Coutau-Bégarie devint Le Grand maître de l’histoire et de la stratégie navale française qui ouvrirent la voie au stratégiste hors pair qu’il fût , c’est parce que, comme il le dit lui-même, c’est avec Jean Louis Martres, théoricien de la Puissance, qu’il débuta dans le champ des études militaires [6].
Nous pouvons même préciser que ce dernier nous confia, en son temps, qu’il conseillait à son docteur, pour « émerger » dans le sérail universitaire et de la recherche, de faire fructifier ses talents dans « une niche intellectuelle », un domaine en friche, et de publier un maximum d’opus. Et il se désolait que son savoir hors du commun et son travail ne soient aussi vite reconnus… Jean Louis Martres me fît part de son extrême tristesse face à la mort inéluctable qui emportera celui qui restait pour lui un être d’une exceptionnelle intelligence et doté d’une capacité d’apprendre surnaturelle. Il me disait à son sujet : « Je ne sais pas comment il fait, tout ce dont il parle, il l’a lu »…
La mort les a finalement reliés à nouveau, non plus sur Terre, mais dans cette Éternité si fragile du château de carte de la vieille Université depuis l’Antiquité.
[1] Hervé Coutau-Bégarie, cité par Martin Motte, directeur d’études à l’Éphe, « Hervé Coutau-Bégarie et la géopolitique, un pratiquant non croyant ? », in « Hervé Coutau-Bégarie, L’homme… », op.cit., p.122.
[2] Hervé Coutau-Bégarie, La Nouvelle Revue d’Histoire, n°33, 2007.
[3] Souligné par l’auteur.
[4] Georges-Henri Soutou, in : « Hervé Coutau-Bégarie, L’homme… », op.cit., p. 65.
[5] Jean-Pierre Poussou, « stèle pour Hervé Coutau-Bégarie, maître de l’histoire navale française », in : « Hervé Coutau-Bégarie l’Homme… », op. cit., p.73.
[6] Hervé Coutau-Bégarie, La Nouvelle Revue …, article cité.
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