Introduction
Dans un manuel récent d’initiation à l’anthropologie, Claude Rivière met l’accent sur la dimension réticulaire de la parenté, au fondement des sociétés traditionnelles, en ces termes :
- « La parenté, du point de vue biologique, relève de la nature, mais elle est encore plus lien juridique et code moral, car la société attribue aux représentations mentales concernant le système et les liens de parenté un pouvoir de contrainte et de normativité. Un système de parenté, ni agrégat structuré, ni groupe social, est un réseau complexe de liens aux nombreuses ramifications » [1].
On peut alors se demander comment le mot et l’objet « réseau », développés dans un sens plus ou moins différent par la sociologie [2], ont été théorisés par l’anthropologie. Ne relèveraient-ils que d’un usage métaphorique « constructiviste » ? À l’inverse, les réseaux de parenté auraient-ils une réalité concrète, liée à des stratégies conscientes de la part de divers groupes sociaux (maisonnées rassemblées en villages, clans, lignages, parentèles, tribus, chefferies etc.) et des individus qui s’y rattachent ? Par ailleurs, peut-on articuler une théorie des réseaux concernant les sociétés traditionnelles, fondamentalement orales, avec ce que l’on observe de réticulaire dans des sociétés plus complexes et plus nombreuses connaissant l’écriture, susceptibles de « conscientiser », en les réglementant par écrit, les institutions réticulaires pratiques ? De façon générale, comment les réseaux de parenté s’articulent-ils à des réseaux plus vastes et quelle est la portée comparative d’un tel élargissement ?
Pour tenter de répondre, il apparaît incontournable d’interroger en premier lieu l’anthropologie sociale. Malgré l’évidence de l’usage du mot « réseau » dans cette discipline, un constat s’impose : à l’instar d’un des premiers manuels publiés en France par Marcel Mauss en 1947 [3], celui-ci est peu présent dans les index, traités, dictionnaires même les plus récents [4]. Les « réseaux » se retrouvent cependant conjugués plus ou moins explicitement par les paradigmes de l’ethnologie sociale, culturelle, symbolique, structurale-systémique ou dynamique [5], sur le plan théorique de la définition de la « structure sociale ».
Dans un premier temps, nous verrons comment, à travers deux interprétations classiques, celle-ci est de fait associée au concept de réseau : d’un côté, celle d’Alfred Reginald Radcliffe-Brown, tenant d’une anthropologie « concrète » et « naturaliste », étayée par une méthode « aristotélicienne » (I) ; de l’autre, celle de Claude Lévi-Strauss, défenseur d’une anthropologie structuraliste « formelle » et symbolique, qu’il qualifie de « galiléenne » (II). Qu’en est-il précisément pour cet objet « moins beau » peut-être que les mythes, mais au cœur tout de même des structures élémentaires et complexes de la parenté ?
Dans un second temps, nous apprécierons l’apport de tels débats aux diverses disciplines concernées par la problématique de la parenté via son articulation avec les mécanismes d’élargissement des réseaux sociaux en œuvre au niveau des processus de construction du politique dans les sociétés complexes, « à écriture ».
[1] Claude Rivière, Introduction à l’anthropologie, Paris, Hachette supérieur, « Les fondamentaux », 1995, p. 52.
[2] Alain Degenne et Michel Forsé, Les Réseaux sociaux. Une analyse structurale en sociologie, Paris, Armand Colin, col. « U sociologie », 1994.
[3] Marcel Mauss, Manuel d’ethnographie, Paris, Payot, 1971.
[4] C’est le cas du moins des ouvrages classiques d’initiation : J. A. Mauduit, Manuel d’ethnographie, Paris, Payot, 1960 ; Robert Lowie, Traité de sociologie primitive, Paris, Payot, 1969 ; E. E. Evans-Pritchard, Anthropologie sociale, Paris, Payot, 1969 ; Georges Balandier, Anthropologie politique, Paris, PUF, 1969 ; Marcel Mauss, Manuel d’ethnographie, op. cit. ; Michel Panoff et Michel Perrin, Dictionnaire de l’ethnologie, Paris, Payot, 1973 ; Norbert Rouland, Anthropologie juridique, Paris, PUF, « Droit fondamental », 1988 ; Christian Ghasarian, Introduction à l’étude de la parenté, Paris, Éditions du Seuil, 1996 ; Robert Deliège, Anthropologie de la parenté, Paris, Armand Colin, col. « Cursus », 1996 ; Marc Abelès et Henri-Pierre Jeudy, Anthropologie du politique, Paris, Armand Colin, col. « U », 1997 ; Claude Rivière, Introduction à l’anthropologie, op. cit., et Anthropologie politique, Paris, Armand Colin, col. « Cursus », 2000 ; Abécédaires de Claude Lévi-Strauss, Paris, Vrin, 2008.
[5] Nous empruntons cette différenciation des courants théoriques de l’anthropologie à François Laplantine, L’Anthropologie, Paris, Payot, 1995.
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