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“Stanley B. Ryerson, historien.”
Jean-Paul Bernard
[pp. 93-102.]
- Introduction
-
- Retour à l'Université Laval, en 1987
- L'institution universitaire
- Discipline historique et culture
- Et au-delà de la discipline historique
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- Conclusion
INTRODUCTION
JE VOUDRAIS comprendre ce qui est arrivé lors de la soutenance de doctorat de Stanley B. Ryerson. C'était en 1987, à l'Université Laval. Je faisais partie du jury et j'ai, entre autres choses, demandé à Stanley ce qu'avait signifié pour lui de faire carrière à l'université, après trente-cinq ans d'expériences extra-universitaires. La réponse est venue, très brève : Stanley ne fit pas dans la dentelle et affirma que cela avait entraîné sa marginalisation. Je ne crois pas avoir été le seul à être surpris, et il y a quelque chose là qui mérite d'être élucidé, approfondi. Le texte qui suit est centré sur le rapport de Stanley B. Ryerson au métier d'historien rattaché à l'université.
Retour à l'Université Laval, en 1987
C'était donc lors de la soutenance publique, au département d'histoire (faculté des lettres) de l'Université Laval, d'un texte « portant sur l'ensemble de l'œuvre ». Ni thèse, comme on le voit le plus souvent, ni doctorat honorifique. Jean Hamelin, je crois, en avait eu l'idée. À l'invitation de Bogumil Koss Jewsiewicki, responsable du [94] Comité d'admission, de supervision et d'évaluation, j'avais accepte de faire partie du jury, qu'allait présider Jean Hamelin, avec Jocelyn Létourneau (département d'histoire, Université Laval), Fernand Dumont (département de sociologie, Université Laval) et Louise Dechêne (département d'histoire, Université McGill). En voiture ensemble pour le voyage vers Québec, Louise Dechêne et moi nous nous disions ce qu'il y avait de singulier dans le fait que nous allions, en principe, participer au « jugement » de l'œuvre historique d'un homme qui avait un quart de siècle de plus que nous.
Stanley avait écrit une quarantaine de pages à l'attention du jury, accompagnées d'une douzaine d'appendices tirés de ses publications. Le dossier était intitulé « Connaître l'histoire, comprendre la société : un rapport en voie de mutation ? Histoire de cas : une prise de conscience des vecteurs socio-historiques du casse-tête Canada/Québec ». Si je me rapporte aux notes que j’ai conservées, l'interrogation a peu insisté sur le « casse-tête Canada/Québec ».
Fernand Dumont, après avoir affirmé qu’il avait lu avec émotion le texte de Ryerson, souligna son accord avec Stanley sur trois points : sur l'idéal d'une société moins individualiste et plus communautaire; sur les limites du concept de société postindustrielle; et sur les bémols qui s'imposent à propos de la détermination en dernière instance par l'économie. Suivit un échange étonnant entre Ryerson, qui avait écrit « "Au commencement était le Verbe" : énoncé biblique mystique auquel rétorque le Faust de Goethe : "Im Anfang war die tat" (Au début était l'acte) [1] », et Dumont, qui avait suggéré que, dans ce contexte, « Verbe » pouvait ne pas signifier la « parole »par opposition à la « réalité », mais plutôt l'« Esprit ». Louise Dechêne fit ressortir le caractère novateur du traitement du régime seigneurial dans The Founding of Canada : Beginnings to 1815 (1960), et déclara son accord avec Ryerson sur le fait que les historiens avaient exagéré en faisant de la petite bourgeoisie le fact totum de l'histoire du Québec. Pour sa [95] part, Jocelyn Létourneau affirma, entre autres choses, qu'il voyait dans l'œuvre de Stanley B. Ryerson le fruit d'une observation passionnée, un défi au savoir établi et une heureuse audace contre les ornières disciplinaires.
L'institution universitaire
Généralement, on accède à l'enseignement universitaire un peu avant ou un peu après la trentaine, avec une thèse de doctorat conforme aux codes disciplinaires du département concerné. Tel n’a pas été le cas de Stanley B. Ryerson qui avait près de deux fois cet âge quand, à l'initiative d'Alfred Dubuc, directeur du département d'histoire de l'Université du Québec à Montréal (UQAM), il se joint en 1971 à « une équipe jeune, dynamique » et fort préoccupée en matière d'histoire canadienne par l'analyse des « rapports du social et du national [2] ». Stanley était bien loin d'être étranger au monde universitaire : il avait participé à des colloques sur le Québec, sur le marxisme et le christianisme, sur le marxisme et la sociologie, et il avait été invité à plusieurs universités, dont Queens (Kingston), Guelph, Sir George Williams (Montréal), Victoria, Carleton (Ottawa), Simon Fraser (Burnaby), l'Université de la Colombie britannique (Vancouver), l'Université Laurentienne (Sudbury) et au College Glendon (Toronto). N'ayant pas été mêlé à son engagement à l'UQAM, je peux en parler librement comme d'un bon coup dans le recrutement. Quant à l'absence de la thèse de doctorat, est-ce qu'à lui seul l'ouvrage Unequal Union (1968) ne vaut pas autant et plus ?
Stanley B. Ryerson était disponible, avait à son crédit des publications dans le domaine de l'histoire ; notre jeune département, qui était aussi un département de jeunes, vit son arrivée comme un apport précieux d'expériences de vie et de pratiques intellectuelles. Un jour, c'était vers 1973-1974, nous étions quelques-uns à parler de La révolution sexuelle de Reich, un peu comme d'une nouveauté (!), et [96] l'un de nous demanda à Stanley s'il connaissait le livre. Apres une hésitation, celui-ci répondit qu’en effet il l'avait lu... lors de sa publication dans les années 30. Autre anecdote qui va dans le même sens : celle des représentants étudiants au Comité des études avancées qui, déplorant d'avoir trop souvent des séminaires que le professeur semblait avoir préparés en toute hâte la veille, tenaient à préciser que « dans le cas de M. Ryerson, on voit que c'est de longue date qu'il connaît ce dont il nous parle ».
Stanley eut soixante-cinq ans en 1976. Selon la convention collective en vigueur à l'UQAM, cela signifiait la perte de son statut de professeur permanent. Toutefois, le département l'engagea, sur une base annuelle, comme professeur invité. En conséquence, Stanley poursuivit, à ce titre, son enseignement à temps plein puis, à sa demande, à mi-temps à compter de l'année universitaire 1980-1981. En 1983, dans un long texte intitulé « La loi 15 et les universités », dans lequel elle mettait en cause l'opportunité générale de cette loi abolissant au Québec la retraite obligatoire, Lysiane Gagnon, journaliste à La Presse, écrivait tout de même ce qui suit : « Il va de soi que certains universitaires particulièrement motivés et compétents peuvent continuer très longtemps à donner leur plein rendement, et que leur présence [...] constitue un extraordinaire atout pour leur université [3]. » Deux exemples étaient évoqués : Hans Selye pour l’Université de Montréal et Stanley Ryerson pour l'UQAM. Mais on retiendra ceci : lorsque l'UQAM décerna à Stanley Ryerson le titre de professeur émérite en 1992, avec les quelques avantages que cela comporte, le récipiendaire, qui avait enseigné à mi-temps durant la moitié de ses années actives à l'Université, n'était pas en dette avec l'institution.
Discipline historique et culture
On peut dire que l'historien Stanley B. Ryerson a contribué de manière originale au débat sur le rapport [97] Québec/Canada, qu'il a été le pionnier de l'histoire marxiste canadienne, qu'il a été actif en recherche subventionnée sur le mouvement ouvrier. Mais ce n’est pas assez dire. C'est le définir selon la manière la plus habituelle, c'est-à-dire par ses domaines de spécialisation, alors que ses préoccupations et ses contributions ont très largement dépassé ces champs. La vice-rectrice à l'enseignement et à la recherche, Céline Saint-Pierre, l'a bien vu et elle a souligné, lors de la cérémonie marquant son passage au statut de professeur émérite, qu’il a été une source d'inspiration pour ses jeunes collègues et étudiants par sa rigueur intellectuelle, sa curiosité et son engagement. Parmi les témoignages venus de plus loin, qu'il suffise de rappeler celui d'Allan Greer, auteur de l'ouvrage The Patriots and the People. The Rebellion of 1837 in Rural Lower Canada paru en 1993 et juge par l'Institut d'histoire de l’Amérique française comme le meilleur livre a avoir été publié cette année-là. Greer précisait que son approche devait beaucoup aux travaux de S. D. Clark et de Ryerson [4].
À propos du marxisme, un paradoxe doit être souligné : professeur au département d'histoire de l'UQAM et militant durant plusieurs années, ce n'est pas Stanley qui, dans les années 70, en parlait le plus fort; et ce n'est pas à lui qu'on confiait généralement le cours d'initiation à la conception marxiste de l'histoire. Mais on s'adressait à lui pour un renseignement, pour une explication, pour discuter. J'ai voulu, dans ces années-là, comprendre la forte pensée de Marx et maîtriser les théories relatives aux classes sociales. Je tenais à l'autonomie de ma propre démarche, mais Stanley était là, ouvert, serviable, toujours éclairant au moment du lunch, ou par le livre qu’il me prêtait avec des fiches pour marquer les pages qui correspondaient à mes interrogations.
Mais, encore une fois, parler du marxisme de Ryerson, ou de la connaissance du marxisme chez Ryerson, ce n'est pas assez. Stanley c'est aussi celui qui arrive au département à 8 h 30, les journaux du jour déjà lus; le premier qui [98] achète les livres nouveaux ; le seul avec lequel on peut parler aussi bien de L’Encyclopédie (celle du XVIIIe siècle) que du régime Duplessis ; quelqu’un avec qui on peut discuter à propos du sens des mots yeomen et francs-tenanciers ou de la notion d'histoire sociale. J'ai donné avec Stanley un séminaire de maîtrise et je me souviens, entre autres choses, de son intervention époustouflante à propos de l'action collective, évoquant à la fois Marx, le fameux Ceasar pontem fecit, et Bertolt Brecht; et de sa remarque à un étudiant un peu pressé qui, commentant notre suggestion de comparer Marx et Tocqueville, disait que le dernier ne faisait pas le poids : « Encore faudrait-il le montrer », répondit-il.
La discipline historique est à la fois divisée en plusieurs domaines et ambitieuse, sinon de l'impossible saisie de la totalité, du moins de totalisation; la connaissance historique est en même temps effort d'érudition et effort de conceptualisation; on étudie le passé à la fois pour lui-même et pour comprendre le présent. Sur chacun de ces plans, on ne sait pas exactement quelle proportion des deux ingrédients constitue le meilleur mélange (comme à propos du carburateur, de l'air et de l'essence... qui dépendent d'ailleurs de la température...) Mais le débat à ce propos, discret ou déclare, occupe la « communauté » des historiens et des historiennes et concerne aussi bien les horizons de progrès et les stratégies de développement que les identités intra-professionnelles, les intérêts et les solidarités. Et, chose certaine, il y a là des repères aussi utiles que d'autres pour définir en termes généraux le genre d'historien que peut être chacun.
De ce point de vue, j'avancerais que Stanley Ryerson se caractérise par la valorisation, sans exclusive, de la totalisation, de la conceptualisation, et de la primauté du présent dans le rapport présent/passé. La curiosité intellectuelle de Stanley échappe aux compartiments des périodes particulières, des lieux géographiques bien déterminés, et même des objets d'étude spéciaux qu’il a lui-même choisis. On le veut historien de la classe ouvrière canadienne aux XIXe et [99] XXe siècles, et le voilà, par exemple, en Europe ou ailleurs, s'intéressant à l'art de la Renaissance italienne, à un dictionnaire des arts et métiers du XVIIIe siècle, à l'histoire des femmes, à l'histoire des sciences. Il est moins l'homme des dépouillements exhaustifs et des inventaires systématiques, celui qui accumule les matériaux, que celui qu'attirent les problèmes d'architecture et les conceptions d'ensemble. On lui devra moins des innovations méthodologiques que des insights pénétrants sur l'intersection de problèmes souvent considérés tout à fait séparément. Tournée vers le présent, vers la vie, vers des choses à comprendre et des causes à promouvoir aujourd'hui, l'histoire de Stanley ne se limite pourtant pas à cela : si l'histoire militante est celle qui lie le passé au présent de façon instrumentale, Stanley n'en est pas, ou du moins fait-il aussi beaucoup plus que cela.
Bref, parmi les historiens, Stanley Ryerson pourrait se caractériser comme l'homme de culture par opposition au spécialiste. Qu’on ait besoin de l'un et de l'autre ne fait pas de doute, et les choses ne s'excluent pas nécessairement. Mais l'opposition des tendances n'en est pas moins éclairante. Stanley serait le non-spécialiste, si on définit les historiens spécialistes à la manière de Charles Morazé, dans « Des faits à l'homme » de Trois essais sur histoire et culture, comme ceux qui s'en remettent à une certaine habitude, à une certaine représentation formelle de l'effort scientifique :
- La mode était à la rigueur prudente : avancer prudemment une vérité de détail en l'établissant sur une énorme masse d'érudition inédite. Vingt livres, vingt articles étaient consacrés à une date de naissance ou à l'heure d'une mobilisation. On n’avait l'audience des experts qu'à condition d'apporter des documents inédits. C'est ce qu’on appelait l'originalité. Mais faire appel à tout ce que le monde pouvait savoir, c'était « vulgariser » [5].
Plus représentatif de l'historien classique, Henri-Irénée Marrou n'en écrit pas moins que « la richesse de la [100] connaissance historique est directement proportionnelle a celle de la culture personnelle de l'historien [6] ». Mais cela ne se mesure pas au nombre des notes infrapaginales.
Et au-delà de la discipline historique
De même, Morazé plaidait-il pour une pratique de la discipline historique qui ne s'embarrasse pas trop des frontières disciplinaires :
- Des spécialistes ont cru accepter ce postulat [limiter l'histoire au nom de l'histoire, la sociologie au nom de la sociologie] qui explique l'histoire par l'historique, l'économie par l'économique, le social par le sociologique. Nous ne pouvons nous résigner à cette limitation qu’à l'expérience, non dès l'abord [7].
Sans répudier la valeur sûre de la disciplinarité et des matrices disciplinaires, Stanley B. Ryerson refuse les enfermements auxquels elles peuvent conduire. Ce n’est pas par hasard qu'il a été représentant du département auprès de conseils de programmes d'autres disciplines, tels ceux de philosophie et de sociologie; et qu'on peut lire certains de ses textes qui sont des plaidoyers pour ce qu'on appelait hier interdisciplinarité ou pour ce qu’on appelle maintenant transdisciplinarité.
Dans son cas, ce n'est pas seulement un programme, c'est aussi le résultat d'un cheminement personnel. Il est venu à l'histoire tout armé d'acquis antérieurs et il a pu voir à quel point la compréhension de l'histoire elle-même pouvait en être enrichie. L’adolescent a reçu une formation classique, non pas au sens québécois étroitement lié au « cours classique », mais au sens d'ouverture aux origines des traditions intellectuelles occidentales. Le jeune homme s'est intéressé aux sciences, et particulièrement à la géologie, qui est un peu l'équivalent de l'histoire dans le champ des sciences de la nature. Depuis l'obtention de son [101] diplôme d'études supérieures en langue et littérature italiennes, dans les années 30 à Paris, l'homme a continué à s'intéresser aux différents aspects des humanités; l'intellectuel a maîtrisé plusieurs langues. Sa volonté de voir clair dans les mécanismes sociaux l'a entraîné du côté de toutes les sciences de l'homme et de la société.
Conclusion
Cela nous ramène a notre interrogation initiale, à notre surprise devant son affirmation à propos de sa « marginalisation ». Simple perception personnelle de sa part ? Je proposerais plutôt l'explication suivante, que je n’ai pas eu le courage de discuter avec lui : objectivement (!) il y a quelque chose comme une condition de marginalité - ce qui n’exclut pas qu’on puisse être hautement respecté - pour un homme dont l'âge ne correspond pas à l'éventail des âges de ses collègues universitaires; qui appartient à un département et à une collectivité disciplinaire plus large qui, pour une bonne part, sont effrayés par l'ampleur du programme qu'il assigne à l'histoire; et qui fait le pari de l'ouverture la plus audacieuse aux autres disciplines dans un milieu où on se réclame fort des apports spécifiques et des intérêts de cette discipline. Il demeure que peut-être Stanley ne sait pas à quel point il a été apprécié par ses collègues immédiats, par les étudiants et, plus largement, par la communauté des historiens et des historiennes.
[1] Stanley B. RYERSON, « Connaître l'histoire, comprendre la société : un rapport en voie de mutation ? Histoire de cas : une prise de conscience des vecteurs socio-historiques du casse-tête Canada/Québec », Québec, Université Laval, Faculté des lettres, 1987, p. 29.
[2] Pierre SAVARD, « Un quart de siècle d'historiographie québécoise, 1947-1972 », Recherches sociographiques, vol. 15, no 1 (1974), p. 89.
[3] La Presse, 22 novembre 1983.
[4] Allan GREER, « 1837-38 : Rebellion Reconsidered », Canadian Historical Review, vol. 76, no 1 (mars 1995), p. 1.
[5] Charles MORAZÉ, « Des faits à l'homme », dans Trois essais sur histoire et culture, Paris, A Colin, 1949, p. 10- 11.
[6] Henri-Irénée MARROU, De la connaissance historique, Paris, Seuil, 1956, p. 36.
[7] Charles MORAZÉ, loc. cit., p. 1-2.
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