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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Manifeste pour un revenu de citoyenneté. (1994)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Michel Bernard et Michel Chartrand. Manifeste pour un revenu de citoyenneté. Montréal: Les Éditions du renouveau québécois, 1999, 144 pp. Une édition numérique réalisée avec le concours de Pierre Patenaude, bénévole, professeur de français à la retraite et écrivain, Chambord, Lac—St-Jean. [L'auteur et le directeur de la Chaire d'études socio-économiques de l'UQÀM, M. Marc Hasbani, nous ont accordé conjointement leur autorisation, le 4 février 2008, de publier ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]

[11]

Manifeste pour un revenu de citoyenneté

Introduction

[12]

[13]

Le revenu de citoyenneté
comme réalisation des droits sociaux


Le revenu de citoyenneté serait distribué à tous les citoyens du Québec de façon égalitaire et inconditionnelle. Il serait cumulable avec les autres revenus, mais il serait en lui-même assez substantiel pour radier le risque du manque de biens premiers, pour réaliser l’objectif de la pauvreté zéro.

Après avoir défini le revenu de citoyenneté et avoir décrit ses avantages au chapitre 1, nous allons plaider pour sa faisabilité économique au chapitre 2. Avec le progrès de la civilisation, deux sortes de droits de l’homme sont apparus : les droits-libertés et les droits sociaux ou économiques. Le revenu de citoyenneté ne s’appuie pas sur de nouveaux droits ; il propose simplement de réaliser les droits sociaux. C’est donc une façon de réaliser les Droits de l’homme. C’est la justification que nous exposerons au chapitre 3. Ces droits sociaux sont déjà inscrits dans les Chartes et les Constitutions des pays ou provinces, il suffit simplement de les prendre au sérieux. Certains auteurs, comme Philippe Van Parijs, affirment plutôt qu’en naissant dans un État, chaque citoyen a droit à une rente tirée des ressources naturelles [1]. On invoque aussi, à l’appui d’une rente publique, le caractère collectif du progrès technologique ou du savoir en général, fruit du travail des générations passées, destiné notamment à réduire le temps de travail. Nos [14] modes privés d’appropriation ne reconnaissent pas cette propriété fondamentale.

Malgré l’opposition des ultralibéraux, les droits sociaux ont progressé au gré de l’enrichissement de la société et de la reconnaissance des manques et des nouveaux risques sociaux. L’augmentation de la couverture des risques par la multiplication des programmes sociaux partiels et conditionnels peut être vue comme une marche historique vers un revenu de citoyenneté, vers une mesure inconditionnelle d’accès aux biens premiers, vers une couverture complète sans vexations, comme devrait l’être l’exercice d’un droit véritable.

Des personnes n’avaient pas le revenu minimum, on a instauré l’aide sociale ; des personnes âgées étaient plongées dans la pauvreté, on a instauré le supplément de revenu garanti ; une partie de la population était privée de l’égalité des chances et de l’accès au marché du travail en n’ayant pas les moyens de se payer des études supérieures, on a créé un système de prêts et bourses ; on a créé les allocations familiales, puis les crédits d’impôt pour aider les familles avec enfants, également l’assurance-emploi, l’assurance-auto, l’assurance-santé, etc. À chaque occasion, certains se sont inquiétés de la rupture que cela occasionnait avec les anciennes valeurs. On opposait les « contraintes de la réalité » à ces « utopies » comme l’ont fait les collèges de médecins et les compagnies pharmaceutiques qui se sont opposés à la naissance de l’assurance-hospitalisation dans la petite Saskatchewan de Tommy Douglas du CCF-NPD qui a alors donné une leçon à l’Amérique du Nord. Mais finalement, l’introduction de chaque élément fut un progrès vers la justice sociale, vers l’accomplissement d’un idéal. Pourquoi s’arrêter en si bon chemin ?

Malheureusement, l’accès conditionnel aux programmes, continuellement soumis aux enquêtes et aux intrusions dans la vie privée, transforme un droit social en une stigmatisation des individus ; [15] tout se passe comme si les gouvernements voulaient enlever aux bénéficiaires le respect des autres, qui est pourtant un ingrédient du respect de soi. Le temps est maintenant venu de garantir inconditionnellement les droits sociaux par le revenu de citoyenneté. Les Droits de l’homme ont toujours souffert d’une ambiguïté : les droits-libertés garantissent le droit de propriété privée, serait-il illimité, et les droits sociaux garantissent l’assistance financière de l’État, donc une certaine répartition à même les propriétés privées. Les néolibéraux choisissent le droit de propriété et déclarent que ceux qui ont acquis des biens en respectant le droit de propriété privée ne doivent rien à personne en droit. Ils nient simplement le droit social et ils font de longues démonstrations pour prouver que le droit social viole le droit de propriété privée, comme si celui-ci n’était pas une construction humaine autant que peut l’être le droit social.

Évidemment, notre position volontaire s’oppose à celle des puristes libéraux qui nous disent que tout ce qui arrive spontanément par le marché (par le jeu du droit de propriété privée) est indépassable et qui proposent de dissoudre l’État dans le marché, le droit social dans la charité privée, les lois dans les contrats d’affaires privés. Si le jeu spontané des intérêts économiques est reconnu comme juste, tout ce qui arrive par le marché ne peut être amélioré en droit. À partir de la prémisse de la perfection du marché et d’une idéologie méritocratique, on conclut que les riches sont ceux qui ont trouvé à satisfaire autrui par le biais du marché ; les pauvres sont ceux qui ne savent rien faire d’utile ; c’est justice, on ferme les livres. Le marché est de loin la principale totalité intégratrice. Un bon écrivain, un bon chanteur, un bon scientifique, c’est celui qui vend. Mais si un idéal de justice ou un projet politique transcende le marché, il y a place pour le droit social. Nous pensons que le lien social se dégrade actuellement par l’extension de la logique marchande. Sans biens et buts communs, l’homme vit une solitude radicale.

[16]

Un autre facteur plaidant en faveur du revenu de citoyenneté est l’amenuisement progressif du travail traditionnel. Le volume de travail socialement nécessaire à la production des biens premiers diminue. Jamais au cours de l’histoire, l’accumulation du capital n’a été aussi rapide et concentrée. Les 10 % des Canadiens mieux nantis détiennent environ 70 % des actifs financiers telles les actions et obligations. Les 400 Américains les plus riches se partagent 1 000 milliards $ US, soit une somme supérieure au Produit intérieur brut (PIB) de la Chine. Quand les Américains se pètent les bretelles d’une hausse de leur PIB, ils parlent du butin d’une clique de riches et non de l’amélioration du sort de leur 40 millions de pauvres. Le capital propriétaire de la technologie s’empare des plus-values qui allaient partiellement au travail. Les classes moyennes s’appauvrissent. Pendant ce temps, une foule d’activités socialement utiles se développent hors marché avec un manque flagrant de financement, n’étant pas codifiées socialement comme du travail. Le revenu de citoyenneté financerait ce secteur « quaternaire ».

L’égalité face aux biens premiers

Les mesures de protection sociale pourraient être maintenant avantageusement remplacées en tout ou en partie par un revenu de citoyenneté. Ceux qui en ont besoin en entier le conserveraient, ceux qui en ont besoin partiellement le conserveraient en partie et les autres le rembourseraient en impôts, car il s’ajouterait à leurs revenus déjà suffisants. Si les revenus de l’ensemble de la population étaient suffisants, on le rembourserait en totalité en impôts et il deviendrait inutile ; mais, avec la chute du travail salarié, cela ne risque pas de se produire. Quels que soient leurs talents naturels, leurs origines de classes, les contingences de la vie, tous auraient un accès garanti aux biens premiers sans inquiétude, sans humiliation et en vertu d’un droit, non d’une charité. Le fouillis actuel des [17] programmes fait en sorte que les citoyens ont de plus en plus de difficulté à faire reconnaître leur droit.

Le revenu de citoyenneté est inspiré d’une théorie de la justice égalitariste. Attention, il ne s’agit pas de poursuivre l’égalité utopique de tous, des revenus et des biens possédés. Il est légitime de s’enrichir, mais à la condition que cela améliore plutôt que ne détériore le sort des moins nantis. Notre position n’est pas fondée sur une envie qui voudrait enlever aux autres ce que l’on ne peut posséder pour soi-même. Si certains définissent l’enrichissement comme une valeur, comme un critère de succès dans la vie, cela les regarde. Mais le système de coopération sociale ne doit pas servir uniquement à enrichir les riches. Malheureusement, la croissance économique n’enrichit plus que les riches et provoque l’exclusion. Nous fournirons des données à cet effet. Tout le monde, y compris les bien nantis, sait très bien qu’un tel système ne peut se perpétuer.

L’égalité face aux biens premiers que nous poursuivons est une pratique sociale de coexistence, car elle englobe aussi l’égalité des chances sans laquelle toute inégalité dans les biens possédés et dans l’accès aux fonctions devient intolérable, car viciée d’injustices à la base. Il ne s’agit pas d’uniformiser les individus ; ils pourront se distinguer comme bon leur semble, mais pas par l’accès ou non aux biens premiers. On dit que la situation des moins nantis est justifiée, car ils sont moins productifs. Le revenu de citoyenneté est justement un moyen de rééquilibrer l’égalité des chances face aux emplois existants et possibles et de garantir un revenu malgré le phénomène de l’amenuisement de l’emploi. Certains, dans le but d’assurer l’égalité des chances au départ, suggéraient de supprimer l’héritage ; nous suggérons plutôt de donner aux moins nantis leur héritage de citoyen qui découle du travail de collaboration passé et est orienté vers une plus grande justice sociale. Les bien nantis auront la satisfaction de ne pas devoir leur bonne fortune à un système injuste qui exclut 20 % de la population. L’égalité des [18] chances implique que ceux qui veulent améliorer leur sort puissent le faire, car l’accès authentique à l’éducation et au marché du travail est protégé et non réservé aux bien nantis et à leurs relations. L’arbitraire du milieu est atténué pour ne pas dire compensé autant que faire se peut pour ne pas reproduire les inégalités rattachées aux classes sociales, aux contingences existentielles. Mais la véritable égalité des chances n’implique pas seulement une éducation gratuite accompagnée du laisser-faire. Le revenu de citoyenneté assurera une continuité. Il présuppose que l’homme possède une dignité, vaut quelque chose en soi et non seulement comme travailleur, c’est-à-dire souvent comme instrument d’enrichissement d’une minorité dans le système capitaliste.

Le droit seul est compatible avec la dignité

La poursuite de l’égalité face aux biens premiers exige une action volontaire de l’État. Les libéraux prétendent, avec une extrême naïveté, qu’on peut y arriver par l’action immanente du marché malgré toutes les preuves contraires. D’ailleurs, les libéraux conviennent eux-mêmes de la nécessité de l’altruisme, mais ils le confinent à la sphère privée, à la charité. On ne doit pas confier le sort des démunis au bon cœur ou à la morale des bien nantis, une compassion qui peut être trop facilement noyée dans un bon bordeaux... Seul le droit est compatible avec la dignité.

Nous voulons démontrer que le revenu de citoyenneté est compatible avec l’égalité et la liberté. Le revenu de citoyenneté s’inspire aussi d’une poursuite de la paix sociale et de la tolérance. Il s’appuie sur une théorie du contrat social, car l’appui à tout droit est finalement de nature politique, sa sanction vient du peuple. Dans une société riche comme la nôtre et devant les risques que nous font courir l’interdépendance et la division du travail, des individus, s’interrogeant sur la structure sociale, portant un jugement bien pesé en faisant abstraction de leur position strictement personnelle, [19] en viendraient à une égalité face aux biens premiers garantie par le revenu de citoyenneté.

À quels besoins le revenu de citoyenneté
veut-il répondre ?


La dignité de l’homme lui vient du fait qu’il est détenteur de droits. Les droits consacrent les pouvoirs de l’individu, pouvoirs qui le distinguent des autres êtres gouvernés par la loi du plus fort. Quel intérêt a-t-on à respecter les droits des gens s’ils ne sont pas appuyés par l’État ? Un intérêt purement moral ? Des peuples pacifiques ont frôlé le génocide parce que personne n’avait à répondre du viol de leurs droits. Si tous les Pinochet et les Milosevic de la Terre sont traduits en justice, ils y réfléchiront à deux fois avant de violer les Droits de l’homme.

Avec le retrait de l’État, le viol par action ou par omission des droits des démunis présenterait un coût nul, car il n’amènerait aucune sanction. On a beaucoup parlé des coûts de l’intervention étatique ; le temps est venu de parler des coûts du laisser-faire, du retrait de l’État. Aux États-Unis, on a observé, depuis deux décennies, un recul du droit social remplacé par la charité. Malgré tous les bourrages de crâne, un sondage Globe Angus-Reid montrait que les Québécois ne sont pas prêts à renoncer à leur modèle de justice sociale : ils souhaitent même à 60 % l’expansion des programmes de santé, d’éducation et d’assistance sociale. Un sondage CROP, publié le 4 septembre 1999, confirme que 54 % des Québécois (hommes et femmes) veulent que les surplus budgétaires soient appliqués à l’éducation et à la santé (la proportion va jusqu’à 62 % chez les femmes) contre 26 % (hommes et femmes) qui pensent que la priorité doit aller aux réductions d’impôts (23 % chez les femmes).

[20]

Le revenu de citoyenneté est une façon de redéfinir notre espace public en s’appuyant sur une grande conviction commune des Québécois : les hommes ont une égale dignité morale et tous devraient avoir accès aux biens premiers, nourriture, logement, habillement, soins de santé ainsi qu’aux biens indispensables à la réalisation de soi comme l’éducation. C’est un principe rationnel de vie en commun que nous mettons de l’avant : tous devraient avoir accès aux biens premiers sans conditions. Surtout, dans une société riche, personne ne devrait avoir à s’humilier, à renoncer à sa dignité pour obtenir ces biens. Le revenu de citoyenneté est un engagement mutuel à s’accorder la sécurité face aux biens premiers. La plupart des gens se reconnaissent des obligations morales envers autrui et certaines de ces obligations morales demandent à être réalisées par l’État malgré ce qu’en disent les ultralibéraux.

Avec le revenu de citoyenneté, les valeurs personnelles rejoignent les valeurs politiques. Il ne fait pas appel uniquement à une morale, mais à la raison : c’est une mutualisation, une union à l’échelle du Québec contre les risques sociaux qui nous affectent tous et qui augmentent avec le capitalisme sauvage, la mondialisation, la réorganisation du travail, les fusions et la cartellisation des compagnies. Le revenu de citoyenneté est un premier pas pour inverser cette logique d’absence de responsabilité devant les effets pervers de notre système économique.

L’interdépendance mutuelle est la notion fondatrice de la citoyenneté. Les hommes mutualisent leurs ressources pour faire face au risque de désastres naturels (inondations, verglas, etc.), pourquoi ne le feraient-ils pas devant l’augmentation des risques économiques et sociaux. Voilà pourquoi nous aimons l’appeler revenu de citoyenneté, car le droit social est un droit que les individus d’un État s’accordent pour faire face aux risques sociaux, aux effets pervers de nos pratiques sociales.

[21]

Le revenu de citoyenneté est une redéfinition de la collaboration sociale juste et équitable et de la façon de faire face inconditionnellement aux inégalités d’origines naturelles et sociales dans la dignité. Il est également indispensable à un exercice véritable de la liberté politique. En effet, un choix éclairé en matière de vie bonne, la possibilité d’évaluer les options et celle de faire valoir ses idées requièrent des moyens minimaux, une éducation et une transcendance par rapport à la satisfaction des besoins élémentaires. La pauvreté engendre une précarité intellectuelle et affective. Celui qui se bat dans l’inquiétude pour les biens premiers gaspille une énergie qui pourrait être canalisée dans l’implication politique et sociale.

Le revenu de citoyenneté inconditionnel sera un pas vers un nouveau contrat de solidarité qui se substituera à l’idée de concurrence et de lutte de tous contre tous que l’ultralibéralisme inculque à la société contemporaine en réduisant l’homme à un instrument du profit à jeter après usage. Il contribuera à ce que le capital regagne son rang de moyen au service des hommes plutôt que de d’être une fin en soi.

L’effet de relance économique
du revenu de citoyenneté


Le revenu de citoyenneté est une réalisation volontaire d’un idéal social, des droits sociaux appuyée par l’État, mais il a aussi une valeur de relance économique. Il conjugue justice sociale et efficacité [2]. Évidemment, le libéralisme pur récuse cette façon volontaire d’intervenir économiquement, car il affirme que la poursuite de l’intérêt privé suffit à créer un ordre. Lorsque l’on parle du [22] revenu de citoyenneté, on nous sert immédiatement un argument voulant que les programmes sociaux soient responsables des déficits gouvernementaux. Or, lorsque l’on va au-delà des lieux communs, lorsqu’on transcende les préjugés habituels et qu’on examine sérieusement les effets des programmes sociaux, on doit convenir qu’il n’en est rien. Les programmes sociaux ont un effet de stimulation économique tout en réalisant une certaine justice sociale. C’est l’injustice et le coût d’opportunité causé par la non-réalisation des potentiels qui coûtent cher.

Par exemple, la vraie raison des déficits des comptes publics des dernières années a été le ralentissement économique causé par l’absurde politique d’inflation zéro de la Banque du Canada appliquée notamment de 1989 à 1995. Les économistes Pierre Fortin et Lars Osberg en évaluent le coût en perte de production à 475 milliards de dollars de 1989 à 1997 [3]. Comme on peut le constater, ce ne sont pas les programmes sociaux qui coûtent cher. La façon de s’en sortir aurait été de stimuler l’économie selon le prix Nobel James Tobin. Le revenu de citoyenneté serait un formidable instrument de stimulation économique, car les plus démunis n’iraient certainement pas déposer leur revenu supplémentaire dans des comptes de banque en Suisse. Ces montants seraient aussitôt redéployés dans la production de biens essentiels. Nous en traiterons au chapitre 2 afin de démontrer que cette nouvelle activité économique doit comptabiliser en diminution du coût brut du revenu de citoyenneté.

Il faut rompre avec l’image simpliste du gâteau limité à partager : la portion du gâteau consacrée à l’éducation, aux soins de santé, à l’élimination de la pauvreté possède justement cette faculté de grossir le gâteau, car les travailleurs éduqués créent de la plus-value. [23] L’ignorance, le désespoir coûtent plus cher que l’éducation. Un enfant qui tourne mal coûte un million de dollars plutôt que de contribuer à la société. Un manque d’investissement dans ces domaines équivaut à laisser une bombe à retardement aux générations futures. Les petits comptes de l’année courante balanceront, mais au prix de déficits dix fois plus importants plus tard. Quel mauvais calcul que de couper dans les droits de la personne, dans l’éducation, dans la santé ! Les coupures absurdes d’aujourd’hui seront les déficits décuplés de demain, déficits humains et financiers. Par exemple, les restrictions dans les paiements des soins dentaires aux enfants de dix ans et plus dès 1992 a fait en sorte que les jeunes Québécois ont un taux de caries plus élevé que dans la plupart des pays industrialisés. Les Québécois sont aussi les plus édentés des Canadiens [4]. Autre exemple : suite à la révision du programme d’assurance médicaments du Québec qui abolissait la gratuité, on a enregistré quelque 2 500 décès, hospitalisations et institutionnalisations supplémentaires, 16 000 visites additionnelles chez le médecin et 13 000 visites supplémentaires aux urgences. Le gouvernement a dû revenir partiellement sur sa décision.

Il faut réagir

Le capital financier nous impose un totalitarisme : sa vision à court terme du monde est gouvernée exclusivement par un intégrisme, l’urgence de s’enrichir [5]. Le profit à court terme est devenu la grammaire universelle de toute action humaine. Raser les forêts, bâtir des centrales électriques sur toutes les rivières alors que l’énergie est gaspillée, vider les océans, fermer les voies ferrées et ponctionner les camionneurs, concentrer l’élevage aux hormones dans l’agro-business de quelques multinationales et détruire les fermes familiales en sont des exemples flagrants. En réalité, c’est la liberté [24] de l’ultralibéralisme, la liberté du plus fort qu’on tente de nous imposer depuis quelques décennies. Nous reproduisons exactement les mêmes erreurs que le capitalisme du dix-neuvième siècle, erreurs dont la réparation avait finalement conduit aux interventions de l’État. Pensons à la concentration des entreprises et des richesses. Le rapport sur le développement humain du Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD) nous montre, par exemple, que dix géants de la communication contrôlent 86 % du marché et dix géants du pesticide contrôlent 85 % du marché. Cette énumération pourrait se poursuivre. Aux États-Unis, champions du libéralisme, la richesse se concentre, les 10 % des ménages les mieux nantis détenant directement 86 % des actifs financiers nets et 70 % du revenu national. Existe-t-il encore des naïfs qui ne perçoivent pas sous le couvert de la belle liberté libérale le déséquilibre dans les rapports de force ?

L’encyclique Quadragesimo Anno dénonçait dès 1931, dans ses énoncés 114 et 115, la montée de la concentration économique et de la désignation des êtres humains comme étant essentiellement des rivaux : « Ce pouvoir est surtout considérable chez ceux qui, détenteurs et maîtres absolus de l’argent, gouvernent le crédit et le dispensent selon leur bon plaisir. Par là, ils distribuent en quelque sorte le sang à l’organisme économique dont ils tiennent la vie entre leurs mains si bien que sans leur consentement nul ne peut plus respirer. Cette concentration du pouvoir et des ressources, qui est comme le trait distinctif de l’économie contemporaine, est le fruit naturel d’une concurrence dont la liberté ne connaît pas de limites ; ceux-là seuls restent debout, qui sont les plus forts, ce qui souvent revient à dire, qui luttent avec le plus de violence, qui sont les moins gênés par les scrupules de conscience. »

Un joueur de baseball, qui affirme ouvertement être drogué aux suppléments nutritifs, frappe un nombre record de circuits en 1999. Les pouvoirs publics donnent son nom à une autoroute. Le message des adultes, des autorités publiques aux enfants : droguez-vous, [25] la fin justifie les moyens, l’important est de performer ! Pourquoi porte-t-on aux nues des types pareils ? Parce que des intérêts commerciaux y trouvent leur compte. Sa qualité est d’être une poule aux œufs d’or pour quelques investisseurs, d’attirer des spectateurs, et donc de faire du profit. Les compagnies envahissent les universités de leur publicité, le ministre de l’Éducation trouve cela normal : « Mais je ne vois pas de problème à ce que des adultes soient confrontés à la publicité (...) nous vivons dans une société de consommation [6] » Les chaires, les chercheurs universitaires sous-financés doivent plaire aux compagnies pour exécuter des projets commercialisables : nous dépassons maintenant les États-Unis dans le financement privé de la recherche universitaire. Il en résulte une orientation du savoir en fonction de sa rentabilité. Jean Rochon, le ministre responsable de la Recherche, de la Science et de la Technologie, dit : « L’université doit inventer et solliciter des partenariats. Toute la société en profite [7] ». Avec le néolibéralisme, la seule valeur mise de l’avant est la valeur boursière, le profit est la grammaire universelle de toute valeur, de toute activité humaine.

La mondialisation se fait aux dépens des personnes et permet aux compagnies de mettre en concurrence tous les travailleurs de la Terre et de généraliser la précarité. Les affairistes écument la planète, jouant les États les uns contre les autres dans leur recherche des impôts les plus minimaux, des conditions sociales et des normes environnementales les plus insignifiantes, des subventions les plus généreuses. C’est un dumping social et fiscal dont la population devra assumer les coûts. Les politiciens affaiblis partent avec des groupes d’affairistes en tournée mondiale et n’hésitent pas à cautionner ainsi des tyrans, tel Suharto en Indonésie, afin de faire [26] des affaires avec eux. Le rapport de force entre le capital et le travail s’incline en faveur du capital avec l’explosion de la technologie que le capital s’approprie. À preuve, l’explosion des valeurs boursières, propriété des actionnaires, alors que les working poors augmentent. Une ancienne forme d’équilibre ou de « solidarité » est rompue. Même Alan Greenspan, le président de la Réserve fédérale américaine, qui en a vu d’autres, s’inquiète du fait que la croissance économique n’est pas suffisamment répartie [8].

On l’a constaté historiquement au cours des siècles passés et on le constate à nouveau aujourd’hui, ce système ne fonctionne pas par lui-même et entraîne une grande concentration des richesses. Le libéralisme laissé à lui-même échoue comme pratique de coexistence sociale. Attendrons-nous que ceux qui sont victimes des effets pervers de notre système économique soient obligés de renoncer aux valeurs libérales ? Tout le reste de ce manifeste est basé sur le postulat que l’avenir de l’humanité est dans la solidarité. La société juste crée des hommes justes, une société qui espère tirer son ordre de l’équilibre des égoïsmes crée des égoïstes.

Selon le Conseil canadien de développement social, la pauvreté gagne du terrain au Québec : le taux de pauvreté général a progressé de 18 % entre 1990 et 1995 et de 34 % chez les jeunes pour atteindre respectivement 23 % et 26 % [9]. Comment peut-on y considérer les droits de la personne comme une chose réalisée ? Nous parlerons dans ce livre de la liberté de façade que l’ultralibéralisme installe en opposant droits sociaux et droits-libertés. En quoi les 20 % d’exclus du système sont-ils autonomes ? L’État travaille à rendre le capital autonome par des accords de libre-échange, comme l’ALENA, l’Accord multilatéral sur les investissements (AMI) qui reviendra sous une autre forme, ou encore [27] l’Organisation mondiale du commerce (OMC), mais qu’en est-il des individus ? Il est temps d’y voir. La solidarité ne doit pas devenir un mot désuet. Notre utopie au sens noble du terme, c’est qu’un jour le Québec sera un pays, l’accès aux biens premiers y sera garanti par un revenu de citoyenneté ; les autres viendront s’inspirer de nous. Pour cela, il faut d’abord cesser de nous convaincre que notre seul destin est de s’adapter à des sociétés qui récusent le droit social au nom de l’intégralité de la propriété privée ; nous devons formuler notre sens de la justice dans un programme politique. L’intégration du revenu de citoyenneté dans un programme politique s’impose.


[28]



[1] VAN PARIIJS, Philippe, Refonder la solidarité, Cerf, 1996, pp. 34-35.

[2] BLAIS, François, « L’allocation universelle et la réconciliation de l’efficacité et de l’équité », UQAM, Cahiers d’épistémologie, N° 9901, Groupe de recherche en épistémologie comparée, Département de philosophie, 1999.

[3] OSBERG, Lars, FORTIN, Pierre, « Credibility mountain » in OSBERG, Lars, FORTIN, Pierre Éd., Hard Money, Hard Times, James Lorimer & Co., Toronto, 1998, p. 163.

[4] NOËL, André, « Les Québécois, les plus édentés des Canadiens », La Presse, 19 août 1999.

[5] LAÏDI, Zaki, La tyrannie de l’urgence, Fides, Les grandes conférences, 1999.

[6] ROY, Mathieu, « Commanditaire du savoir : le cas de Pepsi à l’Université de Montréal », Le Devoir, 22 septembre 1999.

[7] ROY, Mathieu, « Financement privé à l’Université, Le loup dans la bergerie. Au Canada, la proportion de financement privé à la recherche universitaire est nettement supérieure à celle des États- Unis », Le Devoir, 22 septembre 1999.

[8] Agence France-Presse, « Greenspan souhaite un partage de la richesse », Le Devoir, 9 septembre 1999.

[9] Conseil canadien du développement social, La pauvreté dans les régions métropolitaines du Québec, 1999.


Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mardi 22 septembre 2020 7:18
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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