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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Paul BERNARD, “L'a-sociologie de la crise.” Un article publié dans les Actes du colloque de l'ACSALF 1982, LES ENJEUX SOCIAUX DE LA DÉCROISSANCE, pp. 31-45. Sous la direction de Lise Pilon-Lê et André Hubert. Montréal: Les Éditions coopératives Albert Saint-Martin, 1983, 258 pp. pp. Une édition numérique réalisée par Réjeanne Toussaint, bénévole, Chomedey, Ville Laval, Québec. [Autorisation accordée par la présidente de l'ACSALF le 20 août 2018 de diffuser tous les actes de colloque de l'ACSALF en libre accès à tous dans Les Classiques des sciences sociales.]

[31]

Les enjeux sociaux de la décroissance.
Actes du colloque annuel de l’ACSALF 1982.
INTRODUCTION

L’a-sociologie de la crise.”

Par Paul BERNARD

Université de Montréal
Département de sociologie

Deux mots clés traversent ce colloque, de même que l’ensemble des débats actuels sur la signification des événements que nous traversons : crise et décroissance. Le premier tend à prédominer, car il traduit mieux le caractère tragique de ces événements. Le second est plus suspect : le catastrophisme du Club de Rome ne vise-t-il pas à défléchir la lutte de classes ? Le « small is beautiful » de Schumacher veut-il persuader les travailleurs qu’ils sont nés pour un petit pain ?

L’enjeu est de taille : quand la machine à produire davantage est en panne, quand les lendemains dorés ne sont plus garantis, il faut que quelqu’un paye. C’est la faute aux bourgeois, aux syndicats, à l’État. C’est la faute à Reagan, à l’O.P.E.P., à la nouvelle classe des privilégiés ou à notre égoïsme collectif [1]. L’honnête citoyen, perplexe — comment pourrait-il, s’il existe, traverser honnêtement ces temps troublés sans être perplexe — se demande à quel plaidoyer il doit ajouter foi. Deux explications globales lui sont le plus souvent proposées : crise économique, crise de civilisation. De style différent — la première s’adresse aux têtes froides, la seconde aux cœurs tendres et aux écolos — elles se rejoignent dans leur commun éloignement de la perspective sociologique. Les rapports sociaux sont absents, comme nous le montrerons ci-dessous, des raisonnements de la plupart des économistes ; à leurs yeux, certaines quantités se transigent et se transmutent sous contrainte dans le monde sérieux des valeurs économiques, mais les groupes sociaux, travailleurs, employeurs, chômeurs, gouvernants, femmes, étudiants, etc., pour qui ces déplacements de quantités prennent signification, sont peu ou mal identifiés.

L’appel aux valeurs ne conduit pas plus loin l’analyse. Qu’il soit tragique — solidarité obligée de tous les occupants du vaisseau spatial terre — ou d’un comique égocentrisme — celui des consommateurs avertis — il nous enferme dans une commune culpabilité. Ce point de vue tourne le dos à l’histoire ; il ne saurait donc expliquer ni l’état des inégalités sociales à l’heure actuelle, [32] ni pourquoi chacun pense qu'à partir de maintenant les autres devraient commencer à être raisonnables [2].

Entre l'inéluctabilité économique et le déplorable affrontement des égoïsmes, il faut définir un espace pour l'analyse sociologique de la crise. Pour cela, il faut admettre que celle-ci n'est pas qu'économique ; elle a des composantes démographiques, sociales et politiques. Ainsi, elle n'aurait pas la même configuration si elle n'intervenait au moment où l'énorme cohorte du « baby boom », après avoir chambardé notre système d'éducation, ne désertait celui-ci pour se déverser sur le marché du travail. De même, libérées des familles nombreuses et sollicitées par les tâches du tertiaire, les femmes fournissent le gros des arrivées sur ce marché. Quant à l'État, il a longtemps été le principal canal pour la réalisation des aspirations à la mobilité sociale que les Québécois francophones ont conçues durant la phase de croissance économique de l'après-guerre, d'où le caractère flamboyant des programmes publics de réformes [3], d'où également la signification particulièrement dramatique du coup d'arrêt actuel : c'est vingt ans de notre vie politique qui sont remis en question, vingt ans de promesses généreuses dont nous n'aurons plus les moyens.

L'hypothèse centrale de ce texte, on l'aura compris, c'est qu'on ne peut parler de crise sans parler aussi de décroissance. Comme une bicyclette, notre société dépendait pour son équilibre du mouvement, de la fuite en avant [4]. Nous avions appris à additionner, à compter sur des lendemains meilleurs pour désamorcer les tensions du présent [5]. Maintenant qu'il faut soustraire, les façons usuelles de faire ne conviennent plus. Pour explorer cette hypothèse, nous procéderons en deux temps. En premier lieu, prenant en exemple les propos de certains économistes sur la crise, nous montrerons qu'il leur manque souvent une perspective sociologique, ou encore qu'ils en contiennent implicitement une, mais qui demeure sommaire. En second lieu, nous esquisserons, à partir de quelques exemples, l'hypothèse que ce sont des systèmes de rapports sociaux, ce que certains économistes (marxistes) appellent des systèmes de régulation, qui ont engendré la crise actuelle.

* * *

L'économiste Pierre-Paul Proulx, dans un commentaire à propos du document préparatoire au Sommet de Québec en 1982 — sur lequel nous aurons l'occasion de revenir plus abondamment — affirme :

Le diagnostic a été partiel en ce qui concerne les effets redistributifs de la conjoncture actuelle. On a mis en lumière, et de façon très appropriée, l'effet redistributif des taux d'intérêt qui se fait à l'encontre des moins nantis, mais on n'a pas suffisamment rapproché ce résultat des renseignements qu'on retrouve dans le document, selon lesquels près de 21% des revenus des Québécois proviennent de transferts. Ces transferts, on peut le présumer, ont un effet redistributif positif qui vient contrebalancer l'effet régressif des taux d'intérêt [6].

[33]

Quel modèle de distribution des revenus, de stratification sociale, est implicite dans ces propos ? On semble se trouver devant un monde binaire, comprenant des « nantis » et des « moins bien nantis », où l’argent qui n’est pas dans la poche des premiers est forcément dans celle des autres. C’est là, on l’admettra, une vision simplifiée. Elle n’est plus guère soutenue que par de vieux marxistes rigoristes ; les fils ingrats de ceux-ci ont dû apprendre à vivre avec des petites bourgeoisies diverses et des classes moyennes persistantes. Or celles-ci sont précisément en cause dans le drame dont il est ici question : elles ne sont pas les premières bénéficiaires des paiements de transfert [7], mais elles participent fortement à l’univers de la consommation et subissent donc la morsure des taux d’intérêt [8].

Je ne dis pas bien sûr que la situation des chômeurs, des assistés sociaux et de cette fraction importante de pauvres qui ont un emploi n’est pas beaucoup plus tragique. Je dis cependant qu’il ne faut pas confondre les deux phénomènes et assumer que les paiements de transfert pallient tous les maux. La crise actuelle compte au nombre de ses manifestations des plus importantes, comme nous le verrons plus loin, un élagage des classes moyennes qu’il faut se donner les moyens conceptuels et empiriques de mesurer.

Le document du Sommet de Québec dont il a été question plus haut, préparé par les professeurs d’économie Pierre Fortin, Pierre Fréchette et Henri-Paul Rousseau, propose justement une analyse plus nuancée. À propos des taux d’intérêt, il parle « d’un important transfert de revenu à partir des classes moyenne et modeste, qui sont généralement emprunteuses, vers les détenteurs d’épargne qui dominent la classe aisée [9] ». De même, il est convenu que les petits salariés et les petites entreprises portent une part démesurée de la baisse de l’activité économique, qui se traduit en sous-emploi, en chômage et en faillites. Mais ces phénomènes sociaux sont considérés ici à peu près strictement au titre des conséquences de la récession, et non pas au nombre de ses causes, enjeux et composantes.

L’explication suivante est proposée pour la genèse de la crise, et l’on voit aisément que la sociologie y joue le rôle de discipline-croupion. À l’origine, une série d’événements extérieurs au système : les hausses du prix de l’énergie et l’instabilité des marchés alimentaires. Du point de vue strictement québécois, il s’agit bien sûr de perturbations extrinsèques, même si l’analyse sociologique de la crise démo-alimentaire et des aléas des divers cartels de l’énergie serait pleine d’enseignements.

L’inflation résultante serait amplifiée par le jeu de saute-mouton des travailleurs et des entreprises, qui cherchent tour à tour à mettre salaires et profits à l’abri d’une tendance que leur réaction, bien compréhensible, accélère. L’explication est séduisante ; elle jouit, en tout cas, du crédit que l’on prête aux évidences familières. Mais est-elle juste ? Toute une littérature qui se situe à la marge de la sociologie et de l’économie a soulevé de sérieux doutes à ce sujet, en contestant l’unité aussi bien du facteur capital que du facteur travail. Dans ce dernier cas, Piore et Doeringer [10] ont cru pouvoir distinguer un marché primaire et un marché secondaire de l’emploi, le premier offrant sécurité, promotions internes et bonnes conditions de travail, [34] le second déniant à ceux qui y sont coincés de semblables avantages. Cette structure est probablement en train d’éclater sous la pression de la crise [11], les emplois devenant plus uniformément précaires, mais les travailleurs de 1’un et 1’autre marché se sont vraisemblablement retrouvés dans une position très différente, au cours des années 70, quant à la défense de leur pouvoir d’achat [12].

Une semblable distinction a été proposée, du côté du capital et des entreprises, par O’Connor [13]. Il distingue, à côté d’un secteur étatique où les conditions de travail sont fixées dans un rapport de force politique, un secteur monopoliste et un secteur concurrentiel. Dans le premier, les prix sont fixés par entente plus ou moins explicite entre quelques partenaires géants, de sorte que toute augmentation des salaires, toute volonté de protéger ceux-ci de l’inflation, est répercutée dans les prix. Mais il n’en va pas de même dans le second, à cause des lois mêmes de la concurrence. C’est le dépérissement de ce dernier secteur, lieu ultime de l’exploitation dont vit le reste de l’économie, qui précipiterait la crise de celle-ci. Certes, on peut considérer cette théorie comme sommaire, souhaiter qu’on l’adapte mieux à une économie comme la nôtre, centrée sur l’exportation de matières premières (« staple economy ») ; mais nous en avons dit assez pour jeter un doute sur l’hypothèse de la spirale inflationniste dans sa plus simple expression, qui serait le résultat de la confrontation entre le capital et le travail.

Mais poursuivons l’exploration du modèle de Fortin et de ses associés [14]. Si l’inflation a provoqué la crise et la récession que nous connaissons, ce n’est pas directement, mais à cause de la réaction des pouvoirs publics. Fidèles à une opinion publique beaucoup plus préoccupée d’inflation que de chômage, ceux-ci ont adopté une politique de restriction de la masse monétaire, et donc d’argent cher, qui devrait réduire la première au prix d’une augmentation du second. Comment expliquer ce fourvoiement de l’opinion et du pouvoir, puisqu’il paraît clair que les coûts économiques et sociaux du chômage sont beaucoup plus élevés que ceux de l’inflation, que la chute du niveau d’activité économique est un moyen prodigieusement inefficace de juguler la montée des prix, et que d’autres méthodes semblaient plus indiquées, comme le contrôle des prix et des revenus et la restriction des dépenses publiques ? Les auteurs y vont ici d’une paire d’hypothèses psychosociologiques certes intéressantes, mais totalement improuvées. D’une part, les augmentations de salaires sont la consécration, une fois l’an, du mérite individuel, alors que l’inflation, vue comme conséquence de la cupidité des autres, ronge le revenu disponible chaque semaine. D’autre part, comme l’avait dit avant eux Ronald Reagan, alors gouverneur de la Californie, 10% de chômage signifie que 90% de la main-d’oeuvre a du travail.

Que penser de cette soudaine irruption de la sociologie, à titre de sondeur de l’opinion, dans l’explication de la crise ? Proposer l’analyse ci-haut résumée de la réaction monétariste à l’inflation, c’est se reposer sur des postulats que la sociologie, justement, mettrait en question. En premier lieu, il est périlleux de supposer que les décisions politiques répondent de façon univoque aux préoccupations populaires, compte tenu, d’une part, des multiples [35] enjeux que médiatise notre système de partis et, d’autre part, du jeu des groupes d’intérêt qui suscitent, balisent, interprètent ou entravent l’expression de ces préoccupations. On en prendra comme exemple le fait que les politiques monétaristes se poursuivent en dépit d’un revirement de l’opinion sur les périls respectifs du chômage et de l’inflation.

Si un tel revirement se produit, en deuxième lieu, c’est justement parce que la question se pose maintenant dans un contexte nouveau. En regard de l’inflation, ce public prend maintenant en considération non seulement un taux de chômage sans précédent depuis un demi-siècle, mais aussi des restrictions de crédit qui remettent en question l’accès au statut de propriété immobilière, qui anéantissent l’industrie de la construction, qui compromettent même l’un de nos principaux modes d’occupation de l’espace, le bungalow de banlieue ; est prise en compte également l’exacerbation des luttes sociales et l’ébranlement des positions acquises par les syndiqués, dans une société où avoir du travail en vient à être conçu comme un privilège. On peut certes en conclure que l’opinion est vigilante, qu’elle réagit à ce qu’elle voit. Mais on peut aussi penser qu’elle ne voit pas toujours plus loin que le bout de son nez ; les questions de sondages tout comme le déroulement des débats politiques lui ravissent souvent l’occasion de porter des jugements considérés et de formuler des solutions appropriées.

En d’autres termes, invoquer l’opinion publique pour expliquer les politiques économiques actuelles, c’est lui prêter une autorité qu’elle n’a souvent pas. Elle n’est pas arbitraire ou manipulée, mais elle n’est pas non plus la variable indépendante du politique. En matière économique surtout, où les choses paraissent et sont si compliquées, où une telle puissance se concentre dans des institutions qui n’ont rien de démocratique, il faut, pour expliquer la crise et les politiques actuelles, une représentation des rapports sociaux qui aille au-delà des relations entre le public et les pouvoirs publics. Ce qui se brise sous nos yeux, c’est tout un système de régulation. Nous y reviendrons. Continuons pour l’instant à explorer les sociologies implicites dans les analyses de certains autres économistes.

Léon Courville semble à première vue aborder la situation actuelle dans une perspective plus juste, puisqu’il s’attache à explorer les multiples conflits qui naissent sous nos yeux, à montrer dans chaque cas de nouveaux groupes qui sont en train de définir et de faire valoir leurs intérêts. Selon lui, le conflit le plus important n’oppose plus aujourd’hui patrons et employés, mais bien plutôt ceux qui ont du travail et ceux qui n’en ont pas. À cela s’ajoutent deux sources de tension nouvelles : d’une part entre jeunes et vieux travailleurs, les premiers devant consacrer une part croissante de leurs revenus à payer la sécurité sociale et les acquis des seconds ; d’autre part, entre les travailleurs syndiqués et les récipiendaires de services, affectés par une « guérilla syndicale » utilisant des moyens d’action disproportionnés.

Il serait difficile de nier la pertinence descriptive de ces propos, mais nous nous attacherons plutôt à discuter des explications que propose Courville pour ce déplacement des conflits. Tout réside selon lui dans la nature [36] des tensions que connaît une société entre ses aspirations et la réalité. À une époque maintenant révolue, les tensions prévalentes auraient donné naissance au syndicalisme :

Le syndicalisme est né d’une opposition entre les conditions d’emploi — rémunération, sécurité d’emploi, santé — qui prévalaient à un certain moment et celles que la société préférait voir. Tous ne furent pas d’accord avec la syndicalisation, mais celle-ci a percé, non sans peine, à des degrés assez semblables a travers le monde occidental. Le pouvoir politique et le processus démocratique appuyèrent cette percée, sorte de test ultime que la société aspirait à un système de valeurs compatible avec celui que le syndicalisme permettait [15].

À l’époque actuelle, par contre, les droits syndicaux seraient passés dans les moeurs, certains gestionnaires auraient même intégré les valeurs syndicales, de sorte que la syndicalisation serait devenue à toutes fins pratiques inutile, voire même abusive, dans la mesure où la situation économique n’autorise plus ce déploiement du corporatisme des travailleurs organisés. D’autres situations pénibles solliciteraient l’attention bienveillante de la « société », d’où le déplacement des conflits évoqués plus haut.

Quelle sociologie implicite retrouvons-nous ici ? Il s’agit tout simplement d un fonctionnalisme assez classique, où des valeurs communément partagées imposent, selon les circonstances, des formes institutionnelles diversifiées. Des enjeux et des conflits sont certes identifiés, mais leur aboutissement dépend toujours de l’arbitrage d’une instance unitaire, « la société » plutôt que d’être la résultante, historique et provisoire, des rapports dé force entre les parties en présence. Dans une telle perspective, la société connaît des conflits, mais elle n’est pas elle-même le produit de rapports sociaux de coopération et de conflit.

Cette analyse est-elle juste ? Bien sûr, il ne viendrait à l’idée de personne de nier que les syndicats ont joui ici depuis quelques décennies d’une situation de relative stabilité ; de même, il est évident que les affrontements entre employeurs et employés, particulièrement dans le secteur public, ont comme enjeu important la faveur de l’opinion publique. Ceci dit, la vision du progrès du syndicalisme présentée ici est vague (qui est exactement cette « société » prenant position en faveur de la syndicalisation ?) et devient même à l’occasion tout à fait fantaisiste : le pouvoir politique, nous sommes bien placés pour le savoir au Québec, n’a pas toujours appuyé la percée syndicale. Loin que des valeurs venues d’on ne sait où aient imposé le syndicalisme c’est celui-ci (et ses alliés, par exemple chez nous l’Église catholique) qui a pu pendant un temps imposer des formes institutionnelles qui ont fait son succès. Ces mêmes formes ont par ailleurs pu le mettre en péril à terme, en restreignant sa base, en l’isolant par trop d’autres groupes, en favorisant un isolement dont il commence à payer le prix.

Ceci nous ramène aux autres conflits qu’identifiait Courville, aux intérêts mal représentés de groupes comme les sans-emploi, les jeunes ou les bénéficiaires de services. Telle que l’analyse se présente, la situation de ces divers groupes manifesterait un certain degré d’urgence et de gravité en [37] termes de justice sociale, et ceci viendrait ravir la priorité, en termes valoriels, au conflit employeurs-travailleurs. C’est là postuler que toutes ces situations sont distinctes les unes des autres, que chacune isolément compétitionne pour l’attention de la « société ».

À cela on peut opposer une conception tout autre, tenter de montrer que des rapports sociaux de type capitaliste, fondés sur la salarisation et le travail pour autrui, sont à l’origine de tous et chacun de ces conflits, que ceux-ci sont des manifestations diverses mais interreliées de ces rapports, et que par conséquent on ne peut les aborder que tous ensemble. En d’autres termes, les employeurs n’ont pas les mains nettes tandis que s’affrontent les travailleurs syndiqués d’une part et de l’autre les sans-emploi, les jeunes sans ancienneté ou les bénéficiaires de services. C’est parce que le travail est organisé comme il l’est, dans des entreprises de plus en plus monopolistiques ou dans un appareil d’État de plus en plus gigantesque, où exécution et conception-direction sont de plus en plus séparées, que la défense syndicale des travailleurs prend une forme de plus en plus bureaucratique et corporatiste. L’ampleur des enjeux et des appareils laisse de moins en moins de place à la bonne volonté de part et d’autre : les entreprises sont laminées sous les lois de la guerre des monopoles, l’État ploie sous la crise fiscale, les syndicats ne peuvent souvent offrir qu’une résistance sans imagination s’ils veulent éviter à leurs membres de devenir des sans-emploi, de voir l’arbitraire patronal remplacer l’ordre que procurent les règles, ou d’assister impuissants à la dégradation des services publics. Si les problèmes sont ainsi perpétuellement mal posés et mal solutionnés, ce n’est pas parce que les syndiqués imposent par la force de fausses priorités, mais parce que la façon de poser et de résoudre les conflits sociaux est elle-même un enjeu dans les conflits.

Banquier sinon économiste, Raymond Garneau croit lui aussi que la solution de la crise réside dans un changement des valeurs [16]. Il faudrait effectuer un courageux virage idéologique permettant de sabrer dans les impôts et dans les dépenses publiques, en incluant dans ce dernier cas les politiques sociales bien sûr, mais aussi les sociétés d’État. Cette dernière proposition est curieuse, puisque l’on reproche du même souffle à l’État de contribuer de moins en moins à la formation brute de capital et, selon l’expression de l’économiste Marcel Bélanger, d’emprunter pour financer l’épicerie. En somme, soutient Garneau, il faudrait pratiquer ce que l’écologiste Pierre Dansereau nomme « l’austérité joyeuse [17] ».

Cet appel aux valeurs laisse dans l’ombre plusieurs questions. Quelle, en est la signification pour les divers groupes sociaux, à travers la décroissance de l’appareil d’État et la transformation de ses fonctions ? Si tant est que notre société a négligé d’investir dans l’avenir et cru qu’elle pourrait consommer plus qu’elle ne produit, comment en sommes-nous venus là ? Quels groupes, engagés dans quels types de rapports sociaux, ont déterminé la croissance de l’État et infléchi son action ? Bien sûr, chacun de ces groupes se donne une représentation des valeurs et de l’intérêt général qu’il prétend servir. Les dirigeants économiques ne font pas autrement. Mais ce qui [38] détermine l’efficace de leur action, ce n’est pas la vérité de ces représentations ; c’est bien plutôt les ressources stratégiques des divers groupes en présence, leur degré de mobilisation, leurs alliances, par rapport auxquels les valeurs ne jouent qu’un rôle partiel. En somme il faut chercher, derrière les arrangements institutionnels de notre société et les appels à leur maintien ou à leur transformation, un système de rapports sociaux qui leur a donné naissance.

Je prendrai comme exemple une suggestion de Pierre Fortin pour en arriver à un contrôle plus efficace de l’inflation :

Il faudrait, par exemple, jeter à la poubelle ces dinosaures qui nous servent de codes du travail, prendre pour acquis la nécessité de signer uniquement des contrats de travail d’un an et tenter de les signer partout au cours d’une période donnée [18].

Ce que vise l’économiste, c’est mettre fin, par cette simultanéité et cette périodicité, au jeu de saute-mouton qui perpétue l’inflation. La figure du dinosaure évoquée ici veut démontrer l’archaïsme de certains arrangements institutionnels élaborés à une époque pré-inflation maintenant révolue. Il faudrait cependant l’examiner systématiquement, la considérer comme partie de tout un système, de toute une écologie qu’il faut manipuler avec soin.

En d’autres termes, notre régime de relations de travail est un produit historique complexe, élaboré petit à petit au gré de circonstances changeantes ; il paraît difficile d’en changer brusquement un aspect, le découpage du temps, sans en bouleverser l’économie et changer du tout au tout les rapports entre les parties. Ainsi, quel type de partenaire aux négociations est susceptible de voir ses ressources s’affaiblir le plus rapidement dans une succession de mobilisations rapprochées, puisqu’annuelles : l’État, les grandes entreprises ou les P.M.E., les divers syndicats selon leur taille, leur secteur d’activité ou leur modèle d’organisation ? De même, une telle multiplication de négociations contraintes, quant à leur durée, a bien des chances d’aboutir à une prodigieuse centralisation par l’État du système de relations de travail. Comment assurer en effet que tous les accords soient conclus simultanément, sinon en imposant aux partenaires récalcitrants, en fin de la période prévue, ce que l’État considèrera convenable. À l’ère des contrôles temporaires de prix et de revenus succéderait vraisemblablement celle de la négociation permanente au sommet, voire même, si on extrapole à partir de l’histoire de la négociation dans le secteur public québécois, celle d’un ordinaire de lois spéciales.

Voilà complété l’examen d’un petit échantillon des analyses et suggestions qu’offrent au public les économistes en ces temps de crise. Je ne me suis pas attaché à commenter leur logique propre, mais plutôt à donner un aperçu de la sociologie qui est forcément sous-jacente à chacune d’entre elles. Ces analyses sont bien sûr très différentes les unes des autres, mais elles présentent à un degré variable deux traits fondamentaux. En premier lieu, comme nous l’avons dit plus tôt, elles se centrent souvent sur de grands [39] équilibres (ou déséquilibres) entre masses ou quantités, plutôt que sur la diversité des positions économiques et des groupes d’acteurs. Ainsi en est-il quand on oppose les « nantis » et les « moins bien nantis », ou le capital et le travail, ou encore quand on évoque la quasi-unanimité apparente de l’opinion publique. Ainsi en va-t-il aussi, malgré les apparences, quand on identifie de multiples conflits sociaux, comme chez Courville, car faute de relier ceux-ci les uns aux autres, on en nie la fondamentale unité, le caractère dialectique, et on n’identifie pas correctement partenaires et enjeux.

En second lieu, ces économistes tendent à mettre au centre de leurs analyses de la situation actuelle non pas une histoire des rapports sociaux qui nous y ont conduits, mais plutôt une référence aux valeurs. Celle-ci n’est cependant pas exempte de paradoxes, car si ces valeurs doivent guider notre avenir, elles semblent par contre nous avoir joué de biens vilains tours dans le passé. Ne sont-ce point elles qui auraient conduit une opinion publique égarée à faire le lit d'un brutal monétarisme, qui auraient produit des monstres corporatistes méprisants à l’égard des chômeurs, des jeunes ou des bénéficiaires de services publics, qui auraient, à force d’inconscience, rendu l’État impécunieux ? Comment nous assurer que l’« aggiornamento » qu’on nous propose sera bien le bon, que l'histoire et ses déceptions ne se répèteront pas ? Il faudrait pour cela étudier de plus près cette histoire, sans négliger les valeurs mobilisatrices, mais aussi en spécifiant dans chaque cas l’identité des groupes qui les proposent et de ceux qui s’y opposent, et les ressources alternatives dont ces groupes disposent pour convaincre ou pour imposer ces valeurs.

C’est précisément à un travail historique que se livre l’économiste français Robert Boyer en comparant la crise actuelle à la Grande Dépression [19]. Toutes deux sont des crises structurelles plutôt que des crises cycliques : ces dernières sont auto-correctrices et reproduisent la situation initiale, alors que les premières sont ouvertes, transforment les systèmes de régulation de l’économie. À cause précisément de cette caractéristique, les crises structurelles successives ne se ressemblent pas. Celle des années trente a fait passer nos sociétés du stade concurrentiel au stade monopoliste, la crise actuelle origine précisément des cafouillages et contradictions de ce dernier stade.

Qu’est-ce à dire ? La tension entre salaires et profits se pose, à notre époque, d’une façon nouvelle. La consommation de masse est maintenant au cœur du système économique ; dans ce contexte, l'attachement des salariés aux firmes est beaucoup plus durable qu’aux époques antérieures, puisqu’un haut niveau d’emploi est un garant du maintien de la demande :

Cette constatation renvoie au nouveau mode de formation des salaires constitué après la Seconde Guerre mondiale. À la grande stabilité des tendances du salaire nominal dans la période contemporaine, s’oppose sa nette sensibilité aux mouvements de l’emploi dans l’entre-deux-guerres. [...] La crise actuelle trouve son origine dans le divorce entre un niveau du taux de profit, trop bas, et la poursuite d’une croissance des débouchés de moyens de consommation, [40] impulsée par le rapport salarial. Tout le problème est alors celui du relèvement du taux de profit.

Or, les années 1974 à 1978 sont marquées, au contraire, par un déplacement du partage du revenu en faveur des salariés, ce qui a pour effet de peser sur la formation de capital [20].

Point ici de valeurs (au moins au sens normatif du terme) mais des groupes, des classes aux intérêts à la fois convergents et divergents, pour tout dire dialectiques.

Où, nous conduisent ces contradictions, ce grand ébranlement ?

D’un strict point de vue économique, l’austérité salariale détruit le moteur même de la croissance antérieure sans lui trouver de substitut, compte tenu de la difficulté qu’un pays rencontre en période de crise mondiale, à infléchir, en l’améliorant, sa place dans la division internationale du travail. Les effets sociaux de ces politiques ne sont pas moins redoutables puisqu’on enregistre la déstabilisation des groupes et classes sociales que le processus de croissance avaient engendrée depuis le milieu des années cinquante (développement du chômage et de la précarisation dans le noyau dur du monde ouvrier, remise en cause de la position privilégiée des nouvelles classes moyennes, qu’elles appartiennent au secteur étatique ou privé...) [21].

On pourrait croire que Boyer se contente d’énumérer ici, comme je reprochais à d’autres de le faire, les effets sociaux d’une crise qui demeurerait économique. Mais une lecture attentive de son texte montre qu’il n’en est rien. Car si le monde ouvrier organisé et les nouvelles classes moyennes sont menacés, c’est parce qu’ils jouaient un rôle dans la régulation même, dans les rapports sociaux fondamentaux du stade du capitalisme monopoliste. S’il est vrai que l’économie pèse sur les acteurs, les définit, en même temps ceux-ci et leurs rapports constituent l’économie. C’est en ce sens qu’on peut dire que l’histoire se fait, pour peu bien entendu qu’on tienne compte non seulement de sa propension à se reproduire mais aussi des contradictions qui la font éclater et se reformer. Du même ne provient pas seulement le même, mais aussi, dialectiquement, l’autre.

Je n’ai pas l’intention d’appliquer au Québec l’analyse même de Boyer. Mais je voudrais en terminant ce texte rappeler certains éléments de notre histoire récente qui permettent d’identifier les acteurs en présence dans la crise actuelle et les rapports sociaux dans lesquels la décroissance produit une rupture d’équilibre ; je tenterai donc de dessiner les contours du système de régulation de la société québécoise et de donner quelques exemples de ses blocages.

En nous fondant sur les distributions de l’éducation, des emplois et du revenu, Jean Renaud et moi-même avons proposé une périodisation de l’histoire récente du Québec [22]. On trouve à la phase I, durant les années 40 et 50, une société asymétrique. Les distributions d’éducation, de statut professionnel et de revenu présentent dans l’ensemble un profil similaire : la plupart des travailleurs sont peu scolarisés, occupent des emplois de cols bleus, [41] souvent peu qualifiés, gagnent peu ; à cette large masse s’opposent de rares privilégiés au sommet de ces diverses échelles ; entre ces deux extrêmes, relative absence de couches moyennes.

La phase II, qui s’ouvre avec les années 60, se caractérise par le partage des surplus. À la faveur d’une croissance des économies capitalistes, la main-d’œuvre se diversifie dans ses caractéristiques d’éducation, d’emploi et de revenu. Se développent alors d’importantes couches moyennes, allant des travailleurs très qualifiés aux techniciens et semi-professionnels en passant par les diverses catégories de cols blancs.

La phase III se caractérise par une redistribution à somme nulle. Cette situation est nouvelle sur le marché du travail, mais on pouvait en percevoir les signes avant-coureurs depuis le milieu de la décennie 70. La croissance n’est pas absente, mais elle est limitée. Dans ces circonstances, il ne s’agit plus de partager des surplus, mais de réallouer l’acquis : jeu à somme nulle, où ce que les uns s’approprient, d’autres doivent le perdre.

La phase II présente un important paradoxe : en même temps que la croissance économique permet une amélioration sensible du sort d’une vaste majorité des travailleurs, les inégalités sociales s’accentuent, du moins si on se fie à l’accroissement de la dispersion de la distribution des revenus. L’enrichissement collectif est suffisant pour permettre à nombre de catégories socioprofessionnelles d’acquérir des positions avantageuses dans cette distribution, d’autant plus que la main-d’œuvre féminine, confinée la plupart du temps aux faibles revenus, augmente notablement sa présence sur le marché du travail. Certaines situations surprendront peu : au Québec, d’après le recensement de 1971, 80% des cadres et 56% des professionnels, semi-professionnels et techniciens masculins se situaient dans le quartile supérieur des revenus, mais les nombres correspondants pour les femmes étaient de 40% et 25%. D’autres résultats sont plus étonnants : cette catégorie de revenu accueillait plus de la moitié des cadres et surveillants et 30% des employés d’exécution dans les bureaux, le commerce, les manufactures, la construction et le transport chez les hommes, mais seulement 20% et 4% respectivement chez les femmes.

Bien sûr, on retrouve une hiérarchie des rémunérations grossièrement parallèle à la hiérarchie habituelle des catégories socio-professionnelles. Mais les exceptions sont beaucoup plus nombreuses qu’on ne s’y attendrait : beaucoup de sous-groupes possèdent ce que Randall Collins appelle un pouvoir positionnel [23], fondé sur l’éducation dans bien des cas, mais aussi sur la localisation dans des endroits stratégiques du marché du travail, dans des secteurs, des sous-marchés, des régions, ou des systèmes d’ancienneté avantageux, dans des territoires syndiqués ou corporatisés. Ce pouvoir positionnel est le reflet, dans les carrières individuelles, de la bureaucratisation croissante de l’organisation du travail. L’accès à ces positions est lui-même régi par l’éducation, mais aussi par l’âge, le sexe, l’appartenance ethnoculturelle, etc.

Ce qui se passe avec l’arrivée de la phase III, c’est l’ébranlement d’une partie de ce pouvoir et de ces positions, dont on peut penser avec Boyer que [42] l’existence même a fortement contribué à la crise de nos sociétés. Celle-ci se manifeste d’abord sous la forme d’une crise d’accès aux positions avantageuses, quand ce n’est pas au marché du travail lui-même. Les groupes marginaux, les jeunes et les femmes en particulier, accusent d’abord le coup sous forme de chômage et de sous-emploi. Cela permet aux groupes les plus centraux, les mieux organisés, de préserver pendant un temps leurs avantages ; pour eux, il n’y a pas encore, à ce moment-là, de crise. Mais bien sûr, cette situation de déséquilibre ne peut avoir qu’un temps. À travers un jeu de pressions économiques (chômage, hausse des prix, etc.) et politiques (ce dont on voit un exemple dans la présente négociation du secteur public québécois), la crise finit par rejoindre de plus larges couches de travailleurs.

Alors débute ce qu’on pourrait appeler l’élagage des classes moyennes. Cette notion de classes moyennes doit en partie sa bonne fortune, comme j’ai tenté de le montrer ailleurs [24], à son ambiguïté, qui lui permet de signifier tantôt une catégorie restreinte en passe d’asseoir son pouvoir sur la société au moyen de l’État, tantôt un ensemble beaucoup plus vaste de travailleurs non manuels dont les intérêts seraient à la fois servis et pervertis par cette catégorie. Ceci dit, le flottement du concept reflète en partie son mode opératoire au plan idéologique : dans une société en croissance, qui n’appartient pas aux classes moyennes ou du moins n’a pas de chance d’y accéder directement ou par enfants interposés ? Mais la conjoncture en vient-elle à tourner, que les lendemains déchantent. Les bribes d’information que nous avons sur le sujet tendent à montrer que la distribution du revenu perdrait sa belle forme gaussienne et deviendrait bimodale. Le pouvoir positionnel est partout menacé. Seuls ceux qui ont un ancrage profond dans l’univers des emplois stables et rémunérateurs sauront résister non seulement, à court terme, à l’austère conjoncture, mais aussi, à plus long terme, à la taylorisation du travail administratif et des services.

De cela, les traces sont quotidiennes et omniprésentes. L’éducation est objet d’inflation, elle ne fournit plus le rendement habituel en termes d’emploi et de revenu [25]. Les employés du secteur public sont présentés comme des parasites, et ceux des grandes entreprises sont invités à mettre une sourdine à leurs revendications en contrepartie de la chance qu’ils ont de conserver leur emploi. Les francophones qui, après avoir saturé le secteur public, voulaient s’attaquer au secteur privé à la faveur des lois linguistiques, ne peuvent plus compter sur la croissance pour leur procurer des chances d’avancement. Plus généralement, plusieurs comptaient corriger des injustices sur le marché du travail en répartissant de façon plus équitable les nouveaux acquis, la nouvelle richesse collective (quotas d’emploi pour les femmes ou les handicapés, mobilité et recyclage par des investissements dans l’éducation des adultes, etc.) ; ils se voient maintenant confrontés à la tâche beaucoup plus ardue de réaliser leurs objectifs par une redistribution des ressources existantes.

Est-ce à dire que la pression monte au point que la marmite de la coalition nationale et sociale-démocrate va éclater ? Rien ne l’assure. S’il est courant de penser que croissance et mobilité huilent les rouages sociaux et [43] résorbent bien des conflits, la décroissance peut induire à la fois un conservatisme peureux chez ceux qui gardent quelque privilège et une exaspération des plus mal pris à l’égard de ceux-là mêmes qui pourraient proposer des solutions progressistes.

C’est dans ce contexte que fleurissent les prises de position des économistes que nous avons passées en revue. L’on ne demande qu’à entendre ces propos sérieux, les évidences qui semblent découler des chiffres [26], l’appel à des valeurs enfin redevenues sages. Cela paraît à première vue un triomphe de l’économique aux dépens de la sociologie. Mais comme j’ai cherché à le montrer, la première ne peut être définie comme la discipline qui s’occupe des choses économiques ; elle propose aussi une sociologie implicite et alternative, fondée sur des conceptions que les sociologues d’ici remettent largement en question depuis deux décennies. Pour que le débat de fond sur la crise et sur les stratégies de sortie de crise se poursuive, il est indispensable que tous les aspects de celle-ci, y compris les plus chiffrés, soient l’objet d’une approche proprement sociologique. Le social n’est pas le reflet d’un ensemble cohérent de lois ou de valeurs, il émerge de rapports entre des groupes dont aucun ne contrôle dans son ensemble la situation produite, ou même les répercussions de son action en vue de contrôler cette situation. L’histoire n’est pas aléatoire, mais elle n’est pas déjà écrite.

Paul Bernard

Université de Montréal
Département de sociologie

[44]
[45]
[46]


[1] Nicole Laurin-Frenette a admirablement démontré la parenté de ces deux derniers types d’explication — cette nouvelle classe de privilégiés aux contours flous et ce battage de coulpe sur la poitrine collective — dans son compte rendu critique du livre de Jacques Grand’Maison, « La nouvelle classe et l’avenir du Québec », dans Recherches sociographiques, XXI, 1-2, janvier-août 1980, p. 151-162.

[2] Sur ce problème du désengagement de chacun par rapport aux biens collectifs (i.e. le « bien commun »), voir l’ouvrage classique de Mancur Olson, The Logic of Collective Action, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1965.

[3] Voir Marc Renaud, « Quebec New Middle Class in Search of a Local Hegemony : Causes and Political Consequences », International Review of Community Development, 39-40, été 1978, pp. 1-36.

[4] Intéressante illustration de ce phénomène, le gonflement de la dette publique. On peut difficilement imaginer le jour où l’État, cessant d’emprunter et coupant ses dépenses, réussira à mettre de côté l’argent nécessaire au remboursement de ses créanciers. Par conséquent, la clé de la dette publique, c'est en fait non sa disparition mais son refinancement sans fin. L’accent se déplace de l’équilibre comptable — fût-il à long terme — vers les rapports sociaux générateurs du crédit : épargne forcée des régimes publics d’assurances sociales (avec en sous-jacente, ici aussi, des problèmes démographiques), « cote de crédit » reflétant les ressources économiques et la stabilité des conditions sociales entourant leur exploitation, etc. Tout ça marche parce que ça marche, ou du moins tant que ça marche. Les lois de ce fonctionnement sont sociales et politiques bien plus qu’économiques, comme l’a montré Pierre Rosanvallon dans les premières pages de La Crise de l’État-Providence (Paris, Seuil, 1981) en démolissant la notion de limite sociologique au développement de cet État.

[5] J’ai déjà présenté quelques réflexions sur ce sujet dans « Le travail et ceux qui le font : mécanismes et crises de la reproduction sociale », in Colette Bernier et al (édit.), Travailler au Québec, Colloque de l’A.C.S.A.L.F. 1980, Montréal, Éd. coopératives Albert St-Martin, 1981, pp. 219-236.

[6] Pierre-Paul Proulx, « Le Sommet Québec 1982 : diagnostic incomplet, consensus limité, politiques inadéquates », Le Devoir, 20 avril 1982, p. 7.

[7] Du moins si, comme c’est l’usage, on ne compte pas au nombre de ces paiements de transfert des bénéfices étatiques dont ces classes moyennes sont pourtant les premières à profiter : éducation publique, autoroutes, etc.

[8] Ainsi, on prévoyait il y a quelques mois qu’un million de ménages au Canada perdraient leur maison à cause des taux d’intérêt hypothécaires élevés. Le phénomène est d’une ampleur catastrophique.

[9] P. Fortin et al, L’État de la situation socio-économique, document de travail préparé pour le Secrétariat permanent des conférences socio-économiques en vue de la conférence au sommet de Québec, avril 1982, p. 17.

[10] Voir P.B. Doeringer et M.J. Piore, Internal Labor Markets and Manpower Analysis, Lexington, Mass., Heath, 1971.

[11] Voir Diane Grenier, « Les changements d’occupation et les changements d’employeur », mémoire de maîtrise non publié, Département de sociologie, Université de Montréal, 1981.

[12] Cette thèse d’un effet différé de la crise sur les travailleurs les mieux placés, après qu’elle eût frappé les travailleurs les plus marginaux, est développée dans P. Bernard et J. Renaud, « Les nouveaux visages de l’inégalité sociale », Le Devoir, 4 février 1982, p. 18.

[13] Voir James O’Connor, The Fiscal Crisis of the State, New York. St-Martin’s Press, 1973.

[14] Voir P. Fortin et al, op. cit., p. 16 à 20.

[15] Léon Courville, « Les syndicats ont-ils perdu leur utilité ? », Le Devoir, 8 décembre 1982, p. 17.

[16] Raymond Garneau, « Les porteurs d’eau d’un baril sans fond », Le Devoir, 9 février 1983, p. 7.

[17] Quand un banquier utilise une telle expression, joie et austérité tendent le plus souvent à se retrouver de part et d’autre... du comptoir.

[18] Propos tenus lors d’une conférence devant l’Association des économistes québécois, tels que rapportés dans Le Devoir, 11 décembre 1982, p. 13.

[19] Robert Boyer. « Origine, originalité et enjeux de la crise actuelle en France : une comparaison avec les années trente », in G. Dostaler (Ed.), La Crise économique et sa gestion. Actes du colloque de l’Association d’économie politique de 1981, Montréal, Boréal Express, pp. 13-32.

[20] Idem, pp. 24-25.

[21] Idem, p. 29.

[22] Le travail sur cette question a été amorcé dans : Jean Renaud, Monique Berthiaume et Paul Bernard, « Qualifications professionnelles et carrières : l’évolution du Québec des années trente à nos jours », dans Colette Bernier et al. (édit.), Travailler au Québec, Colloque de l’A.C.S.A.L.F. 1980, Montréal, Éditions coopératives Albert St-Martin, 1981, pp. 75-100. Il s’est poursuivi dans ma communication « Alliances de classes et mésalliances conceptuelles : de la classe ethnique à la bourgeoisie de l'État québécois », colloque Continuités et ruptures dans les sciences au Québec, 1935-1985, de la Société royale du Canada, Mont-Gabriel, octobre 1981 (à paraître). Enfin, Jean Renaud et moi l’avons repris de façon plus synthétique dans « Les nouveaux visages de l’inégalité », Le Devoir, Cahier spécial, « Québec, aujourd’hui », 4 février 1982, p. 18.

[23] Voir Randall Collins, The Credential Society. New York, Academic Press, 1979, en particulier le chapitre 7, « The politics of Sinecure Society ».

[24] Voir « Alliance de classes... ». op. cit.

[25] Voir André Allaire, Jean Renaud et Paul Bernard, « Scolarité et revenu en début de carrière : une relation inflationniste », Recherches sociographiques, XXII, 3, septembre-décembre 1981, pp. 361-378.

[26] J'ai dénoncé ailleurs cette conception en cherchant à montrer que les chiffres, malgré l'usage qui en est souvent fait, ne sont pas plus positivistes que les propositions qualitatives qu'on leur oppose souvent. Voir « L’insignifiance des données. Bref essai contre la stigmatisation positiviste », Sociologie et sociétés, 14, 2, mai 1982.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le jeudi 26 mars 2020 19:40
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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