Montréal, Le Devoir, édition du samedi, 10 octobre 2010, page G5 ACFAS.
Prix Marcel-Vincent
de l'ACFAS
Il faut en finir avec les clichés sur le Japon
Bernard Bernier trace le portrait d’une société en difficulté.
Un grand spécialiste de la société nippone est devenu le deuxième anthropologue à remporter le prix Marcel-Vincent.
HÉLÈNE ROULOT-GANZMANN
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Bernard Bernier a une vision de la société japonaise située aux antipodes du romantisme et de l’harmonie bien souvent véhiculés.
Depuis sa création en 1975, un seul autre anthropologue, Marc-Adélard Tremblay, en 1988, avait reçu le prix Marcel-Vincent, ce prestigieux honneur décerné par l’Acfas et qui couronne les travaux d’une personne oeuvrant en sciences sociales. «Ça fait toujours plaisir de voir que ce qu’on a fait est reconnu par ses pairs, admet celui qui a fait toute sa carrière à l’Université de Montréal, après avoir étudié à l’Université Laval, à l’Université de la Colombie-Britannique et à l’Université Cornell aux États-Unis pour y faire un doctorat. Peut-être que les anthropologues recherchent moins les honneurs que les économistes, politologues et psychologues, mais je pense qu’il y en a d’autres qui l’auraient mérité et qui le mériteraient encore. J’espère qu’à l’avenir il va y en avoir plus!»
Exotisme
Son credo: le Japon. Un peu par hasard. Au début de ses études, il travaille sur les populations amérindiennes de l’Amérique du Nord. Et puis, en arrivant en Colombie-Britannique, il rencontre des Japonais. Il a un ami aussi qui a voyagé au Japon et qui lui parle de cette société très intéressante, beaucoup plus complexe que ce qu’on en dit à l’époque. Nous sommes au milieu des années 1960 et le pays du Soleil levant est une contrée exotique et lointaine pour tout Québécois: peu de chercheurs se sont penchés sur cette société, et la population japonaise de Montréal n’est pas ce qu’elle est aujourd’hui. «Il faudra attendre les années 1980 pour qu’il y ait un véritable engouement pour ce pays, sa culture, sa société, estime M Bernier. Parce qu’il avait une véritable avance technologique et un développement économique étonnant. Depuis la crise des années 1990, puis la montée de la Chine, on l’étudie moins. Mais la frénésie des années 1980 a véhiculé pas mal de clichés.»
Sa mission: les démolir, ces fameux clichés. «Le Japon, “société harmonieuse”, d’abord, la description que l’on fait du système d’emploi à vie et, entre autres choses, l’appel à la tradition comme explication de phénomènes contemporains, qui en fait sont relativement récents, qui n’ont pas grand-chose à voir avec la transmission de la tradition, qui sont en réalité des constructions historiques relativement nouvelles, qui datent d’après le deuxième conflit mondial », résume-t-il.
Réalisme
Le système d’emploi à vie, ce système particulier aux grandes entreprises, qui assure la sécurité de l’emploi. «On embauche les jeunes à la sortie de l’école, secondaire ou université, on les forme dans l’entreprise et on leur offre d’y rester jusqu’à leur retraite s’ils le désirent. Ils obtiennent de la formation, une possibilité de promotion, un salaire en augmentation avec l’ancienneté, etc. Ce système-là, il est récent, il date de l’après-guerre et on veut nous faire croire que ç’a toujours existé. Ç’a tellement toujours existé qu’il est apparu dans des affrontements extrêmement durs entre syndicats et patronat… Ça, c’est quelque chose qu’il faut souligner aussi: on nous parle toujours d’harmonie… Mais, de l’harmonie, il n’y en a pas eu beaucoup dans les années qui ont suivi la fin de la guerre.»
Dans le petit monde des spécialistes de la société nippone, Bernard Bernier fait donc figure d’épouvantail en mettant de nombreux coups de pied dans la fourmilière. Les recherches critiques, au Japon, ne sont pas légion et les politiciens ont la voie libre pour véhiculer les clichés. Dans les cours de langue japonaise aussi, tout autour du monde, la société nippone est présentée comme uniforme. «Or elle est beaucoup plus variée que cela, assure le récipiendaire du prix Marcel-Vincent. Il y a notamment de fortes disparités régionales. Tokyo n’est pas Osaka du point de vue de la population, de la langue, même. J’essaye de faire en sorte qu’on le sache. Et, petit à petit, on y arrive. Depuis une vingtaine d’années, il y a un mouvement qui insiste sur le multiculturalisme, les minorités, le régionalisme. Mais ça reste encore marginal.»
Contestation
Un mouvement de contestation de la culture dominante de Tokyo s’appuie sur les récents déboires du pays, une crise de laquelle il n’arrive pas à se sortir. Ses points forts: le très haut niveau de scolarisation et sa capacité à accepter le changement technique. Ses faiblesses: la conformité, qui empêche la manifestation de la créativité. «Les entreprises et les gouvernements ont peur de l’indépendance et n’ont donc pas favorisé les études supérieures très avancées de type doctorat. Il manque aujourd’hui de scientifiques très bien formés qui pourraient faire avancer la recherche fondamentale. Certes, le Japon est reconnu dans le monde pour ses créateurs dans les domaines artistiques: cinéma, animation, manga, design, etc. Mais, même si leur poids est très important d’un point de vue économique, ces gens-là sont considérés chez eux comme extérieurs à ce qui est normal. Et, sur le plan de la recherche fondamentale, il manque de personnes pour soutenir la compétition avec les États-Unis et bientôt, certainement, la Chine.»
D’autant que le Japon souffre de la dénatalité. La place des femmes dans la société est une donnée à regarder de très près. «Les gouvernements sont très conservateurs, la plupart des hommes sont conservateurs, explique Bernard Bernier. Leur problème, c’est de trouver une femme prête à s’occuper de leurs parents. Ainsi, les femmes ont du mal à trouver un conjoint “ouvert”, l’âge du mariage recule sans cesse, et il y a très peu d’enfants nés hors mariage.» Un problème d’autant plus grave que le Japon refuse de faire appel à l’immigration. «Pour des raisons qui frisent le racisme… On parle encore de “sang pur”. Environ 1 % seulement de la population est immigrante. Mais il faudra pourtant bien qu’il se décide à ouvrir ses portes s’il veut s’en sortir.» Une vision de la société japonaise située aux antipodes du romantisme et de l’harmonie bien souvent véhiculés.
Collaboratrice du Devoir
Le prix Marcel-Vincent a été créé en 1975 en l’honneur de Marcel Vincent, premier président francophone de Bell Canada. Il couronne les travaux d’une personne oeuvrant en sciences sociales. Il est parrainé par Bell Canada.
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