Bernard Bernier
“Watsuji Tetsurô,
la modernité et la culture japonaise”. [1]
Un article publié dans la revue Anthropologie et Sociétés, vol. 22, no 3, 1998, pp. 35-58. Numéro intitulé : Culture et modernité au Japon. Québec : Département d'anthropologie de l'Université Laval.
- Résumé / Abstract
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- Introduction
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- Position du problème
- L'éthique de Watsuji
- Watsuji et la philosophie occidentale
- Watsuji et la modernité
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- Références
Le philosophe japonais Watsuji Tetsurô fait partie d'un groupe d'intellectuels qui, dans les années 1930, ont remis en question la modernité occidentale. Watsuji a critiqué l'Occident pour son individualisme et pour sa propension à la division de ce qui devrait être uni. Pour freiner l'influence de la modernité occidentale au Japon, il a défini une éthique fondée sur l'insertion des individus dans la société. Ce faisant, il a cependant utilisé les moyens philosophiques de l'Occident, en particulier les concepts de Husserl et de Heidegger. De plus, il a adopté une définition de la nation, vue comme le regroupement le plus englobant, qui s'inspire des définitions occidentales de l'État-nation moderne. Watsuji a donc défini l'anti-modernité dans les termes même de la modernité.
Mots-clés : Bernier, Watsuji, modernité, idéologie, philosophie, Japon
Watsuji Tetsurô, Modernity, and Japanese Culture
Watsuji Tetsurô, a Japanese philosopher, was a member of a loose group of Japanese intellectuals who tried to question the Western idea of modernity in the 1930s. Watsuji criticized the West for its individualism and its tendency to separate what should be united. To counter the influence of Western modernity in Japan, Watsuji defined an ethical system based on the inclusion of individuals in collectivities. In doing to, he made use of Western philosophical means, in particular the concepts devised by Husserl and Heidegger. Moreover, he adopted a definition of the nation as the most inclusive group, a definition that took its inspiration from modern Western ideas of the Nation-State. Watsuji thus defined anti-modernity in the terms of modernity.
Key words : Bernier, Watsuji, modernity, ideology, philosophy, Japan
INTRODUCTION
À première vue, le Japon semble clairement appartenir à la modernité. Pays fortement industrialisé, il possède une économie de marché parmi les plus développées et à la technologie de pointe. En outre, tous les visiteurs de Tokyo ne peuvent manquer de constater le caractère éminemment moderne de la ville. Pourtant, plusieurs auteurs, surtout des Japonais, se refusent à inclure leur pays dans la modernité. Ils affirment en effet que le Japon possède une culture non moderne, prémoderne (Umesao et Tada 1972 : 34-40 et 61-62), ou même qu'il aurait transcendé la modernité (voir entre autres la citation de Nishitani [1990] dans Van Bragt 1994 : 247). Certains affirment que le Japon avait déjà, au XIXe siècle, déconstruit la logique et les métalangages, et possédait donc une des caractéristiques de la postmodernité, avant même de se « moderniser » (Karatani 1989 : 271).
Le sujet de la modernité n'est pas nouveau au Japon, puisque, dans les années 1930-1945, un certain nombre d'auteurs ont remis en question le processus occidental de la modernité et ont voulu développer un modèle spécifique, fondé sur l'expérience japonaise. Ce modèle était conçu pour inspirer toute l'Asie de l'Est et lui permettre de se soustraire à l'impérialisme occidental. Un colloque important tenu à Kyoto en 1942 avait d'ailleurs pour sujet le fait ou la nécessité pour le Japon de « transcender la modernité » (Kawakami 1943 ; dans Najita et Harootunian 1988 : 758-768, Harootunian 1989 ; Sakai 1989, Doak 1994 : 193 et sq. ; Feenberg 1994 ; Minamoto 1994 ; Ivy 1995 ; Morris-Suzuki 1995 : 764). L'idée était de définir un nouvel ordre social et politique, différent de l'ordre rationnelscientifique et impérialiste, caractéristique, selon les participants, de la modernité occidentale. La base de cet ordre devait être l'idée bouddhiste du néant, qui transcende les divisions et l'éthique. Les auteurs qui ont participé à cette conférence étaient favorables à la constitution d'une zone sous influence japonaise en Asie. Mais, de façon extrêmement naïve, ils voulaient que cette zone, à l'inverse des es coloniales occidentales, respecte les particularités de chaque nation, en assurant néanmoins au Japon une place moralement prépondérante, puisqu'il était le seul à avoir assimilé efficacement la science et la technique occidentales sans avoir perdu sa tradition. Les participants voulaient donner une base philosophique à l'expansion japonaise en Asie, ignorant la réalité de la guerre et des pratiques militaires japonaises (l'impérialisme japonais, comme les Chinois et les Coréens peuvent l'attester, n'a pas été plus doux ni respectueux des peuples que l'impérialisme anglais, français ou espagnol) [2].
Un des maîtres à penser de ce colloque était le philosophe Nishida Kitarô. Nishida, féru de philosophie « occidentale » [3], fondateur de ce qu'on a appelé l'École de Kyoto, n'a pas participé à cette conférence et la majorité de ses écrits sont de nature purement philosophique, sans coloration politique particulière. Notons cependant qu'il a produit des écrits qui défendaient le rôle central du Japon dans le monde, à cause de son système impérial supérieur à tout autre (Nishida 1991 [1940], 1941, 1996 [1944]). Nishida pose un problème de taille à l'analyse de la « modernité » japonaise, car il utilise des concepts, des méthodes et l'approche générale de la philosophie occidentale en y incluant des éléments « orientaux », tel le néant comme « réalité » première, plus fondamentale que l'être, ou l'importance du collectif face à l'individuel. Il retient en effet certaines idées de base de la philosophie morale traditionnelle d'obédience confucianiste (l'importance du collectif) ou de l'anti-ontologie bouddhiste (le néant), mais ces idées sont incorporées dans un mode d'exposé (discussion critique de divers auteurs) et dans un vocabulaire qui s'inspirent en grande partie de l'ontologie occidentale (ceux de la philosophie grecque, de la scolastique, de Kant, Hegel et Husserl), qui sont donc inclus dans un discours philosophique fortement inspiré de l'« Occident ». En particulier, l'opposition husserlienne noesis-noema joue dans sa pensée un rôle majeur (Nishida à paraître [1930]). Malgré tous ses emprunts à la philosophie occidentale, et en tout cas dans les années 1930-1945, l'œuvre de Nishida tend vers la critique de la modernité occidentale, de la philosophie rationaliste et de certains des effets de l'influence occidentale au Japon.
Watsuji Tetsurô, dont l'œuvre est analysée dans cet article, partage plusieurs caractéristiques avec Nishida, dont il a par ailleurs subi l'influence, en particulier dans l'utilisation de la notion de néant comme catégorie fondamentale et dans l'acceptation de sa logique paradoxale (voir plus bas). En effet, Watsuji a développé une philosophie éthique dans la lignée de la philosophie occidentale, mais en y incorporant des éléments « orientaux ». Dans son cas, en plus des influences citées dans le cas de Nishida, il s'est inspiré de Kierkegaard, de Nietzsche, de Max Scheler, de Herder, de sociologues comme Durkheim et Simmel, et surtout de Heidegger, dont il a critiqué le point de vue individualiste, mais dont les écrits lui ont beaucoup servi pour préciser sa propre démarche. Watsuji est peut-être encore plus proche des courants contemporains de la philosophie occidentale (et de la pensée occidentale en général) que Nishida. Néanmoins, Watsuji s'est partiellement inspiré de divers systèmes de pensée orientaux, par exemple en empruntant des éléments de la méthode philologique du philosophe protonationaliste Motoori Norinaga (1730-1801), qui lui-même avait réinterprété les mythes d'origine de la lignée impériale présentés en 710 dans le recueil intitulé Kojiki. Il a aussi trouvé inspiration dans les textes de Dôgen (1200-1253), un des initiateurs du bouddhisme zen au Japon, et il a analysé le bouddhisme indien ancien et les écrits de Confucius. Watsuji puise donc son inspiration parmi d'anciens textes japonais et orientaux, mais le langage et le mode général de ses exposés, comme on le verra plus bas, sont décidément dans la lignée des courants de pensée occidentaux.
Comme Nishida, Watsuji a pris parti, mais indirectement, dans le débat sur la supériorité japonaise. Il n'a jamais approuvé l'expansion coloniale japonaise en Asie, mais il a traité du système politique impérial du Japon qu'il considérait comme le meilleur. Comme on le verra plus bas, il a aussi avancé que le point de vue japonais sur les humains permet mieux que le point de vue « occidental » ou « chinois » de saisir le fondement de l'éthique.
Watsuji constitue un cas intéressant pour analyser la question de la modernité japonaise. Par la façon dont il a traité les problèmes philosophiques et par son langage, Watsuji se situe résolument dans la tradition dite occidentale. Mais il s'oppose à plusieurs aspects de la modernité occidentale, et en particulier à ce qu'il considère comme son insistance exagérée sur l'individu. La difficulté est donc de situer Watsuji par rapport à la modernité. Pour ce faire, il faut en premier lieu poser le problème, en s'appuyant sur les considérations présentées en introduction du numéro au sujet de la modernité comme ensemble de représentations. Dans cet esprit, j'examinerai en second lieu les fondements de l'éthique de Watsuji et les influences, surtout occidentales, présentes dans son œuvre. Je conclurai enfin sur la signification des écrits de Watsuji pour l'analyse de la modernité japonaise et de la modernité en général.
POSITION DU PROBLÈME
Plusieurs penseurs japonais, tout comme d'autres plus récemment dans les pays d'Afrique, d'Asie ou même d'Amérique, ont réagi à l'imposition des schèmes occidentaux accompagnant les diverses phases de l'expansion capitaliste en rejetant le contenu de la « modernité », non adaptée à leur situation. Ils ont noté la difficulté de concilier leur propre expérience et leur propre culture avec la définition occidentale de la modernité. Au Japon, les participants au colloque de 1942, « Le point de vue de l'histoire mondiale et le Japon » (Kôsaka et al. 1943) - nous en parlions en note 2 -, ont voulu définir une sorte d'histoire nouvelle, pluraliste, dans laquelle la modernité occidentale ne serait qu'un trajet possible, rejetant par le fait même l'histoire universalisante et évolutionniste de l'Occident (Sakai 1997 : chapitre 5). C'est dans ce contexte que l'on peut situer le débat philosophique « transcender la modernité » mentionné plus haut. Dans l'esprit de plusieurs théoriciens japonais des années 1940, il fallait à tout prix briser le monopole occidental, et le moyen philosophique d'y parvenir était de rejeter la modernité, produit de l'universalisation factice du particularisme occidental, et de proposer un modèle différent, pluraliste, mieux adapté aux pays non occidentaux. Sakai a montré comment le pluralisme, tel que le définissait ce débat, était lui aussi factice : d'une part, le cadre général de la discussion s'inspirait des canons de la modernité à l'occidentale et, d'autre part, le Japon impérial y était proposé comme un modèle « universalisable » au moins aux pays asiatiques. Sur ce point, les théoriciens ne sont pas très clairs : s'agit-il d'un modèle général, applicable à toute l'humanité, ou bien d'un modèle asiatique ou même strictement estasiatique, approprié pour un nombre limité de pays ou de régions ? Autrement dit, les participants partaient de la définition idéal-typique de la modernité élaborée par des penseurs d'Europe de l'Ouest, donc empruntaient leurs représentations, et, tout en les critiquant, ils les employaient de façon similaire pour universaliser le particularisme japonais (Sakai 1997 : chapitres 2 à 5).
On verra plus bas que le point de vue de Watsuji est proche de celui des participants de ce colloque. Notamment parce qu'il ne clarifie pas non plus la portée de l'éthique qu'il définit : ce système éthique est-il universel, applicable partout, car fondé sur ce que sont en réalité les êtres humains, ou n'est-il approprié qu'à l'Asie, ou même qu'au Japon, d'où Watsuji tire les plus importants fondements de son système ? La position de Watsuji, me semble-t-il, penche résolument du côté de l'universalité, bien que Carter interprète son œuvre éthique comme une description de la morale japonaise (1996 : 329). On peut voir chez Carter la même confusion entre particularisme et universalisme que celle que Sakai a décelée dans les écrits de plusieurs intellectuels japonais de cette époque, y compris dans l'œuvre de Watsuji (Sakai 1997 : chapitres 2 à 5). Nous y reviendrons.
Théoriquement, la question est donc la suivante : peut-on définir la modernité de façon concrète de telle sorte que la définition tienne compte à la fois des représentations européennes dominantes de la modernité, des contradictions de la modernité occidentale et des adaptations diverses que cette modernité contradictoire a connues dans les pays non occidentaux ? Peut-on donner une définition qui s'applique à l'ensemble des régions possédant certaines caractéristiques, mais sans que celles-ci ne soient inspirées de l'Occident ou imposées par celui-ci ? Autrement dit, peut-on sortir la notion de modernité du cadre « occidental » de représentations dans lequel elle fut élaborée ? Sinon, si la modernité est inéluctablement liée au cadre occidental de représentations, comment définir ce qui n'est pas dans la modernité sans le rapporter à la modernité, c'est-à-dire sans le nommer non moderne ou prémoderne ? Cette question a tracassé Watsuji et les théoriciens qui ont voulu vaincre la modernité au Japon dans les années 1930. C'est aussi celle que Sakai Naoki (1997) a traitée de façon originale [4].
Mais il y a, dans le cas du Japon, une question encore plus immédiate : le Japon, pays industriel ayant importé des modèles occidentaux dans plusieurs domaines (les structures de l'État, la bureaucratie, l'armée, le colonialisme, le système d'éducation, l'industrie et les finances, diverses théories dans tous les domaines, du libéralisme économique au darwinisme social et à la doctrine sociale de l'Église), a-t-il pu, malgré ces emprunts et ses succès économiques et coloniaux, définir un modèle de société qui soit tellement différent du modèle occidental au point qu'on ne puisse parler de modernité dans le cas du Japon ? Cette question soulève celle de la relation entre le « Japon » et l'« Occident », deux catégories ambiguës depuis le changement de régime de 1868.
Dans cet article, je propose d'examiner cette question à partir de l'éthique de Watsuji, donc du côté des représentations. Il y a évidemment bien d'autres angles sous lesquels on pourrait l'aborder. Mais, d'une part, si la modernité se définit dans le cadre des représentations, il est logique de l'analyser dans ce cadre au sujet du Japon. D'autre part, il me semble que Watsuji constitue un « cas » intéressant, car il a beaucoup emprunté à la philosophie et aux sciences sociales occidentales, tout en affirmant que sa philosophie morale rejetait plusieurs principes éthiques de la modernité occidentale. Il a donc, jusqu'à un certain point, tenté d'utiliser les philosophes occidentaux pour définir un système non occidental et même, sur certains points et à certaines périodes, anti-occidental. C'est ce paradoxe que je veux analyser ici, en fonction de la question de la modernité occidentale et de l'inclusion ou de la non-inclusion du Japon dans cette modernité.
L'ÉTHIQUE DE WATSUJI
Watsuji a exposé son éthique dans les trois tomes d'un ouvrage intitulé Rinrigaku (1937, 1942, 1949), habituellement traduit par le titre « Éthique » ; mais aussi dans d'autres ouvrages sur le même sujet, bien que souvent d'un point de vue plus historique [5]. L'œuvre éthique de Watsuji est donc abondante et il serait présomptueux de prétendre en examiner tous les aspects dans un article. Ce que je ferai ici, c'est, premièrement, donner les principes fondamentaux de l'éthique philosophique de Watsuji (cette section), puis, deuxièmement, de voir comment certains moyens conceptuels de Watsuji s'inspirent fortement de penseurs occidentaux, pour, enfin, traiter de Watsuji face à la modernité.
Watsuji explique les fondements de son système éthique dans l'introduction du premier tome de Rinrigaku (1937 : 11-50) [6]. Le point de départ, c'est le terme ningen, que l'on peut traduire imparfaitement par « être humain ». Selon Watsuji (1937 : 15-22 ; Yamamoto et Carter 1996 : 12-19), ce terme, venant du chinois, peut être opposé à tous ceux qui utilisent les langues occidentales, par exemple « homme » en français. Ningen est composé de deux caractères : le premier signifie « personne », le second signifie « espace », « entre » ; il fait donc référence à la nécessaire interrelation entre les humains. Pour Watsuji, le terme ningen comporte cette idée d'association, de lien entre humains, cet aspect social qu'occultent les termes occidentaux. Le gen de ningen fait référence au monde dans lequel vivent les personnes ; mais, selon Watsuji, à l'inverse du monde dans la philosophie occidentale, qui se réfère en général au monde naturel, au monde matériel, le gen inclut l'idée de communauté humaine. Watsuji critique même les corrections de Löwith à l'ontologie de Heidegger, dans lesquelles Löwith voit le « monde » comme correspondant aussi au monde humain. Il les considère comme insuffisantes, parce qu'elles ne rendent pas complètement compte selon lui du cadre concret de l'existence humaine, qui est à la fois un cadre temporel, spatial et subjectif. Sur ce point, Watsuji a tendance à simplifier l'ensemble de la philosophie dite occidentale, qui a souvent traité du monde en tant que communauté humaine, et la théorie de Heidegger, qui, tout en partant de l'existence (Dascin) individuelle comme être-vers-la-mort, a tenu compte du fait que les humains sont lancés dans un monde déjà constitué en tant que monde social (être-avec-les-autres, communauté, peuples ; voir Heidegger [1927], surtout les sections 46-48 et 383-386).
Pour ce qui concerne la subjectivité, Watsuji affirme que le tout humain, la communauté, qui est constituée de comportements (kôi), et donc fondée sur la préoccupation subjective des humains les uns pour les autres, est elle aussi un sujet.
- Elle implique une interrelation dynamique, qui est une interconnection subjective de comportements. [...] Ces mots [seken, yononaka, qui signifient « dans le monde »] sont utilisés pour indiquer quelque chose comme une entité subjective. [...] Il ne fait aucun doute que seken et yononaka signifient ici société, ou existence commune considérée comme un sujet. [...] Seken, en tant que sujet connaissant et agissant, et même s'il s'agit d'une interrelation d'actions entre les personnes, n'est aussi rien d'autre qu'une communauté comme sujet, c'est-à-dire le sujet en tant qu'existence communautaire, qui transcende les sujets individuels impliqués dans ces actions interreliées.
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- Watsuji 1937 : 21 ; Yamamoto et Carter 1996 : 18
Il y a donc ici affirmation par Watsuji d'une véritable existence communautaire, qui dépasse les individus composant cette communauté [7]. Pour Watsuji, l'anthropologie philosophique occidentale a eu tendance à ignorer le sujet communautaire à cause de l'insistance sur l'individu. Autrement dit, pour lui, les concepts occidentaux se référant aux humains sont définis du point de vue des individus et non d'un point de vue social. Selon lui, il s'agit là d'une abstraction, car l'être humain ne peut se définir que par la conjonction de l'individuel et du communautaire. Il affirme que la pensée orientale peut corriger le penchant individualiste et abstrait de la pensée occidentale en insistant sur la nécessaire interrelation entre les caractères social et individuel des humains, donc sur les humains concrets. Je reviendrai plus loin sur la façon dont Watsuji conçoit plus précisément la relation, centrale dans son éthique, entre individu et société. Notons aussi que Watsuji voit la pensée occidentale comme réductrice, du fait qu'elle se place du point de vue de l'individu face à la nature et aux objets, et qu'elle opère une coupure entre le corps et l'esprit, donnant priorité à ce dernier (on peut voir ici encore une simplification de la pensée occidentale). Watsuji insiste sur le fait que ce sont les relations entre humains qui priment sur les relations aux objets, et que l'être humain concret est à la fois corps et esprit. La double nature de l'humain fonde une approche différente, selon lui, de l'approche philosophique occidentale qui, depuis Descartes, s'appuierait sur la conscience. Watsuji se place clairement du point de vue de la pratique, du comportement, à la fois corporel et spirituel, et qui repose souvent sur des principes implicites et non pas sur la conscience (voir plus bas).
L'insistance de Watsuji sur l'interrelation, sur l'interdépendance des humains, apparaît aussi dans son traitement du mot rinri, que l'on traduit par « éthique » (Watsuji 1937 : 12-15 ; Yamamoto et Carter 1996 : 10-12). Encore une fois, ce mot est composé de deux idéogrammes, l'un (ri), signifiant « raison » ou « principe », l'autre, rin, signifiant un système de relations dans lequel les parties sont déterminées par le tout. Watsuji illustre ce système de relations avec les cinq relations définies comme fondamentales par le confucianisme (parent-enfant, souverainsujet, mari-femme, vieux-jeune et ami-ami), mais il leur donne un aspect plus réciproque, de plus grande mutualité ou interinfluence, notant que quelqu'un ne peut devenir parent que s'il a un enfant. Watsuji traduit aussi cet idéogramme par « entente » (comme dans « bonne entente ») ou « forme », marquant par là qu'il doit y avoir un ordre entre les humains. L'éthique est donc pour lui « l'ordre ou la forme à travers lesquels l'existence communale des êtres humains devient possible » (Watsuji 1937 : 13 ; Yamamoto et Carter 1996 : 11).
Watsuji oppose donc la conception sociale ou communale, présente selon lui dans la tradition japonaise (mais aussi dans la tradition chinoise), à l'individualisme moderne occidental. Les trois tomes de Rinrigaku ont pour but d'expliciter cette opposition à l'aide des penseurs occidentaux, tout en définissant l'éthique en bonne partie contre certaines positions occidentales telles que Watsuji les interprète. Avant d'examiner cette question, deux problèmes importants se posent : l'éthique est-elle un système idéal, ou bien est-ce la forme actuelle des relations humaines ? Quelle est la relation entre individus-sujets et communauté-sujet ?
Watsuji adopte une position paradoxale sur l'éthique comme système idéal ou réel.
- La question se pose de savoir si l'éthique est déjà établie et, si elle l'est, si cela a comme résultat de J'éloigner des questions portant sur ce qui doit être. À cette question, nous pouvons répondre à la fois oui et non. Pour autant qu'un groupe d'amis a établi des relations [...], la « confiance » en tant que lien pratique est déjà au fondement du groupe. Sans cette confiance, il n'y a pas d'amitié. Mais le groupe n'est pas une entité statique, il existe de façon dynamique dans les liens pratiques et à travers eux. Le fait pour des actions d'avoir été accomplies précédemment d'une façon déterminée ne signifie pas qu'il est impossible que des actes ultérieurs s'éloignent de cette façon de faire. En ce sens, on peut dire que l'existence communautaire contient toujours le danger de disparaître à tout moment. [...] Le mode de relations pratiques qui est déjà réalisé sert en même temps de pattern à réaliser. Donc, bien que l'éthique soit déjà dans ce qui est, sans être seulement ce qui doit être, on peut aussi la voir comme ce qui devrait être réalisé sans fin, sans pour autant être simplement une loi de l'être.
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- Watsuji 1937 : 13-14 ; Yamamoto et Carter 1996 : 11-12
Watsuji précise quelque peu sa pensée dans un passage ultérieur (1937 : 36-38 ; Yamamoto et Carter 1996 : 33-35). Il distingue la nécessaire interrelation entre les humains et l'intentionnalité, c'est-à-dire la conscience individuelle selon la phénoménologie. Selon Watsuji, la préoccupation pour l'intentionnalité limite l'analyse éthique à la conscience des valeurs, mais elle ne prend son sens que par rapport à l'interrelation qui est à la base de l'existence humaine. Autrement dit, la conscience des valeurs, qui est vue comme le fondement de l'éthique dans certaines philosophies occidentales (par exemple chez Scheler), est une abstraction quand elle se fonde strictement sur la conscience individuelle. Il faut donc, selon Watsuji, revenir à l'interrelation entre les humains. De ce point de vue, Watsuji note que, avant d'être conscients de quelque chose, les humains donnent déjà un sens implicite à leurs interrelations, ont déjà une connaissance pratique du sens des actions et des pratiques. Autrement dit, il y a déjà dans les actions humaines un sens, qui vient des interrelations, et qui précède la conscience. Ce sens est précisément une émanation, une expression de l'interrelation. Ce sens implicite contient déjà le germe de l'éthique, en ce qu'il manifeste l'interrelation entre humains. Ainsi, le fondement de l'éthique est déjà établi implicitement dans tous les actes humains qui impliquent en eux-mêmes la nécessaire interrelation entre humains. Ce fondement est donc réel. Mais il peut ne pas se réaliser. Autrement dit, l'éthique est à la fois ce qui est et ce qui doit être.
Cette position s'explique par la vision qu'a Watsuji de la relation entre l'individu et la communauté, vision fondée sur la théorie de la double négation inspirée de Nishida. Pour Watsuji, l'humain (ningen), comme on l'a vu, comporte toujours un double aspect : social et individuel. L'individuel s'établit en contradiction avec la communauté, qui est le tout initial dans lequel les personnes se situent. Il s'agit là de la première négation, celle qui permet d'établir l'individu. Mais l'humain ne se limite pas à l'individuel. En effet, par une seconde négation, l'individu se nie lui-même et retourne à la communauté. C'est ce retour qui fonde l'éthique en principe. Autrement dit, l'éthique est fondée sur le mouvement de retour de l'individu à son groupe, retour qui n'est cependant possible que si, dans un premier mouvement, l'individu s'est détaché du groupe. L'éthique suppose donc l'autonomie individuelle de mouvement, la possibilité du choix, mais elle n'existe réellement que lorsque les individus se nient eux-mêmes dans le retour au groupe. L'éthique se fonde sur la nécessaire intégration de l'individu, par choix, par autosacrifice, dans le groupe (que ce soit la famille, le village, le clan ou la nation, tous exemples de groupes cités par Watsuji ; mais comme on le verra, la nation est pour lui le groupe le plus englobant) (Watsuji 1937 : 26-27 ; Yamamoto et Carter 1996 : 22-23).
Dans cette vision, il est clair que le groupe a préséance sur les individus, bien que l'existence d'individus soit essentielle à celle de l'éthique. Sans autonomie individuelle, les humains seraient semblables aux abeilles ou aux fourmis, qui vivent en groupe mais dont le comportement est strictement fondé sur l'instinct. L'autonomie individuelle est donc essentielle, comme premier mouvement, comme première négation, à l'apparition de l'éthique. Mais c'est véritablement le second mouvement, la seconde négation, qui la fonde.
La présence de communautés diverses est la preuve que l'éthique existe déjà, mais cela ne garantit pas la pérennité de la confiance qui les sous-tend. Autrement dit, il n'y a aucune garantie que la communauté va se maintenir. L'éthique comme prescription, comme quelque chose que l'on doit faire, est ce qui permet d'utiliser le passé (la confiance antérieure qui a fondé le groupe) pour définir le comportement présent qui prolongera la confiance dans le futur. L'éthique est donc ce mouvement entre le passé, le présent et l'avenir qui fait que la confiance, à la base du groupe, subsiste par un effort constant. La confiance et la communauté sont donc reconstruites sans fin (c'est le caractère prescriptif de l'éthique) sur la base de la confiance antérieure (c'est le caractère de réalité de l'éthique). On peut donc dire que l'éthique est à la fois ce qui fonde les communautés et ce que doivent accomplir sans fin les individus dans les communautés (voir entre autres Watsuji 1937 : 2e partie, chapitre 5 ; Yamamoto et Carter 1996, chapitre 14).
En tant que mouvement, l'éthique comporte un élément temporel. En fait, c'est cette éthique, propre aux humains, qui fonde la temporalité. Mais cette temporalité est aussi spatialité. Watsuji blâme la philosophie occidentale pour avoir accordé plus de place au temporel qu'au spatial. Il en donne pour exemple l'authenticité chez Heidegger, fondée sur le fait que la mort est ce qui confère sens à la vie en étant toujours présente, en étant toujours dès le départ le terme posé d'avance. L'authenticité est fondée chez Heidegger sur l'appréhension claire de la mort, donc sur une idée claire de la temporalité. Watsuji lui reproche sa vision individualiste et strictement temporelle qui définit l'authenticité par la conscience individuelle de la mort future. Pour Watsuji, cette théorie ignore l'aspect social et la spatialité des humains. Notons encore sur ce point combien il simplifie la spatialité dans la théorie de Heidegger (voir Heidegger 1986 [1927] : sections 22-24).
Par spatialité, Watsuji entend l'espace entre les humains, qui fonde la communauté (Watsuji 1937 : 21 partie, chapitre 2 ; Yamamoto et Carter 1996 : chapitre 9). Cet espace est à la fois abstrait et général, d'une part, puisque c'est l'interrelation, toujours située spatialement, qui fonde la communauté, et, concret et particulier, d'autre part, puisque chaque communauté se situe en un lieu précis. Notons que c'est par référence à cet espace concret que Watsuji a défini sa théorie du climat, le climat étant l'ensemble naturel/culturel propre à un groupe, lequel vit dans un lieu et à une époque précise (Watsuji 1935a). Cette théorie, qui tombe quelquefois dans le déterminisme géographique, comporte aussi l'idée d'interinfluence entre le naturel et le culturel qu'Augustin Berque a tenté de généraliser comme modèle de la géographie grâce aux termes de « médiance » et de « trajectivité » (voir son article dans ce numéro et Berque 1986).
Pour ce qui concerne la spatialité et la temporalité, il faut opérer une distinction entre le principe et son application. Dans le cas de la spatialité, la nécessaire insertion des humains dans des interrelations, par définition situées, se distingue de l'insertion concrète des communautés humaines dans des lieux précis. De même au sujet de l'éthique : elle repose, on l'a vu, sur le double mouvement de négation qui fonde l'individu, puis la communauté par l'autonégation de l'individu. Ce principe s'est actualisé historiquement dans toutes sortes de morales (dôtoku) particulières : la morale religieuse du judaïsme et du christianisme, la morale clanique des sociétés primitives, la morale cosmique du confucianisme, etc. Selon Watsuji, toutes ces manifestations particulières ne peuvent se comprendre que par rapport au principe général de la double négation, c'est-à-dire par rapport aux exigences des communautés. La morale religieuse du judaïsme s'explique par le maintien de la tribu face aux étrangers, la morale chrétienne est fondée sur le maintien de l'Église, la morale clanique sur le maintien du clan, etc. Dans tous ces cas, que l'on voie le principe de la morale dans la divinité unique, dans le cosmos, dans les forces naturelles ou dans des esprits, le fondement réel est la communauté [8]. La morale est donc la manifestation concrète (et forcément imparfaite, parce qu'ignorant son fondement réel), c'est-à-dire située géographiquement et historiquement, du principe fondamental de l'éthique.
Ce qui est intéressant ici, c'est que, selon Watsuji, ce principe est plus clair pour les Japonais que pour les autres. En effet, il considère la morale japonaise comme fondée non pas sur une divinité unique, ni sur le cosmos, ni sur des forces naturelles, mais sur la communauté (surtout la famille). Les Japonais ont donc un avantage par rapport aux autres, et surtout, philosophiquement, par rapport aux Occidentaux, comme il le montre au sujet de la culpabilité (Watsuji 1937 : 314 ; Yamamoto et Carter : 297). Watsuji dit qu'en Occident, la culpabilité est pensée surtout comme une question de volonté individuelle et de faute envers Dieu. Même lorsque Dieu est éliminé du raisonnement, comme chez Heidegger, la faute demeure individuelle et orientée vers soi-même (par exemple, la dette [Schuld], chez Heidegger, est vue comme un manque fondé sur le rien, qui est au fond la mort individuelle). Watsuji affirme donc que les Occidentaux ont du mal à percevoir le fondement de la culpabilité, lequel se trouve dans la trahison envers la communauté : la vraie faute, celle qui ne peut que générer la culpabilité, c'est la destruction de la confiance, essentielle à la vie communautaire. Citons Watsuji :
- En tant que Dieu jaloux, Yahweh défendait aux Juifs de vénérer toute autre divinité que Lui. En tant que commandement de dévotion à la tribu juive dans son ensemble, cette interdiction les empêchait de trahir la solidarité tribale. Le fait de concevoir cette interdiction comme un commandement de Dieu est le résultat d'une expression religieuse fondée sur une croyance tribale et porte la marque particulièrement remarquable d'un primitivisme du désert. Par conséquent, le Schuld (dette) qui en dérive, c'est-à-dire la conscience de la culpabilité, est en réalité la conscience de la trahison.
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- Quoi qu'il en soit, ce fait, bien qu'évident pour nous Japonais, n'est pas nécessairement évident pour les Européens. Ces derniers tentent de le comprendre en tant que révolte contre Dieu et ses lois, dans les termes de la conscience et de la volonté individuelles, au lieu de le comprendre comme trahison de la relation de confiance entre humains.
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- Watsuji 1937 : 314 ; Yamamoto et Carter 1996 : 297
Ce passage laisse entendre que les Japonais ont plus de facilité à comprendre les fondements réels de l'éthique que quiconque, et surtout que les Occidentaux ; autrement dit, leur moralité historiquement et géographiquement située est plus proche des principes universels de l'éthique. C'est ce genre d'affirmation qui crée une certaine confusion dans l'interprétation du projet global de Watsuji. Cette confusion apparaît dans le passage mentionné plus haut, qui provient d'une traduction de Robert E. Carter. Celui-ci (Carter 1996 : 328-329) affirme en effet que Watsuji, dans Rinrigaku, a tenté de cristalliser les fondements de l'éthique japonaise. Il dit aussi que « l'étude de Watsuji rend évidente, avec un grand degré de succès, la façon dont les Japonais en sont venus à concevoir les modes de relations dans leur vie quotidienne ». Il est bien clair, en lisant Rinrigaku, que Watsuji a tenté de donner le principe fondamental de toute éthique et non pas de décrire la morale japonaise. Il est donc erroné de voir dans ce livre une description ethnographique de la vision japonaise de la vie [9].
Cependant, on ne peut nier que la vision de Watsuji a été influencée par la conception prédominante (depuis la période Edo, 1600-1867) de la morale au Japon, inspirée de certains principes du confucianisme, et par certains courants de la pensée philosophique et politique de son temps. Watsuji, à diverses reprises, emploie les mots makoto (sincérité) (1937 : 272-278), seijitsu (sincérité - terme d'origine chinoise) (ibid. : 272), sumanai (ne pas avoir d'excuse pour...) (ibid. : 295-296), etc., pour illustrer comment le fondement de la morale se dévoile particulièrement clairement au Japon. Il utilise le particularisme japonais - issu des représentations qui proviennent de courants philosophiques de la période Edo (surtout le courant dit du kokugaku) et des impératifs politiques de la période Meiji (1868-1912) - comme base d'un principe universel, ignorant de cette façon la distinction fondamentale entre principe universel et manifestation particulière (Sakai 1989 et 1997, chapitre 5 ; Feenberg 1994 : 153-154 ; notons avec ces auteurs que les philosophes occidentaux ont aussi tendance à prendre l'expérience « occidentale », donc particulière, comme fondement de principes universels). Mais la définition de principes dits fondamentaux, qui applique l'abstraction de la philosophie occidentale à certains principes moraux et idées politiques prévalant au Japon, n'en fait pas une description d'une morale géographiquement située. On peut avancer, comme Berque sur la base de Fûdo et comme je le ferai plus bas sur la base de Rinrigaku, que Watsuji sacrifie fondamentalement l'individu au groupe, conformément à certaines idées morales de son temps. Autrement dit, on peut trouver dans son exposé des influences morales japonaises qu'il pose en termes abstraits et qu'il généralise à toute morale (ou plutôt à l'éthique comme fondement de toute morale), mais on ne peut concevoir son livre comme une description ethnographique des fondements de la morale japonaise. Le projet de Watsuji est beaucoup plus ambitieux : dans la lignée de plusieurs tentatives philosophiques occidentales, comme celles de Hegel et de Heidegger en ontologie, il a voulu établir les bases fondamentales et universelles de l'éthique. Son projet se comprend donc dans les termes de la philosophie occidentale, surtout dans ses formes modernes, ce que nous allons examiner maintenant.
Watsuji et la philosophie occidentale
Les sources de Watsuji dans Rinrigaku sont en majorité occidentales. Citons quelques auteurs qu'il analyse dans cet ouvrage : Aristote, saint Augustin, Bergson, Brentano, Cohen, Descartes, Dilthey, Durkheim, Fichte, Hartmann, Hegel, Heidegger, Herder, Hobbes, Hume, Husserl, Kant, Kierkegaard, Löwith, Marty, Marx, Newton, Nietzsche, Scheler, Simmel, Socrate dans les textes de Platon, Spinoza, Tarde, Taylor, Von Wiese. Plusieurs autres sont mentionnés rapidement. Les sources orientales puisent chez Confucius, Gotama Bouddha, Mo Tse et Tejima et, chez les modernes, elles proviennent d'écrivains et philosophes comme Shimazaki et Yoshida. Les auteurs qui ont écrit des essais introductifs ou des postfaces pour l'ouvrage traduit relèvent aussi l'influence de Yanagida, Motoori, Nagârjuna, Dôgen, Nishida, Nitobe, Natsume Sôseki [10] et quelques autres. À la lecture de l'ouvrage, il est bien clair que Watsuji a essayé de se situer par rapport à la philosophie occidentale. Son objectif, qui est de trouver le fondement universel de l'éthique, s'apparente aux tentatives de plusieurs philosophes occidentaux à diverses époques ; et son approche, qui scrute les œuvres anciennes pour en tirer une connaissance nouvelle et plus complète, est aussi beaucoup plus proche de la philosophie occidentale que de la pensée orientale. On peut donc dire que l'œuvre de Watsuji, tout comme celle de Nishida, s'inscrit dans le courant de la pensée occidentale, mais en y introduisant des éléments nouveaux, inspirés de la tradition et de la pensée orientale. Examinons maintenant les concepts de Watsuji afin d'y déceler les influences occidentales.
Plusieurs des concepts de Watsuji sont d'origine occidentale. On n'a qu'à citer le couple noesis/noema (la connaissance en tant que telle et la connaissance en tant qu'elle porte sur un objet), emprunté à Husserl, qui est utilisé tout au long de l'ouvrage comme si le sens de ces mots était évident (notons que Nishida Kitarô avait fréquemment utilisé ces deux termes dans ses écrits, ce qui veut dire que leur sens était déjà familier aux cercles philosophiques japonais).
Il faut mentionner aussi l'idée de négation, empruntée directement à Hegel, mais aussi par le biais de Nishida. Il est peut-être bon d'examiner plus en détail l'utilisation du néant chez Watsuji pour comprendre comment les traditions philosophiques de l'Occident et du bouddhisme sont combinées pour produire une philosophie originale. Chez Nishida, la négation mène ultimement au néant, lieu le plus fondamental, dans lequel toute chose se situe. Le néant, dans ce sens, est plus fondamental que l'être, puisqu'il est le lieu de l'être, en l'englobant. Watsuji emprunte cette idée de néant et l'applique à l'analyse de la double négation. La double négation de la communauté, puis de l'individu, entraîne l'appréhension de l'espace entre humains comme fondamental, mais cet espace en tant que tel est un rien, le néant. Le néant ici, comme chez Nishida, est positif, il n'a pas cette aura de négativité, de mort, que l'on trouve par exemple chez Heidegger (1986 [1927]). Le néant est le lieu ultime, là où tout se produit et où tout retourne, mais Watsuji ne lui confère pas une signification religieuse, alors que Nishida J'assimile à Dieu (La Fleur 1978 : 239 ; Carter 1996 : 342 et sq.).
La double négativité a une autre implication : l'existence sociale et individuelle de l'humain et la double contradiction entraînent la coexistence de choses contradictoires, en dépit du principe d'exclusion d'Aristote. Watsuji étend son principe de non-exclusion à d'autres aspects de son raisonnement. Par exemple, lorsqu'il discute de la spatialité, de l'extériorité et de la subjectivité des humains, il en arrive à ceci :
- Je suis convaincu que l'on peut clarifier la structure de l'existence humaine en faisant seulement appel à cette relation mutuelle de spatialité et temporalité. L'opposition entre le soi et l'autre ne peut pas être conçue si l'on ne tient pas compte de sujets s'opposant spatialement les uns aux autres. Par ailleurs, cette opposition entre soi et autre n'est possible qu'à travers la disjonction du sujet, qui devient deux temporellement. Seulement ce qui a déjà été un peut s'opposer à soi-même de telle sorte que l'opposition entre soi et autre peut se produire. N'est divisé entre soi et autre que ce qui peut devenir un. Dans ce cas, alors, la base qui suscite l'opposition entre soi et autre est une totalité spatiale qui sert de fondement à l'opposition spatiale, et c'est aussi une totalité possible qui permet au soi et à l'autre de se développer de manière à revenir à l'un. Par conséquent, il n'y a pas seulement une totalité purement statique ni purement dynamique. La totalité est statique et en même temps dynamique et, inversement, dynamique et en même temps statique. C'est aussi quelque chose de possible et, en même temps, quelque chose qui existe présentement. Cette totalité est, dans son fondement, le vide subjectif.
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- Watsuji 1937 : 235-236 ; Yamamoto et Carter 1996 : 224
- D'autre part, la vraie caractéristique de la temporalité est la spatialité. Le sujet revient à lui-même à travers l'opposition entre soi-même et l'autre, au moment où il réalise son authenticité à travers son autonégation. Cette réalisation est possible parce que le sujet demeure lui-même dans sa négation [...]. Le sujet, quoiqu'il se tienne en opposition entre soi et l'autre, est néanmoins non duel. Ici, l'identité et la différence sont en harmonie, comme division et indivision.
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- Cette structure dialectique est ce que nous appelons spatialité. La temporalité est une manifestation dynamique de cette structure. Alors, on peut dire que la véritable caractéristique de la temporalité est la spatialité. Ce qui est conçu comme une phase dans laquelle la temporalité « sort d'elle-même » résulte du fait que les sujets sont en extériorité mutuelle dans laquelle l'identité et la différence sont immédiatement mises en harmonie. Seule cette extériorité mutuelle établit la structure dynamique dans laquelle le sujet revient à lui-même en se présentant vers l'autre.
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- Watsuji 1937 : 245 ; Yamamoto et Carter 1996 : 233
Ce que cela signifie, c'est que seule la division entre soi et autre permet l'union, que seule la division permet l'indivision, et que seuls des sujets qui s'extériorisent les uns par rapport aux autres peuvent s'unir, même si l'union est déjà donnée au départ. Cela implique aussi que la spatialité et la temporalité, tout en étant différentes, sont en fait semblables. Cela veut dire enfin que la totalité qui englobe les humains est à la fois réelle et virtuelle. Il s'agit là d'une sorte de logique paradoxale, que Nishida a aussi développée, et qui reconnaît l'existence et l'union mutuelles des contraires en même temps qu'ils continuent d'exister comme tels et de se nier eux-mêmes.
Ce type de raisonnement rejoint quelque peu les nouvelles formes de logique que les sciences physiques ont été obligées de définir pour rendre compte des mesures qu'elles effectuaient sur divers objets construits, formes qui s'imposent de plus en plus en sciences sociales (voir, entre autres, Adam 1995). Mais Watsuji n'a pas emprunté cette logique à la science. Il l'a construite, en utilisant la pensée de Nagârjuna et de Nishida, contre la logique mécanique de Descartes et de Newton, laquelle était en train de disparaître du raisonnement scientifique au moment où Watsuji écrivait, mais était encore, hors des milieux scientifiques, considérée comme dominante en science. Watsuji est également proche des penseurs modernes lorsqu'il insiste sur la pratique et sur le jugement implicite dans la pratique. Il adresse à la philosophie sociale occidentale un reproche qui ressemble beaucoup à celui que Bourdieu destinait à Lévi-Strauss (Bourdieu 1980 : 62-69), à savoir de prendre pour des réalités les catégories construites par le raisonnement (et cela, dans le langage de la noema ; Watsuji 1937 : 165 ; Yamamoto et Carter 1996 : 158).
L'idée d'une construction constante, d'un mouvement constant par lequel l'éthique se manifeste, avoisine elle aussi certains aspects de la phénoménologie occidentale (d'ailleurs, on peut sans doute trouver des antécédents chez Nagârjuna et dans le taoïsme). L'importance du social comme base de l'éthique doit beaucoup a Durkheim, pour qui le sentiment religieux repose sur la valorisation de la communauté transmutée inconsciemment en objet sacré. Par ailleurs, le point de vue de Watsuji est anthropocentrique à sa manière, notamment quand il affirme, suivant Heidegger, que « l'existence humaine est plus fondamentale que la vie de n'importe quel être vivant » (Watsuji 1937 : 234 ; Yamamoto et Carter : 220). Il dit aussi que « l'être subjectif qui surgit de l'unité des contradictions [l'humain] est plus fondamental que la situation dans laquelle "Je trouve des choses à l'extérieur" »(citation de Heidegger) (ibid.). Autrement dit, Watsuji se distancie de la position traditionnelle confucianiste ou bouddhiste dans laquelle le monde humain est partie du cosmos (notons toutefois que le confucianisme, dans sa morale, confère priorité à l'ordonnancement du monde humain sur l'inclusion dans le cosmos).
La position philosophique de Watsuji s'inspire sans doute partiellement du shintô et du zen, qui tous deux donnent priorité au monde d'ici par rapport au monde surnaturel : le shintô, en situant l'humain dans un ordre englobant l'humain, le naturel et le monde des esprits - le zen - en visant la transcendance à travers une expérience individuelle unique. Mais sa position puise également dans la vision de plus en plus séculière de la philosophie occidentale. Watsuji ne va cependant pas jusqu'à l'utilitarisme occidental. Selon lui, ce sont les humains qui donnent sens au monde, mais les humains ne se situent pas hors de la nature et la nature n'est pas qu'un instrument à utiliser pour le bonheur des humains. Watsuji considère d'ailleurs la notion de bonheur comme inutile pour la morale parce qu'elle est centrée sur l'individu (Watsuji 1937 : 311 ; Yamamoto et Carter 1996 : 294).
La notion centrale de l'éthique est la confiance et il faut tout faire pour la protéger, y compris préserver le milieu qui penne aux humains de vivre (mais cet élément n'est qu'implicite dans la pensée de Watsuji ; il est cependant développé par Berque [1996] et dans ce numéro). L'importance accordée à la confiance est liée au rejet de l'approche occidentale telle que Watsuji la conçoit, c'est-à-dire centrée sur la conscience individuelle, du moins depuis Descartes. Watsuji recourt ici aux traditions orientales pour insister sur la collectivité et sur les interrelations. Sur ce point, il réinterprète la mort dans un sens très différent de celui de Heidegger : la mort, pour Heidegger, est la fin de l'individu ; pour Watsuji, elle n'est qu'un épisode dans la continuité collective (Watsuji 1935a : 2, Watsuji 1937 : 236-239 ; Yamamoto et Carter 1996 : 224-227).
- L'historicité est la structure de l'existence sociale. Ici, le double caractère de finitude et d'infini de l'être humain apparaît clairement. Les humains meurent, les liens entre humains se modifient, mais tout en changeant et en mourant sans fin, les humains vivent et le lien entre humains se maintient. Ce qui, du point de vue individuel, est « être vers la mort », est être vers la vie du point de vue de la société.
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C'est cette vision sociale de l'humain, opposée au point de vue individuel qui domine chez Heidegger [12] (sans que le social en soit pour autant absent), qui donne à la philosophie de Watsuji une coloration optimiste, qui tranche fortement avec le pessimisme de la philosophie heideggerienne. Rappelons toutefois que Watsuji a défini l'éthique comme l'autosacrifice de l'individu pour le groupe, donc comme l'autonégation de l'individu pour se fondre dans le groupe, ce qui, du point de vue de la philosophie politique, amène Watsuji à des positions qui sont, paradoxalement, assez semblables à celles de Heidegger : en effet, tous deux abandonnent le jugement individuel pour le subsumer sous les mouvements nationaux qui, a leur avis, sont fondés sur la véritable essence nationale (Bernier 1996).
Malgré cet élément, qui mérite une critique serrée, la philosophie de Watsuji nous force à réfléchir sur le lien entre éthique et réalité sociale et entre individu et société. Nous nous retrouvons donc avec une œuvre paradoxale, souvent en avance sur les préoccupations de l'époque, tentant de développer une logique qui rompt avec le mécanisme, trouvant ses inspirations autant dans la philosophie occidentale que dans le bouddhisme. Comment concevoir cette œuvre dans le contexte de la modernité ?
WATSUJI ET LA MODERNITÉ
Bien que Watsuji ait tenté de démonter et de discréditer la modernité occidentale, on ne peut comprendre son oeuvre sans s'y référer. De fait, ce travail est un bon exemple de réflexivité, telle que Giddens la décrit (1990). D'un certain point de vue, l'œuvre de Watsuji, tout comme celle de Nishida [13], s'établit en opposition avec son contenu. Dans la perspective de la double négation individu/ groupe abordée plus haut, il est clair en effet que son œuvre est celle d'un individu, qui a signé ses écrits, et non pas celle d'une famille, ni d'un village, ni même du Japon en tant qu'unité, contrairement à ce que pensent ceux qui voient dans ses écrits une description de la morale japonaise. C'est l'œuvre d'un homme qui a eu sa vie individuelle, qui a mené une brillante carrière universitaire, qui a connu la gloire, qui a voyagé, et ainsi de suite. L'œuvre de Watsuji constitue en fait la meilleure preuve de la partialité de certaines affirmations contenues dans Rinrigaku, car elle constitue une négation pratique de la double négation, du moins dans ce qu'elle a de plus extrême, c'est-à-dire dans cette défense absolue de l'autosacrifice.
Par ailleurs, ce travail aurait été impossible sans la pensée effervescente d'un milieu influencé par l'Occident entre 1918 et 1960. L'œuvre de Watsuji émane d'un auteur que l'on peut appeler cosmopolite en ce qu'elle tient compte de nombreux courants de pensée internationaux. Le mode même de l'écriture, encore plus que pour Nishida, a clairement subi l'influence de l'Occident.
Watsuji n'en est pas moins demeuré très proche des préoccupations des milieux intellectuels japonais de son temps. Autrement dit, malgré les influences occidentales, l'œuvre de Watsuji est aussi marquée par divers courants de pensée orientaux. Son originalité est d'avoir, probablement mieux que quiconque, même Nishida, combiné les influences orientales et occidentales pour produire une oeuvre sans précédent, dont certains auteurs contemporains pensent qu'elle peut encore servir pour l'analyse des sociétés modernes. C'est le cas de Berque, qui, tout en le critiquant, s'est inspiré de Watsuji pour définir sa théorie de la médiance (Berque 1986, 1996). Je pense aussi que non seulement la philosophie occidentale mais les sciences sociales actuelles pourraient profiter d'une réflexion sur Watsuji. Des points comme le rejet de la logique de l'exclusion, l'importance de la pratique et de l'implicite, la construction constante de la base de la solidarité, l'interrelation entre spatialité et temporalité, et surtout l'insistance sur le double caractère social et individuel des humains me semblent constituer des éléments essentiels à la construction des sciences sociales actuelles. Autrement dit, Watsuji est « moderne » non seulement dans la façon dont il a conçu la pensée éthique, mais aussi dans les problèmes qu'il a traités.
Au sujet de la modernité japonaise, le travail de Watsuji peut nous donner quelques indications. Évidemment, une telle question exige un examen plus détaillé, mais tenons-nous en pour le moment à Watsuji. Il est bien clair que son oeuvre n'aurait pas été possible sans les influences occidentales qui ont touché le Japon à partir du XIXe siècle. Watsuji est le produit d'un système hybride, comprenant des théories et des institutions inspirées de l'Occident (en particulier le système d'éducation, bien que son contenu comprît des réinterprétations des mythes d'origine de l'empereur et une doctrine morale tirée du confucianisme), mais aussi en concurrence avec l’Occident et opposées à l'expansion économique, politique et idéologique occidentale. L'œuvre de Watsuji est impensable sans le stimulus initial qu'a constitué l'expansion coloniale. Impensable parce que de multiples auteurs seraient demeurés inconnus au Japon sans cela et les œuvres auxquelles Watsuji s'est opposé n'auraient pas vu le jour, mais aussi parce que le mode même de son exposé est d'inspiration occidentale. Il est vrai qu'il fait appel à des auteurs japonais, comme on l'a vu plus haut. Entre autres, l'influence de la méthode philologique de Motoori Norinaga est essentielle à son travail. Mais Norinaga lui-même avait subi l'influence de l'Occident et avait voulu en contester la primauté intellectuelle. Ce qui ressort de Rinrigaku, c'est que l'opposition de Watsuji aux prétentions occidentales à l'universalité a été construite de façon extrêmement subtile, souvent (mais pas toujours) sans acrimonie, sur le terrain de la philosophie et de l'argumentation logique, là où il est le plus efficace. Il n'a généralement pas exprimé l'agressivité, l'autosatisfaction ni le triomphalisme de certains participants aux discussions de 1942 sur « Le point de vue de l'histoire mondiale et le Japon » (Kôsaka et al. 1943 ; Sakai 1989 et 1997 ; Horio 1994 ; Mori 1994).
Watsuji a quelquefois débordé du terrain de l'argumentation logique, notamment au sujet de la communauté. On a vu qu'il a eu tendance à insister sur la deuxième négation constituant l'humain (l'autonégation de l'individu) comme noyau de l'éthique. Ce point de vue l'a amené à défendre des positions éthiques et politiques de sa « communauté », sans discussion. Remarquons toutefois que Watsuji a discuté de positions politiques qu'il jugeait exagérées, surtout sur le terrain de l'éthique, comme lorsqu'il a critiqué l'école de la morale nationale, à laquelle il reprochait de simplifier les relations communautaires en fusionnant la piété filiale et la loyauté au souverain [14]. Mais, en fin de compte, il a épousé les positions de l'État japonais de son temps en s'appuyant sur sa théorie des communautés.
Pour Watsuji, la nation est la communauté la plus englobante. Il y a deux types de nations : la nation comme communauté culturelle et la nation comme État ou communauté territoriale. La première est fondée sur la descendance (donc sur un mécanisme semblable à celui qui assure la permanence de la famille) et sur une culture nationale partagée, alors que la seconde dépend de l'existence d'un appareil étatique qui, du fait de la délimitation des frontières, crée une nation qui, au départ, n'a pas de base culturelle unique. Le Japon, pour Watsuji, fait partie des communautés culturelles, des « communautés fondées sur un lien émotif » (1935a : 149), alors que les pays occidentaux sont de nature étatique ou territoriale (Watsuji 1942 : 6e section)- Ce qui fait du Japon une communauté culturelle et émotive, en plus de la descendance et de la culture (nourriture, habillement, habitat, mais aussi une « mentalité » particulière, venant du climat, que Watsuji a décrite comme étant faite de sensibilité, de réceptivité, de persistance et de « soumission active » à la nature [Watsuji 1935a : 136]), ce sont les symboles qui unissent la nation, et en particulier la révérence envers l'empereur (sonnô shisô ; voir Watsuji 1943 et 1948). Pour lui, la nation japonaise est fondée sur une communauté de religion, une religion particulière centrée sur la lignée impériale. Le fondement de l'unité de la nation japonaise, qui la distingue d'autres nations, c'est le fait que l'unité politique est en même temps unité religieuse - ce dont le terme ancien matsurigoto, signifiant à la fois « gouvernement »et « rituels », témoigne clairement (1935a : 149-150 ; 1948 : 343 et sq.). Dans ce système, « l'empereur est comme le pape, une représentation du tout, mais, et cela le distingue du pape, il est aussi le monarque » (1935a : 150). L'esprit de vénération envers l'empereur fonde l'unité de la nation, unité qui est elle-même la source des valeurs morales du Japon.
Watsuji reconnaît que, historiquement, l'unité de la nation japonaise s'est façonnée partiellement lors de conflits, de guerres, ce qui implique la passion. Mais il affirme qu'elle procède aussi d'un principe interne, à savoir l'amour de la déesse Amaterasu-o-mikami (l'ancêtre mythique de la famille impériale selon les légendes du VIIIe siècle) (ibid. : 150). Au sujet de la guerre, Watsuji pense, en dépit des données historiques, qu'elle ne fut pas une guerre civile mais bien une lutte de constitution de la nation japonaise. Il ne s'agissait pas d'une guerre de conquête (encore une fois, les incursions en Corée au XVIe siècle et l'expansion en Asie à partir de la fin du XIXe siècle semblent contredire Watsuji), ce n'était donc pas une guerre « égoïste » (ibid. : 150-151). Cela soulignerait, selon lui, un autre aspect de la mentalité japonaise, l'absence d'égoïsme. Il précise aussi que les Japonais ont toujours fait preuve d'humanité envers leurs ennemis, que « ce n'est pas japonais que de détester complètement son ennemi » (ibid. : 151).
Watsuji voit l'origine de la mentalité et de l'unité du Japon dans la période dite des tumulis, une période allant du IIIe au VIe siècle de notre ère. Évidemment, Watsuji admet qu'il y a eu des changements depuis cette époque, mais il pense que les croyances originales ne se sont pas perdues, que l'unité du politique et du religieux, dans l'esprit de vénération à l'empereur, s'est maintenue (ibid. : 152-153).
Dans ces passages, Watsuji épouse les positions des ultra-nationalistes des années 1930. Il justifie ce choix par l'éthique de l'auto-sacrifice de l'individu pour son groupe. C'est sur cette base que Watsuji, comme d'autres philosophes japonais, ont rejeté la modernité. Ce qui est intéressant, c'est que Watsuji et les autres ont défini leur position en référence constante à la modernité et à la pensée moderne occidentales. Ils ont adopté le langage de la philosophie occidentale, tout en conservant des éléments de la pensée japonaise ancienne, qu'ils ont présentés comme étant tout à fait distinctifs et surtout comme supérieurs a ce qui venait de l'Occident. Mais leur œuvre même est incompréhensible sans référence à la pensée occidentale, dans ses variantes scientifiques autant que philosophiques. L'idée même de présenter leur oeuvre comme ils l'ont fait doit beaucoup plus à la philosophie occidentale qu'aux courants doctrinaux orientaux où ils ont puisé. En outre, comme Sakai l'a démontré (1997 : 109 et sq.), l'idée de nation, définie dans le cas japonais par la culture, apparaît dans les écrits de Watsuji comme imitée des définitions occidentales, et surtout allemandes, de la nation. Enfin, le principe de base des œuvres de Watsuji et Nishida - la recherche rationnelle et critique de ce qui est fondamental, universel, applicable à tous les cas - s'inspire de la philosophie occidentale, forme de pensée dont l'objet est au premier chef la compréhension du monde (donc une forme de réflexivité).
On a vu qu'il y avait un problème dans leur œuvre, le problème de la réduction de l'universel à une forme de particularisme (la « réalité » japonaise ou orientale telle que ces auteurs la concevaient). Mais ne trouverait-on pas la même tendance à la réduction chez les philosophes occidentaux, si on les interprétait à partir du point de vue japonais (ou chinois ou indien ou africain) ? Le réexamen de la philosophie occidentale s'impose donc, non seulement pour reformuler une philosophie plus adéquate ou moins ethnocentrique, mais aussi pour aider à définir plus clairement les fondements (encore souvent implicites) des sciences sociales occidentales et à développer des fondements épistémologiques mieux étayés.
En conclusion, reconnaissons que l'œuvre de Watsuji, tout comme celles de Nishida, Kuki et bien d'autres philosophes japonais, ne peut se comprendre sans une bonne connaissance de la philosophie occidentale dont ils se sont inspires. Cela n'en fait pas pour autant des philosophes purement « occidentaux ». Autrement dit, ces auteurs sont demeurés « japonais », leur expérience de vie au Japon dans ces années turbulentes a forcément coloré leur vision. Cette vision leur a permis d'amorcer une critique radicale, mais pas toujours solide, de la mouvance politique et philosophique occidentale. On peut dire, d'un certain point de vue, que ces œuvres « transcendent la modernité » occidentale, surtout dans sa définition univoque, et élaborent, imparfaitement, certains des paramètres d'une modernité plus décentrée, plus syncrétique, plus hybride. Ce qui fait leur intérêt, malgré les lacunes qui ont été soulignées dans le cas de Watsuji, c'est justement leur point de vue critique sur des postulats philosophiques souvent tenus pour acquis en Occident : le point de vue individuel, l'insistance sur l'être (les essences) et non sur la pratique, la primauté de la conscience, etc. Ce point de vue critique ne doit pas être rejeté sous prétexte que les positions politiques de Watsuji (et des autres) sont éminemment discutables. Watsuji, après tout, n'a pas défendu activement l'intervention en Chine, comme d'autres l'ont fait, dont Kôsaka. Il y a donc certains enseignements à tirer de cette oeuvre, « moderne » dans la majorité de ses manifestations, mais aussi hybride, syncrétique, imparfaite, qui peut nous aider, souvent en nous y opposant, à préciser notre pensée actuelle sur plusieurs problèmes d'éthique et d'analyse des sociétés.
RÉFÉRENCES
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[1] La recherche pour cet article a été effectuée dans le cadre d'un projet de recherche financé par le Conseil de recherche en sciences humaines du Canada de 1994 à 1997. Je tiens à remercier cet organisme pour le soutien financier qu'il m'a accordé de façon soutenue depuis 1986. Je remercie aussi les étudiants qui ont participé à cette recherche : Alain Côté, Joane Delage, et surtout Jacynthe Tremblay (voir Tremblay 1994 et 1996), dont la thèse de doctorat en philosophie porte sur l'œuvre de Nishida Kitarô. Les éléments de la théorie de ce philosophe mentionnés dans cet article viennent en majeure partie de sa recherche.
[2] Ce colloque a cependant l'allure d'une discussion scolaire comparée à certaines affirmations particulièrement offensantes présentées au cours de discussions, en grande partie philosophiques, intitulées « Le point de vue de l'histoire mondiale et le Japon », auxquelles ont participé certains auteurs du colloque, et publiées par la revue Chûô kôron en 1941 et 1942 (Kôsaka et al. 1943). Dans ces discussions, la guerre que le Japon a entreprise contre la Chine en 1937 est présentée par Kôsaka Masaaki comme une guerre entre deux moralités, la moralité japonaise supérieure devant l'emporter (ibid. : 136 ; voir citation du colloque et commentaires dans Sakai [1989 : 110 et sq.] et Sakai [1997 : chapitre 5]). Les participants à ces différentes rencontres ont été attaqués après 1945 pour avoir justifié l'expansion japonaise en Asie, bien que cette attaque soit fortement rejetée par plusieurs auteurs japonais contemporains ; voir entre autres Horio (1994), Mori (1994), Minamoto (1994) et Yuasa (1994).
[3] Les guillemets sont utilisés pour marquer J'ambiguïté des catégories, comme on l'a vu en introduction au sujet des mots « modernité », « moderne » et « Occident » (mais voir aussi la première section de cet article pour d'autres précisions).
[4] Voir le compte rendu de son ouvrage dans ce numéro.
[5] J'emploie les dates de parution originales pour simplifier les références aux titres de Watsuji, ses œuvres complètes étant parues la même année, en 1962 : Nihon seishinshi kenkyû (Recherches sur l'histoire de l'esprit japonais) (1926) ; Ningen no gaku to shite no rinrigaku (L'éthique comme étude de l'humain) (1934) ; Fûdo : Ningengakuteki kôsatsu (Climat : considérations anthropologiques) écrit en grande partie en 1928 et publié en 1935 ; Zoku Nihon seishinshi kenkyû (Suite des recherches sur l'histoire de l'esprit japonais) (1935) ; Sonnô shisô to sono dentô (La pensée de révérence envers l'empereur et sa tradition) (1943), Kokumin tôgô no shôchô (Les symboles de la cohésion nationale) série de cinq articles écrits entre 1945 et 1948 et publiés ensemble en 1948 ; Nihon rinri shisô shi (Histoire de la pensée éthique au Japon) publié en deux tomes en 1952.
[6] La première partie de son introduction (p. 11-31) a été traduite en anglais par Dilworth (1971). Yamamoto et Carter ont traduit en anglais le premier tome de Rinrigaku (1996). La traduction française des passages de cet ouvrage cités ici s'inspire en partie des traductions de Dilworth et de Yamamoto et Carter.
[7] Cette idée d'un sujet collectif (et plusieurs autres idées de Watsuji, dont celle de l'importance des relations, aidagara) a été reprise par Murakami, Kumon et Satô dans leur livre Bunmei to shite no « ie shakai », devenu un classique, qui porte sur le système de maisonnée japonais, de ses origines ànos jours (Murakami, Kumon et Satô 1979 : 16).
[8] Cet appel au collectif pour expliquer la morale est proche du point de vue de Durkheim dans De la division du travail social (1978) et Les formes élémentaires de la vie religieuse (1989). Watsuji reconnaît d'ailleurs sa dette envers Durkheim, mais en citant seulement Les règles de la méthode sociologique (1992) (Watsuji 1937 : 116-120 ; Yamamoto et Carter : 110-114).
[9] Malgré cet objectif universaliste de Watsuji, plusieurs auteurs ont repris ses idées comme une description adéquate de la culture et de la société au Japon, comme l'illustre bien l'exemple du livre de Murakami, Kumon et Satô (1979). Voir aussi Ueyama (1969), Umesao et Tada (1972), pour plusieurs passages qui reprennent de façon simpliste l'idée watsujienne de l'influence du climat sur la culture ; voir aussi Hamaguchi (1980) pour un examen des deux idéogrammes de ningen.
[10] Yanagida Kunio (1875-1962) est le fondateur des études folkloriques au Japon. Motoori Norinaga (1730-1817) est un des philosophes de l'école dite des études nationales (kokugaku), qui a insisté sur la place centrale de l'empereur dans la nation japonaise. Nagârjuna (IIe - IIIe s.) est un philosophe indien qui a développé l'idée bouddhiste de vide pour en faire le centre de son enseignement. Il est considéré comme un précurseur du bouddhisme zen. Dôgen (1200-1253) est un des concepteurs du bouddhisme zen au Japon. Nitobe Inazo (1862-1933) est un homme d'État et un écrivain chrétien. Natsume Sôseki (1867-1916) est un des romanciers les plus connus de la période Meiji (1868-1912). Tejima Tôan (1718-1786) est un moraliste de la période Edo. Yoshida Shôin (1830-1859) est un philosophe de la période Edo qui a théorisé l'opposition au gouvernement militaire des Tokugawa. Shimazaki Tôson (1872-1943) était poète et romancier.
[11] Berque (1996 : 206) donne une traduction légèrement différente d'une partie de ce passage.
[12] Heidegger (1986 [19271) se place épistémologiquement du point de vue de l'individu quand il fait de l'être vers la mort le fondement de l'existence humaine. Ce qui ne l'a pas empêché de défendre des positions politiques (donc collectives). Ses positions politiques, que j'ai analysées ailleurs parallèlement à celles de Watsuji (Bernier 1996), reposent sur son idée de l'authenticité, définie par rapport à une tradition culturelle particulière que l'individu doit réinterpréter. Sa réinterprétation de la tradition culturelle occidentale, qu'il voit menacée par le scientisme américain et soviétique, le mène à appuyer Hitler et le nazisme. Pour lui, Hitler et le mouvement nazi sont les vraies expressions de la germanité, une germanité qui empêchera l'Europe et l'Occident de sombrer dans la catastrophe. Selon lui, Hitler est le Führer qui, par son intuition fulgurante, va synthétiser les vraies valeurs européennes menacées par le matérialisme et la science (Heidegger 1967 [1935] : 49-50 ; pour ses positions sur ce même sujet après 1945, voir Heidegger 1958 [1954] : 108-109). Notons que Watsuji et les autres philosophes japonais mentionnés dans cet article n'ont pas de la science une image aussi négative (Feenberg 1994 : 153-155).
[13] On peut dire la même chose d'un autre philosophe de la même époque, Kuki Shûzô, qui a tenté de découvrir dans l'histoire du Japon une tradition authentique qui précède l'influence de l'Occident (Kuki 1930). Cette tradition, Kuki l'a trouvée dans l'émotivité des quartiers de plaisirs de la période Edo (1600-1867) et dans la qualité qui y était valorisée (iki). Dans un livre sur Kuki, Leslie Pincus caractérise la période de publication du livre de Kuki de la façon suivante, qui s'applique aussi très bien à Watsuji et Nishida : « The theoretical idiom of "Iki" no kôzô itself bore witness, however unwittingly, to the interval of a heterogeneous modernity that irrevocably severed early Shôwa Japan from its pre-Meiji past » (Pincus 1996 : 14). La période Shôwa a duré de 1926 à 1989. L'auteur fait donc ici référence à la fin des années 1920 et au début des années 1930. Quant à la période pré-Meiji, il s'agit de la période Edo.
[14] L'école de la « morale nationale » (kokumin dôtoku) soutenait que la nation japonaise était une grande famille réunie autour de l'empereur et que, de ce fait, les vertus cardinales du confucianisme que sont la piété filiale et la loyauté au souverain s'équivalaient dans la personne de l'empereur-père de la nation. Watsuji a critiqué cette position (1935a : 147-148), en rejetant l'idée que l'État est une « maisonnée de maisonnées », ou un regroupement de familles sur la base de la descendance, et il pensait que J'adéquation entre piété filiale et loyauté était illogique. Mais il a tout de même accepté que cette adéquation était valable si on la prenait comme analogie et non pas comme identité. « Ce genre d'interprétation, qui est une tentative d'interprétation de l'État en termes de mode de vie propre aux Japonais, est commune au Japon. Le seul fait que cela soit possible suggère que, si le caractère distinctif des Japonais est plus évident dans le mode de vie de la maisonnée, le mode de vie de la nation comme un tout manifeste aussi ce caractère distinctif » (ibid. : 148).
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