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Bernard BERNIER
Anthropologue, professeur titulaire, département d’anthropologie,
Université de Montréal
“Classes sociales et idéologie raciste
dans les colonies de peuplement.”
Un texte publié dans l’ouvrage sous la direction de Danielle Juteau Lee, avec le concours de Lorne Laforge, Frontière ethniques en devenir, pp. 21-36. Ottawa : Les Éditions de l’Université d’Ottawa, 1979, 197 pp. Société canadienne d’études ethniques, vol. VII.
- Introduction [21]
- 1. L'établissement des colonies de peuplement [22]
- 2. L'idéologie raciste et l'utilisation de la main-d'œuvre [29]
- Conclusion [34]
- Bibliographie [35]
Introduction
Les problèmes d'affrontements ethniques ne datent sans doute pas du capitalisme. Des guerres, conquêtes, exterminations précapitalistes ont été justifiées par des différences ethniques ou tribales. La question se pose, toutefois, de savoir si ces divers cas ont suscité l'apparition de théories plus ou moins formelles de supériorité à la fois biologique et morale. Par contre, il ne fait aucun doute que, avec l'avènement du capitalisme, les problèmes ethniques et nationaux se sont multipliés et aggravés. De plus le capitalisme et son expansion ont sécrété une théorie de supériorité européenne, à la fois biologique, religieuse et morale, théorie qui a atteint des sommets inégalés dans les colonies de peuplement.
Les colonies de peuplement ont eu une grande importance dans le processus d'accumulation primitive du capital. En effet, libérés en partie de contraintes métropolitaines diverses qui entravaient le commerce et la production (occupation de la terre, restrictions par les corporations de métiers, droits de passage sur les rivières, etc.), les colons et les marchands coloniaux ont pu s'adonner à toutes les activités qui pouvaient leur permettre d'obtenir ce qu'Us recherchaient : la richesse matérielle. Cependant, l'obtention de la richesse a, dans la majorité des colonies de peuplement, été liée à une exploitation sans frein de populations non-européennes, exploitation justifiée par des théories de supériorité raciale et ethnique. De fait, ces théories et la surexploitation qu'elles justifient se sont maintenues jusqu'à aujourd'hui dans les anciennes colonies de peuplement (cf. entre autres, Aider, 1969 ; Bernier et al, 1978 ; Denoon, 1972 ; Waddell & Watson, 1971). Mais depuis l'avènement du capitalisme industriel, surtout dans sa phase monopoliste, l'exploitation se fait à travers le salariat ; par ailleurs, l'idéologie d'infériorité ethnique a été étendue à des groupes d'origine européenne. Nous ne traiterons pas en détail la situation de l'exploitation et de la discrimination sur une base nationale ou ethnique dans les pays capitalistes actuels : c'est ce que nous avons tenté d'amorcer dans l'article cité plus haut. Ce que nous voulons faire ici, c'est examiner la spécificité des questions ethniques ou raciales dans les régions extérieures aux métropoles européennes, qui ont été contrôlées par ces métropoles non seulement politiquement et en quelque sorte de l'extérieur, [22] mais encore à travers l'établissement sur place d'une population importante d'Européens (et aussi, à plusieurs endroits, d'Africains) qui s'empare de façon permanente du territoire et l'utilise à son avantage. Pour cela, nous procéderons en deux étapes : d'abord, nous examinerons les circonstances qui ont présidé à l'établissement de telles colonies de peuplement dans la phase du capitalisme marchand ; puis nous tenterons d'expliquer comment l'idéologie raciale, fondée tout d'abord sur la nécessité de déposséder les autochtones du territoire, a ensuite servi à assurer une certaine utilisation de la main-d'œuvre.
1. L'ÉTABLISSEMENT
DES COLONIES DE PEUPLEMENT
Les colonies de peuplement sont, au départ, une excroissance des métropoles. En effet, elles sont le fruit de l'expansion mondiale des Européens, à la recherche de terres et de produits de commerce, qui s'amorce au 15e siècle. À ce sujet, il est nécessaire de donner certaines précisions. Wallerstein (1974 : 88 sq.), s'appuyant sur Parry (1967 : 202 sq.) et Masefield (1967 : 289 sq.), a insisté sur le rôle important de la canne à sucre dans l'expansion espagnole et portugaise, d'abord en Méditerranée et dans les îles de l'Atlantique près des côtes européennes, ensuite dans les Antilles et en Amérique du Sud. Nous reviendrons plus loin sur le rôle de cette culture dans l'expansion sans précédent de l'esclavage en Amérique. Ici, ce qu'il nous faut noter, c'est que la production de canne, nécessaire à l'approvisionnement de l'Europe en sucre, produit en grande demande, requérait de la terre. Dans certains endroits, l'obtention de superficies nécessaires à la culture de la canne n'a pas entraîné l'élimination de la population : ce fut le cas de Java où les Hollandais forcèrent les Javanais à planter la moitié de leurs champs en canne, ensuite appropriée en entier par les colonisateurs (Geertz, 1963, chap. 4 et 5). Dans ce cas, la terre n'a pas été formellement enlevée aux autochtones : les autochtones furent plutôt transformés en main-d'œuvre quasi servile. La raison de ce développement particulier à Java tient dans ce fait que l'Indonésie n'était pas une colonie de peuplement. La question demeure toutefois de savoir pourquoi Java ne fut pas une colonie de peuplement, alors que l'Amérique, une bonne partie de l'Océanie, et une partie de l'Afrique furent transformées en de telles colonies.
Un premier élément de réponse tient à ce que la plupart des colonies de peuplement furent établies un peu par accident : au départ, les monarchies européennes n'avaient pas toujours pour but conscient l'établissement de colonies permanentes dans ces endroits. Elles avaient plutôt comme objectif le contrôle des profits commerciaux [23] afin de mieux asseoir leur autorité en métropole (Coornaert, 1967 : 225). C'est donc l'attrait des bénéfices que l'on pouvait obtenir du commerce des produits exotiques qui a entraîné l'implantation permanente de colons, à la recherche de moyens de s'enrichir.
Un deuxième fait à noter : la grande majorité de ces colonies ont été établies dans des régions à faible densité de population, où vivaient des peuples de chasseurs-cueilleurs et d'agriculteurs. La plupart de ces peuples étaient organisés sur une base communautaire c'est-à-dire sans distinction interne de classes, ou, si elles étaient présentes, avec des distinctions embryonnaires. Sur ce point, les empires Aztèque et Inca sont évidemment des exceptions dont on devra tenir compte plus loin. Ici, il suffit de noter que la faible densité de population dans la majorité des régions où se sont établies des colonies de peuplement signifiait l'absence d'une résistance de masse à l'établissement des colons. Cela, évidemment, ne veut pas dire que les autochtones ont admis sans broncher l'établissement des Européens : au contraire, dans toutes les régions, les populations autochtones se sont révoltées contre la prise de leur territoire (cf. Patterson, 1972, 2e partie ; Ertel et al., 1971 : 284 sq. ; Denoon, 1972, chap. 2 à 8). Mais cela signifie que, malgré ces révoltes et malgré les problèmes qu'elles ont causés aux colons, les autochtones n'ont pu empêcher l'établissement permanent des Européens ni la perte de leur territoire.
Mais qu'en fut-il des empires Aztèque et Inca ? Il faut souligner, tout d'abord, le fait que ces empires étaient, à l'époque de la conquête espagnole, relativement faibles. À cause de cette faiblesse, les Espagnols ont pu s'allier à des peuples conquis contre leurs conquérants incas ou aztèques. De plus, les conquistadores espagnols ont trouvé dans ces deux endroits des métaux précieux. L'Europe, à l'époque, était à la recherche de l'or et de l'argent comme numéraire : le développement du commerce entraînait la nécessité d'une plus grande quantité de métaux précieux étant donné l'instabilité des monnaies de l'époque. Le pays qui s'emparerait d'une source abondante de ces métaux se trouverait automatiquement dans une position privilégiée sur les marchés internationaux. Ce sont les Espagnols qui sont arrivés les premiers aux deux sources les plus abondantes de ces métaux : le Mexique et le Pérou. Mais à leur arrivée, les objets d'or et d'argent ainsi que les sources de ces métaux étaient dans les mains d'empires théoriquement puissants, mais en décadence. Les Espagnols ont donc opté pour la solution qui leur semblait la plus pratique : s'emparer des métaux précieux et des mines par la force. Pour cela, il fallait détruire les deux empires. Et c'est à cette tâche que se sont adonnés les conquistadores, qui voyaient là un moyen infaillible de s'enrichir. On a donc conquis, pillé, massacré, pour s'emparer de l'or et de l'argent. Puis on a transformé ce qui restait de population en main-d'œuvre quasi servile utilisable [24] dans les mines de métaux précieux et dans les plantations de produits agricoles vendables en Europe. Dans le cas des deux empires, c'est la population autochtone, de forte densité, qui a servi de main-d'œuvre dans des exploitations agricoles semi-féodales sous contrôle de notables espagnols. Fait à noter, cette main-d'œuvre ne fut pas formellement soumise à l'esclavage, mais ses conditions de vie n'en furent pas moins dures (cf. Wallerstein, 1974 : 90 sq., Wolf, 1959, chap. 8, 9 et 10 ; Lang, 1975, chap. 1 ; Cespedes, 1974).
Dans les deux cas où les colonies de peuplement furent établies dans des régions densément peuplées, on retrouve donc au départ des circonstances particulières : surtout la présence de métaux précieux dont on tente de s'accaparer.
Les autres colonies de peuplement ne possédaient pas de telles richesses apparentes. Mais elles en contenaient d'autres, et, en particulier, la terre. Dans le cas des Antilles et de la côte du Brésil, la terre fut accaparée dès le 16e siècle par les Européens dans le but d'y produire de la canne. Pour cela, il fallut enlever la terre aux autochtones dont la majorité furent massacrés (Masefield, 1967 : 290). Dans le cas des États-Unis, le Sud fut accaparé pour y produire un autre produit vendable en Europe : le tabac. Quant au Nord des États-Unis, beaucoup moins intéressant pour les produits de plantations, il servit d'abord de réservoir de fourrures, utilisées en Europe pour les chapeaux (Parry, 1967 : 205), puis de régions d'immigration pour les indésirables métropolitains (Rich, 1967 : 342) ; enfin, il s'y développa, surtout en Nouvelle-Angleterre à partir du milieu du 17e siècle, une agriculture de petits producteurs prospères, assez indépendants de la métropole et qui faisaient la culture et le commerce des céréales et des animaux (Hardy, 1974 : 45).
Le Canada de l'époque n'était pas véritablement une colonie de peuplement : il s'agissait beaucoup plus d'un ensemble de postes de traite, centrés sur le commerce des fourrures, avec quelques colons agriculteurs établis dans des seigneuries près de ces postes. La raison de ces caractéristiques tient aux restrictions que la monarchie française exerçait sur l'émigration (Hardy, 1974 : 43). Mais même avec une population faible, il y eut au Canada avant 1760 accaparement de terres autochtones par les colons français. Cette tendance s'est fortement accentuée après la conquête anglaise de 1760, au moment où la population d'origine européenne a fortement augmenté (Patterson, 1972).
L'Afrique du Sud fut au départ une simple colonie commerciale hollandaise, un poste de ravitaillement sur la route des Indes. Les premiers colons agriculteurs hollandais y furent établis au 17 e siècle pour assurer l'approvisionnement de la colonie marchande et des navires en vivres (Denoon, 1972 : 8-9). Leur établissement a entraîné [25] l'expropriation graduelle des peuples pasteurs Khoikhoi et San (Boshiman et Hottentot) qui ont été refoulés vers le désert du Kalahari plus au Nord. Par après, l'expansion des colons blancs, d'origine hollandaise, française, et allemande, mais presque tous Puritains, a mené à l'expropriation des peuples bantous (Xhosa, Nguni, Sotho) plus à. l'Est et à leur utilisation sporadique comme main-d'œuvre agricole. Déjà à cette époque, les colons insistaient sur la pureté de la race, ce qui n'a toutefois pas empêché la création d'un groupe de métis assez important (Denoon, 1972 : 9-13). C'était là la situation lorsque les Britanniques se sont emparés de la colonie du Cap en 1795.
Ce qui caractérise toutes ces colonies, c'est la prise de possession de territoires qui, jusque-là, avaient été occupés par des populations éparses, non blanches et non chrétiennes. Cette occupation du territoire s'est faite selon les contradictions en vigueur à l'époque dans les sociétés européennes. D'une part, la monarchie voulait faire des colonies une assise de son pouvoir. D'autre part, la petite noblesse, en difficulté dans les métropoles, voulait se refaire une situation à travers l'agriculture coloniale. En cela, elle avait des intérêts communs avec les marchands locaux qui voulaient faire du profit sur les échanges avec la métropole. Mais alors que la petite noblesse voulait faire revivre ses anciens droits féodaux et mener une vie aristocratique de propriétaire terrien, les marchands (et plusieurs colons devenus agriculteurs indépendants) tentaient précisément d'échapper aux contrôles de la monarchie et de la noblesse sur l'agriculture et le commerce. Par ailleurs, les monarchies devaient s'appuyer sur la noblesse coloniale pour administrer les territoires. De là, les alliances et contradictions entre la monarchie, qui tentaient de transformer les colonies en moyen de centraliser son pouvoir, la petite noblesse qui combattait cette tendance, et les marchands qui voulaient échapper à tout contrôle officiel (cf. Parry, 1967 : 199 sq. ; Coornaert, 1967 : 264 sq. ; Hardy, 1974, chap. 3).
Les résultats furent divers dans les différentes colonies. La majorité des colonies de peuplement ont vu le territoire occupé selon un mode de tenure inspiré du féodalisme européen : la terre est distribuée par grandes superficies à des notables qui ont contrôle non seulement sur la terre et la production mais aussi sur les producteurs. Ce type de contrôle du territoire a pris diverses formes : régime seigneurial en Nouvelle-France, encomiendas dans les colonies espagnoles, plantations avec main-d'œuvre servile dans les Antilles et dans le Sud des États-Unis.
Les exceptions à ce type de colonisation se situent dans certaines colonies anglaises ou hollandaises : la Nouvelle-Angleterre, l'Australie, la Nouvelle-Zélande, et l'Afrique du Sud. Là, ce sont des paysans indépendants, pour la plupart issus de groupes indésirables [26] ou persécutés en métropoles (groupes religieux schismatiques, prisonniers, pauvres des villes, etc.) qui se sont emparés du sol. De fait, c'est peut-être dans ces colonies qu'on a connu les massacres les plus durs et délibérés des autochtones par les Européens (cf. Denoon, 1972 ;Price, 1950).
La pleine possession du territoire par les Européens est survenue à différents moments selon la date du premier établissement, le rythme de l'émigration, la disparition ou le contrôle de la population autochtone, et enfin l'étendue du territoire. De fait, dans certaines anciennes colonies de peuplement, tel le Brésil, si, en gros, l'ensemble du territoire national est à l'heure actuelle sous contrôle de l'État national, représentant la bourgeoisie, il reste encore des régions inexplorées ou dont le contrôle n'est pas encore complet. Cependant, ces cas sont exceptionnels et même au Brésil, l'aspect principal demeure le contrôle du territoire national par l'État national.
En gros, on peut dire que le contrôle définitif du territoire des Antilles, du Pérou et du Mexique par les Européens était établi dès le 17e siècle. Aux États-Unis, au Canada, en Australie, en Nouvelle-Zélande, en Afrique du Sud et au Brésil, le contrôle définitif ne date que du 19e siècle. Évidemment, certaines régions de ces pays furent prises en charge beaucoup plus tôt : aux États-Unis, si le contrôle final ne survient qu'au terme des guerres contre les Indiens vers 1860-1870 et qu'à la suite de la construction du chemin de fer Est-Ouest, on peut dire que l'appropriation du territoire par les colons dans l'Est et le Sud date du 17e siècle. En Afrique du Sud, le contrôle final date des années qui suivent la découverte des mines de diamant de Kimberley en 1867 et qui précèdent celle des gisements d'or du Witwatersrand de 1886 : en effet, les guerres contre les Zoulous et autres peuples Bantous ne se sont terminées que vers 1880 (Denoon, 1972, chap. 5 à 9).
Au moment de la prise de possession du territoire, à notre avis, la contradiction principale dans les colonies de peuplement se situe entre les Européens qui veulent le territoire et les autochtones expropriés. En d'autres termes, il s'agit d'une contradiction entre les divers représentants du capitalisme marchand européen d'une part, et les autochtones de l'autre.
Précisons un peu les deux termes de cette contradiction. Du côté des autochtones, c'est la perte du territoire, et non l'arrivée des Européens comme telle, qui constituait le danger principal. Ayant vécu depuis des temps immémoriaux sur les territoires tribaux, ou, dans certains cas, les ayant occupés récemment, les autochtones voyaient d'un mauvais œil la prise de possession de portions de ce territoire par les Européens. L'établissement de postes de traite [27] n'était pas considéré comme tel comme une menace [1] : par exemple, les Iroquois au début du 17 e siècle ont fait une guerre efficace contre les Hurons et se sont rendus jusqu'aux portes du petit poste de Québec qu'ils auraient pu, sans difficultés, éliminer. Mais ils ne l'ont pas fait ; ce que les Iroquois voulaient, c'était servir d'intermédiaires entre les marchands de fourrures français et les peuples indiens de l'intérieur, et non éliminer complètement la colonie. En cela, les Iroquois ont peut-être commis une erreur, le commerce des fourrures entraînant une pénétration première des rapports marchands, mais il n'en reste pas moins que les Iroquois, dans ce cas, étaient prêts à ne pas détruire la colonie et même désiraient en profiter (Trudel, 1973 : 217 sq.).
On peut citer comme autre exemple les Khoikhoi et les San d'Afrique du Sud qui, au début du 17e siècle, vendaient des vivres et apportaient de l'eau aux Hollandais du Cap. Au goût des Européens, l'approvisionnement en vivres ou en biens d'échange produits par les autochtones n'était pas suffisant, on en voulait plus, et plus régulièrement, et c'est ce qui a poussé à une colonisation plus étendue, du moins en Afrique du Sud, où les premiers colons hors du poste du Cap furent des agriculteurs qui servaient à l'approvisionnement du poste et des bateaux. La raison de l'insuffisance de l'approvisionnement autochtone tient au fait que l'échange, pour eux, ne portait au départ que sur les surplus. Cet échange n'était donc pas nécessaire à la survie, il ne touchait pas les biens de première nécessité ; de là, un approvisionnement irrégulier.
La prise de possession du territoire par les colons a entraîné une riposte violente de la part des autochtones dans la majorité des régions de colonisation. Il s'agissait là de la réaction de peuples voulant défendre leur territoire. Aux États-Unis, dès 1610, les Indiens de la Nouvelle-Angleterre se sont attaqués aux colons blancs qui volaient leurs terres : les Penobscot, les Delaware, les Abénakis ont tour à tour tenté, mais sans succès, d'exterminer les envahisseurs (Patterson, 1972, chap. 2). Plus tard, les Séminoles en Floride, les Ojibways des Grands Lacs sous la conduite de Pontiac, et bon nombre d'Indiens des Plaines tenteront de faire de même, encore une fois sans succès (cf. entre autres, Patterson, 1972 ; Newcomb, 1950). Au Canada, la lutte armée fut moins dure parce que la prise de possession du territoire fut plus graduelle. Par ailleurs, au départ, la prise de possession du territoire par les Français après 1608 est survenue dans une région qui, à l'inverse de 1534, était devenue un no man's land.
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De plus, les Iroquois, comme nous l'avons vu, se battaient plus pour être les seuls intermédiaires dans le commerce des fourrures que pour expulser les Européens de leurs territoires, assez éloignés de la côte Atlantique. Dans les Plaines, les Sioux et quelques autres peuples ont tenté sans succès de résister à l'invasion des Européens. Enfin, les métis francophones de la rivière Rouge, qui étaient des agriculteurs, ont tenté d'empêcher l'annexion de leurs territoires au Manitoba puis à la Saskatchewan. Mais la forte répression du nouveau gouvernement canadien, appuyé d'un nouveau corps de police (la Northwest Mounted Police, ancêtre de la G.R.C.), a réussi à mater la révolte métisse (cf. Stanley, 1963).
En Afrique du Sud, les Tswana, les Xhosa, les Zoulous, les Swazi, ont tous, à une époque ou à une autre, tenté de bloquer l'avance des Européens. Avant la prise en charge de la colonie du Cap par les Anglais en 1795, et même plus tard dans les colonies du Natal, du Transvaal et de l'Orange, l'établissement des Européens était très précaire : la survie des colons Afrikaners, fondée sur l'agriculture d'autosubsistance, était extrêmement difficile ; par ailleurs, les autochtones tentaient par la force de reprendre le territoire.
Malgré ces révoltes et luttes de résistance, les autochtones ont, en général, perdu le gros de leurs terres. Les raisons de ce résultat sont claires : la supériorité militaire des Européens, appuyée par l'économie marchande et une forte population. Dans la plupart des colonies, les Européens ont laissé aux autochtones des « réserves », territoires souvent situés dans les régions les moins habitables. Ailleurs, par exemple au Kenya, dans les colonies portugaises d'Afrique, en Algérie, et, probablement, bientôt, en Rhodésie, les autochtones sous la conduite d'une « élite » locale, ont repris possession du sol. Mais dans la majorité des colonies de peuplement, les autochtones ont été dépossédés de façon permanente de la majeure partie de leurs terres.
La lutte pour le territoire a été accompagnée du côté des Européens, d'une idéologie de supériorité raciale ou ethnique qui justifiait leur appropriation des territoires autochtones. Coornaert (1967 : 266) affirme qu'à l'époque, les Européens ne reconnaissaient aux non-chrétiens aucun droit sur le territoire. Très tôt, l'opposition entre d'une part les Européens, chrétiens et « blancs », et d'autre part les autochtones, païens et non-blancs, a été utilisée pour justifier la prise de possession du territoire et le traitement infligé aux autochtones (cf. Jordan, 1968, chap. 1 à 8).
Une idéologie de discrimination « ethnique » accompagne probablement souvent les cas d'invasion des territoires d'un peuple par un autre ou la subjugation d'un peuple par un autre. Mais ce qui caractérise l'implantation du capitalisme marchand européen dans les colonies de peuplement, c'est l'utilisation systématique et continue [29] d'une idéologie de supériorité raciale, appuyée par divers arguments religieux et pseudo-scientifiques. Le premier but de cette idéologie, ce fut de justifier la prise de possession du territoire, de rejeter le droit des occupants antérieurs sous prétexte qu'ils étaient des inférieurs, des sauvages, ou même des sous-hommes. Toute la discussion. des Espagnols à savoir si les Indiens des Antilles avaient une âme ou non est une excellente illustration de cette idéologie.
Mais l'idéologie de supériorité raciale a aussi servi, après la conquête définitive du territoire, à transformer des populations entières en main-d'œuvre servile ou semi-servile. C'est là un point qu'il nous faut maintenant étudier plus en détail.
2. L'idéologie raciste
et l'utilisation de la main-d'œuvre
Plusieurs colonies de peuplement eurent rapidement un urgent besoin de force de travail. Ce ne fut pas le cas du Mexique et du Pérou où la population indienne était nombreuse et où elle fut utilisée dans les mines et les grandes exploitations agricoles. Ce ne fut pas le cas en Afrique du Sud où le besoin de main-d'œuvre ne se fit sentir qu'à la fin du 19e siècle ; à cette époque, la population africaine locale ou dans les colonies portugaises adjacentes était suffisante pour suffire aux besoins.
Mais l'Amérique du Nord, les Antilles, et le Brésil n'avaient pas sur place une population indigène assez abondante pour servir de main-d'œuvre dans les plantations. Il fallut donc trouver des sources extérieures de force de travail.
Dans les Antilles, au Brésil, et dans le Sud des États-Unis, la solution fut trouvée dans l'immigration d'esclaves venus d'Afrique. En effet, la culture de la canne et du tabac nécessitait une force de travail abondante. Or, les tentatives de transformer les autochtones locaux en main-d'œuvre de plantations, esclavagiste ou non, échouèrent à cause de l'élimination rapide d'une population clairsemée qu'une telle culture de « pillage » entraînait. Aux États-Unis, les tentatives d'obtenir une main-d'œuvre métropolitaine sous forme de serviteurs à terme ne réussit pas à cause, d'une part, du faible nombre de métropolitains intéressés à immigrer sous ce statut, la plupart préférant immigrer comme citoyens libres ; et, d'autre part, parce que les serviteurs, étant donné l'abondance des terres, se sauvaient pour devenir paysans indépendants avant la fin de leur terme (cf. Jordan, 1968, chap. 2).
Ce sont les Espagnols et les Portugais, dès le 16e siècle, qui ont trouvé la solution au problème de main-d'œuvre, soit l'esclavage. Ces deux pays avaient déjà une expérience de l'esclavage, l'ayant utilisé pour la culture de la canne dans les îles de la Méditerranée : [30] là, les esclaves provenaient pour la plupart d'Europe de l'Est (cf. Masefield, 1967 : 289 sq.). L'esclavage apparut donc rapidement comme la solution logique aux problèmes de main-d'œuvre en Amérique. Il s'agissait seulement de trouver une source abondante de force de travail que l'on pouvait transformer en esclaves. Il fallait aussi que cette source soit bien située, géographiquement, pour faciliter le transport vers l'Amérique. De plus, il fallait qu'elle soit extérieure au réseau de production européen de l'époque, car la sortie d'une main-d'œuvre abondante ne pouvait éviter d'avoir pour effet de désorganiser les régions d'émigration. La côte occidentale de l'Afrique apparut comme la région idéale : en effet, sa population était assez abondante pour permettre un approvisionnement suffisant en main-d'œuvre ; mais en même temps, du fait que l'Afrique n'était que marginalement inclue dans le commerce européen de l'époque, la désorganisation de la production et des sociétés causée par la sortie massive de population ne risquait pas d'avoir des effets néfastes en Europe même (cf. Wallerstein, 1974 : 89).
Or, la main-d'œuvre africaine avait une caractéristique qui l'identifiait du premier coup d'œil et qui permettait ainsi une surveillance facile dans les plantations : la couleur de la peau. De plus, les Africains étaient des « païens ». Très tôt, la couleur de la peau et, à un moindre degré, la religion allaient servir de justification à l'esclavage : les différences perceptibles allaient servir de masques à l'intérêt économique (cf. Jordan, 1968, chap. 5 et 6).
La solution de l'esclavage fut reprise, encore plus systématiquement, par les planteurs de tabac du Sud des États-Unis. Là, sans même les restrictions du catholicisme omniprésent dans les colonies espagnoles et portugaises, l'esclavage allait être développé avec un degré de férocité sans pareil. L'esclave allait y perdre tous ses droits ; il allait devenir une simple bête de somme, à la merci totale de son maître qui avait sur lui tous les droits, y compris celui de vie ou de mort. Les Églises allaient justifier ou, à tout le moins, cautionner un tel système (cf. Elkins, 1963 : 52 sq. ; Genovese, 1968, 2e partie ; Jordan, 1968 : 198 sq. ; Klein, 1967 : 40-126 ; Tannenbaum, 1947).
Donc, dès l'établissement des colonies de peuplement, c'est-à-dire, dès que l'on dut produire en abondance des marchandises vendables en Europe, on eut besoin d'une main-d'œuvre peu coûteuse et servile, et la justification de l'esclavage fut trouvée dans la couleur de la peau. Évidemment, à cela se sont ajoutés des arguments religieux : les Puritains, entre autres, se sont vus dans l'obligation de mater les forces « sauvages » et « sensuelles » qu'Us voyaient présentes dans les populations africaines dont, tout naturellement, les mœurs étaient différentes de celles de l'Europe de l'époque. Le contrôle de la supposée « bestialité » des Africains allait justifier le système total de répression qui a caractérisé l'esclavagisme du Sud des [31] États-Unis. Dans cette optique, on peut comprendre tous les aspects sexuels de l'idéologie raciste du Sud des États-Unis à cette époque (cf. Jordan, 1968 : 40 sq.).
Une idéologie raciste a donc justifié l'esclavagisme, s'ajoutant à celle qui avait justifié l'appropriation par les Européens des territoires des autochtones. Sous une forme ou sous l'autre, ou sous les deux, les idéologies d'exclusion et de supériorité raciale ou ethnique ont été dès le départ un ingrédient essentiel de l'organisation sociale des colonies de peuplement. Au Canada, cette idéologie de différentiation ethnique fut même utilisée contre les quelques milliers de colons français qui demeurèrent dans la colonie de Nouvelle-France après sa conquête par les troupes Britanniques en 1760. Dans ce dernier cas, une classe de propriétaires terriens francophones a aussi joué un rôle dans cette exclusion : cette classe devait sa survie à la production paysanne quasi féodale du régime seigneurial et elle ne pouvait avoir un certain pouvoir politique que si elle conservait le contrôle sur la paysannerie et l'utilisait comme base politique contre la bourgeoisie et l'administration britanniques. Ce jeu politique a été couronné de succès et il en est résulté une résistance à la politique d'assimilation préconisée plus ou moins systématiquement par certains gouverneurs anglais. Mais le résultat le plus important du succès de ces propriétaires terriens francophones a été la surpopulation des terres seigneuriales et l'appauvrissement des paysans : rapidement, les campagnes devinrent un énorme réservoir de main-d'œuvre, vivotant au niveau de subsistance, donc qui se vendrait très bon marché lorsqu'on pourrait l'utiliser. Ce surplus de main-d'œuvre a trouvé acheteur d'abord en Nouvelle-Angleterre après 1820-30, puis, ensuite, au Canada, après 1860. L'insistance sur le maintien d'une identité ethnique par la petite noblesse francophone pour son avantage a donc, par après, fait l'affaire des industriels ; mais à l'une ou l'autre époque, ce sont les paysans et le peuple en général qui en ont fait les frais (cf. Bourque, 1970).
Le cas du Québec nous a permis de nous rendre jusqu'à la période du capitalisme industriel. Il est nécessaire, maintenant, d'examiner comment l'idéologie discriminatoire a été utilisée dans cette période dans les diverses colonies de peuplement.
Le Canada et surtout les États-Unis, qui, après 1850, ont connu un développement industriel soutenu, ont eu très rapidement besoin de main-d'œuvre à bon marché. Les anciennes sources de cette main-d'œuvre étaient plus ou moins taries : les pays d'Europe du Nord et de l'Ouest, tels l'Angleterre, la France et l'Allemagne, connaissaient eux aussi à l'époque une croissance industrielle soutenue et avaient besoin de main-d'œuvre ; et, de toute façon, ces pays avaient un taux de natalité en déclin. Par ailleurs, le trafic des esclaves avait été aboli, en partie à cause de l'intégration plus poussée de l'Afrique [32] dans le marché européen. On dut trouver d'autres sources de main-d'œuvre. Ces sources, ce furent les diverses populations de paysans expropriés par l'expansion du capitalisme mondial : Irlandais, Juifs d'Europe de l'Est, Ukrainiens, Polonais, Chinois, Japonais, puis, un peu plus tard, les Italiens du Sud. Il y avait, de surcroît, aux États-Unis, la forte population d'esclaves noirs du Sud, utilisée peu productivement dans les plantations, et qui pourrait servir de main-d'œuvre industrielle à condition qu'elle soit libérée des rapports esclavagistes. Dans ce dernier cas, l'abolition de l'esclavage n'entraînerait pas la disparition des caractéristiques physiques qui avaient servi à repérer les esclaves ; et de fait, très rapidement après l'abolition, dans le Sud des États-Unis, divers codes de lois forcèrent les Noirs à devenir métayers, subordonnés presque aussi fortement qu'auparavant aux propriétaires terriens (cf. Logan, 1954). Dans le Nord, l'intégration des Noirs à la force de travail industrielle fut effectuée à l'avantage des industriels, c'est-à-dire comme briseurs de grève, etc., et ce, contre l'opposition, appuyée d'une idéologie raciste, des ouvriers blancs (y compris des immigrants) et des syndicats de l'époque (cf. Jacobson, 1968).
Quant aux immigrants, l'idéologie de discrimination ethnique, qui avait été une partie intégrante de l'idéologie aux États-Unis et au Canada dès l'implantation des colonies, leur fut appliquée, y compris à ceux qui, tels les Irlandais, parlaient déjà l'anglais à leur arrivée (cf. Shannon, 1963). Cette discrimination fut d'autant plus forte contre les groupes physiquement et culturellement plus distincts des WASP : Chinois, Italiens, Juifs, etc. (cf. Ertel et al, 1971, et Saxton, 1971). Dans chaque cas, une forte discrimination, allant dans certains cas jusqu'au meurtre, fut exercée.
À quoi servait la discrimination ? Elle servait tout d'abord à protéger certains privilèges déjà établis pour certaines sections de la classe ouvrière. L'exclusion des nouveaux immigrants de certains emplois visait à maintenir ces privilèges. Le patronat avait une attitude ambiguë envers ces privilèges. D'une part, il pouvait être avantageux de les éliminer en utilisant la main-d'œuvre immigrante moins coûteuse, ce qui entraînait une dévalorisation de la force de travail. D'autre part, il pouvait être avantageux de céder sur ce point pour empêcher les protestations trop radicales des ouvriers blancs ou anglo-saxons.
Mais cela n'est que la conséquence pour les ouvriers de l'idéologie dominante. Les immigrants ont aussi servi de main-d'œuvre dans les secteurs industriels anciens (textile) où cette main-d'œuvre était essentielle pour faire face à la concurrence extérieure. Les caractéristiques ethniques ou raciales ont donc servi de moyen pour créer des groupes de sous-prolétaires mal payées (cf. Bernier et al., 1978, 2e partie).
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Enfin, l'insistance sur les caractéristiques ethniques ou raciales, ainsi que la compétition réelle pour l'emploi que les patrons fomentaient par divers moyens entre ouvriers de groupes raciaux ou ethniques divers, entraînaient une forte division de la classe ouvrière et des autres classes du peuple, division appuyée par les syndicats qui, très tôt, ont voulu défendre les intérêts des ouvriers les plus privilégiés.
La situation en Afrique du Sud est, malgré sa spécificité, semblable en plusieurs points. La découverte des gisements de diamant en 1867, et celle des filons aurifères du Witwatersrand en 1886, suivie de l'implantation de compagnies monopolistes pour les exploiter, ont entraîné la transformation de nombreux colons blancs en ouvriers. De plus, ces développements ont forcé le gouvernement colonial britannique à assurer les droits territoriaux des compagnies et, par la même occasion, les droits territoriaux des colons blancs. Les Africains furent donc confinés à des territoires de plus en plus restreints et arides. L'impossibilité pour une bonne partie de la population noire de vivre d'agriculture sur ces territoires a eu pour conséquence sa transformation en main-d'œuvre utilisable à la fois par les compagnies minières et par les agriculteurs blancs dont les produits trouvaient maintenant dans les travailleurs des mines un marché élargi. L'utilisation des Africains dans les mines avait en partie pour but de comprimer les salaires des ouvriers blancs. Elle avait aussi pour objectif de pourvoir en main-d'œuvre à bon marché tous les postes qui n'exigeaient pas d'ouvriers qualifiés. Le faible niveau de rémunération provenait du fait que les travailleurs africains reproduisaient (ou devaient reproduire) une bonne partie de leur force de travail à travers leurs relations avec les « réserves » autochtones qui leur fournissaient des vivres. Cette justification des faibles niveaux de salaires a été maintenue même après les débuts de l'utilisation des autochtones des colonies portugaises où l'agriculture vivrière était beaucoup plus productive du fait que les Africains y avaient conservé le contrôle sur une bonne partie des terres et sur la production. En Afrique du Sud, beaucoup d'Africains, vivant dans des réserves surpeuplées, ont rapidement perdu les moyens de reproduire leur force de travail à un niveau minimal ; et leurs salaires, très faibles, ne permettaient pas non plus cette reproduction, car ils étaient calculés en supposant que les réserves assuraient la survie des ouvriers en période de chômage. Or, la nature des réserves, à l'inverse de l'Angola et du Mozambique, ne permettait pas une telle reproduction. Par ailleurs, beaucoup d'Africains, de plus en plus coupés des réserves, n'avaient effectivement que leurs salaires pour survivre. De là des difficultés croissantes au sujet de la reproduction de la force de travail africaine en Afrique du Sud (cf. Denoon, 1972 ; Doxey, 1961 ; Meillassoux, 1975, 2e partie ; Wolpe, 1970).
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Face à la possibilité pour les compagnies d'utiliser la main-d'œuvre africaine dans les emplois qualifiés, les ouvriers blancs ont utilisé l'idéologie anti-africaine issue de la période de colonisation. Ils ont organisé des syndicats racistes et anti-noirs, et ils ont créé le parti travailliste dans le but de faire valoir leurs « droits » par des moyens politiques. La pression de ces organisations a résulté dans les ententes d'exclusion des Noirs des postes qualifiés dans les usines, ententes signées entre les patrons et les syndicats en 1907 et 1921, et enfin codifiées dans les lois de 1927 et de 1948 (Denoon, 1972).
En Afrique du Sud, l'utilisation des Noirs comme main-d'œuvre à bon marché et la justification de cette utilisation par l'idéologie raciste Afrikaner, issue de la période de colonisation, enfin, la théorie de la séparation totale des races, illustrent un cas extrême d'utilisation des caractéristiques raciales à des fins économiques et politiques. Cas extrême, sans doute, mais qui n'en partage pas moins beaucoup de caractéristiques avec les idéologies de discrimination ethnique ou raciale présentes dans toutes les colonies de peuplement.
Il est important de noter que ces idéologies, appuyées sur un système de promotion d'une aristocratie ouvrière, ont effectivement empêché la création de partis unifiés du prolétariat dans toutes les anciennes colonies de peuplement. De fait, à notre avis, l'idéologie raciste est un élément constituant de ces colonies dès leur création, et il demeure présent jusqu'à nos jours, aidant au maintien du contrôle politique de la bourgeoisie dominante.
Conclusion
Ce bref exposé sur l'utilisation de l'idéologie raciste dans les colonies de peuplement, malgré son caractère exploratoire, tend à prouver d'abord que le concept de « colonie de peuplement » est utile pour comprendre plusieurs faits de l'histoire de l'expansion du capitalisme européen hors de ses frontières. Par ailleurs, même s'il est évident que des recherches plus poussées sont nécessaires, l'examen du fonctionnement des colonies de peuplement semble supporter l'hypothèse, développée en collaboration avec Mikhael Elbaz, que les divisions ethniques et l'idéologie discriminatoire sont, dès le départ et jusqu'à aujourd'hui, des éléments essentiels de ces colonies et des pays qui ont été construits sur leurs bases. Il semblerait, à l'examen des faits, que la domination bourgeoise dans ces régions passe par le racisme et la discrimination. Une question se pose alors : si cette hypothèse, après plus ample vérification, s'avère juste, comment sera-t-il possible d'extirper l'idéologie discriminatoire de ces pays ? Mais cette question déborde le cadre de cet article et elle comporte des aspects politiques que j'espère aborder dans des écrits ultérieurs.
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[1] De fait, les postes de traite, même à cette époque, pouvaient être vus comme une menace par les autochtones quand les Européens décidaient de les construire sans demander la permission des premiers occupants. Les difficultés encourues par Jacques Cartier à Québec en 1534-35 s'expliquent par ce non-respect de la souveraineté autochtone sur le territoire (cf. Trigger, 1976 : 176 sq.).
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