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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Léon Bernier, sociologue-chercheur à l’IQRC (Institut québécois de recherche sur la culture), “Tant qu'ils choisiront de vieillir… Point de vue sur les aspirations des jeunes”. Un texte publié dans l’ouvrage sous la direction de Fernand Dumont, Une société des jeunes ? (pp. 29-44). Québec: Institut québécois de recherche sur la culture (IQRC), 1986, 400 pp. [Autorisation accordée par M. Léon Bernier le 29 septembre 2004]

[29]

Une société des jeunes ?
Première partie : Une société des jeunes ?

Tant qu’ils choisiront de vieillir
Point de vus sur les aspirations
des jeunes.


Léon BERNIER


« II semble à peu près certain aujourd'hui que la société industrielle se caractérise par une contradiction objective qui pèse surtout sur les jeunes... » Franco Ferrarotti (Unesco).


En dehors de l'inquiétude viscérale qui à un moment ou l'autre gagne tout parent qui s'interroge sur l'avenir de ses enfants, il est une angoisse plus collective qui, dans une société comme la nôtre, nous force à nous interroger sur les aspirations des jeunes. Les démocraties d'Occident reposent en effet sur un double credo : 1) que le progrès technologique n'a pas de limite, et 2) que les nouvelles générations vont accepter le même credo, avec tout ce qu'il implique d'assentiment idéologique quant à la structure économique et quant à la dynamique de la vie sociale.

Alors que le développement technologique risque tôt ou tard de faire éclater la planète ou encore d'en asphyxier les habitants, l'arrivée au monde de chaque nouvelle génération crée un autre type de risque qui concerne cette fois l'équilibre idéologique des sociétés actuelles. Même si l'on se plaît à répéter que mai 68 n'a finalement été qu'un feu de paille, que les anciens leaders de la contre-culture américaine ont vite réintégré le système, que les ténors de nos luttes étudiantes sont maintenant devenus des « parvenus de la révolution tranquille », il nous en est resté le sentiment que le système de croyances qui maintient nos sociétés en place est extrêmement fragile et que la précaire unanimité qui en cimente les morceaux peut à tout moment s'effriter.

[30]

Certes, la conjoncture actuelle ne semble guère propice à un soulèvement collectif des jeunes, encore qu'il soit difficile de prévoir à l'avance le moment où de tels phénomènes peuvent se produire. Certains ont fait remarquer que les penseurs sociaux en étaient encore à réfléchir sur l'apolitisme des jeunes et sur la fin des idéologies alors que grondait déjà, dans les années 60, la révolte étudiante. Mais il est d'autres façons pour les jeunes de manifester leur désapprobation et d'évacuer leurs frustrations qui, pour être moins visibles (et peut-être parce que moins visibles) n'en sont pas moins le signe d'un état de déséquilibre des rapports sociaux. Malgré tout ce que l'on a pu dire de la capacité qu'ont nos sociétés de régulariser les tensions par le biais des « appareils idéologiques » et d'étouffer les révoltes par la « violence symbolique », il reste qu'à la base de la vie sociale il y a un contrat tacite entre l'individu et sa société, contrat que l'une et l'autre parties doivent minimalement respecter.

Ce contrat, bien sûr, ne comporte pas les mêmes termes pour tous au départ. Ces termes, on le sait, varient grandement selon la classe sociale, le sexe, l'appartenance ethnique, etc. C'est-à-dire que tous n'ont pas les mêmes chances objectives face aux différentes destinées qui s'offrent aux individus dans un contexte socio-historique donné ; mais tous non plus ne s'y engagent pas avec les mêmes attentes, ce qui fait que le sentiment de frustration se distribue en général un peu au hasard sur l'échelle sociale. Il a fallu que les femmes désirent occuper les mêmes places que les hommes dans l'économie pour que la discrimination sexiste dans le travail apparaisse comme une injustice à leur endroit. Il faudra sans doute attendre que toutes les femmes travaillent contre salaire et surtout gagnent autant que les hommes pour qu'elles ressentent leur droit d'imposer le partage égal des tâches ménagères [1].

La conscience d'un droit et la volonté d'agir en conséquence naissent de la rencontre d'un désir ou d'une aspiration avec une situation qui en empêche la réalisation. Concernant les jeunes et la conscience de leur place dans les rapports sociaux, il se pourrait bien que nous soyons tantôt à une croisée de chemins. Notre société, depuis quelques décennies, a libéré beaucoup d'aspirations ; voilà maintenant qu'elle ne remplit plus ses promesses. Ceux et celles qui ont eu la chance d'arriver au bon moment vont s'en tirer, mais, comme dit Bourdieu, il y a une génération qui est abusée [2].

[31]

ENTRE LE RÊVE ET L'UTOPIE

On ne peut prendre la mesure des aspirations actuelles des jeunes sans se donner un peu de recul dans le temps et sans élargir le champ de vision au-delà de ce seul groupe d'âge [3]. Les aspirations des jeunes, s'il en est, ne leur sont pas nées spontanément et ne leur sont pas réservées en exclusivité. Plutôt que de parler des aspirations des jeunes, il serait sans doute plus juste de s'interroger sur la participation des jeunes à la structure actuelle des aspirations.

C'est un lieu commun de rappeler que le Québec a connu, sur ce plan comme sur bien d'autres, de rapides et profonds changements, que Tremblay et Fortin (1964), dans leur célèbre étude, avaient résumés en évoquant le passage de « l'univers des besoins », typique d'un Québec encore traditionnel et pauvre, à « l'univers des aspirations », caractéristique d'un Québec déjà lancé sur les voies de la modernité et de la prospérité. Ce passage y était présenté comme un processus socioculturel éminemment positif collectivement et individuellement puisqu'il signifiait, selon les auteurs, le franchissement d'un seuil qualitatif dans le rapport et le contrôle que les individus et les familles entretiennent avec leurs conditions d'existence : « l'aspiration, soutenaient-ils, est la propension vers un but défini comme souhaitable et réalisable. Elle se traduit par un projet précis. Pénétrer dans l'univers des aspirations, c'est donc acquérir la possibilité de bâtir des projets susceptibles de se concrétiser dans un avenir prévisible » (p. 152). Par ailleurs, les auteurs adoptaient la thèse selon laquelle cette capacité d'atteindre à l'univers des aspirations est directement reliée au revenu dont dispose l'individu ou la famille, ce qui laissait entrevoir, pour l'ensemble de la société québécoise, une possible émancipation culturelle devant résulter du développement économique et de l'enrichissement collectif.

Tremblay et Fortin avaient cependant perçu que le même processus devant libérer les aspirations peut aussi engendrer du rêve. Déjà, au moment où ils avaient réalisé leur étude, 45 % des familles québécoises « rêvaient » de voir leurs fils (beaucoup moins leurs filles) fréquenter l'université (p. 227). Quelques années plus tard, rêves et aspirations scolaires avaient gagné toutes les couches sociales, et sans plus de discrimination ou presque à l'endroit des filles. Comme l'indiquent les résultats de l'enquête ASOPE, en 1972 plus de 80 % des parents espéraient que leurs enfants se rendent au moins jusqu'au cégep. Plus étonnante encore était la presque parfaite unanimité des aspirations professionnelles, très peu voulant voir leur enfant rester ouvrier, presque tous désirant qu'il choisisse une profession (Voir Tableau 1).

[32]

Tableau 1

Aspirations professionnelles des parents (ASOPE-1972)

Si cela ne dépendait que de vous, quel genre d'emploi aimeriez-vous que votre fils (fille) ait dans 15 ou 20 ans ?

Francophones

Anglophones

Travail technique

8,1

4,7

Ouvrier spécialisé ou contremaître

5,4

4,3

Directeur ou administrateur

2,6

1,3

Gérant

0,9

1,3

Propriétaire

1,0

0,9

Ouvrier semi-spécialisé

0,3

0,2

Service

0,3

0,4

Protection

0,6

0,4

Travail de bureau

16,5

5,9

Représentant de commerce

0,2

0,6

Propriétaire ou gérant de ferme

0,1

0,0

Employé de ferme

0,0

0,0

Ouvrier ou manœuvre

0,0

0,2

Professions

32,3

44,4

Autre travail professionnel

31,9

35,3

N

1 252

529

Source : ASOPE 1974-11.

Ce n'est certes pas ce résultat qu'escomptait le ministère de l'Éducation du Québec en lançant son « Qui s'instruit s'enrichit ». L'objectif du MÉQ n'a jamais été l'éducation la plus longue pour tous. Pour s'en convaincre, il suffit de relire quelques passages du Rapport Parent dont celui-ci : « ... la proportion des élèves destinés à poursuivre des études jusqu'au niveau supérieur peut constituer de 12 à 30 pour cent de la population, selon les critères utilisés. De 70 à 88 pour cent des élèves se prépareront à la vie ailleurs que dans les établissements d'enseignement supérieur » (t. 2, p. 47). L'utopie de la réforme scolaire — parce qu'il y en avait effectivement une — était plutôt de revaloriser le travail manuel, ce que devait permettre, croyait-on, le regroupement en une même institution, l'école secondaire polyvalente, des filières d'enseignement conduisant respectivement aux métiers manuels et aux études supérieures. Ainsi pouvait-on lire, toujours sous la plume des réformateurs du système d'enseignement, que « tous les élèves, quelle que soit leur orientation future, fréquenteront ensemble les ateliers techniques, les élèves de métier y étant sans doute supérieurs aux autres quant à l'habileté manuelle et aux qualités artisanales, ce qui préviendra chez les uns et chez les autres les complexes de supériorité ou d'infériorité intellectuelle ou sociale » (Ibid. p. 53).

[33]

Entre les rêves des parents et l'utopie de la réforme, les jeunes, eux, n'ont guère eu d'autre choix que de se donner une vision du monde tout empirique et pragmatique, et de prendre à charge d'adapter leurs aspirations aux structures sélectives de l'école et aux conditions réelles de travail dans une économie où l'on exige de plus en plus de diplômes, même si la majorité des emplois en début de carrière sont demeurés des emplois manuels ou non qualifiés. À ce sujet, on consultera, entre autres, les données compilées par Garon-Audy et al. (1979) sur l'évolution des types d'emplois des nouveaux mariés au cours de la période 1954-1974.

Aussi paradoxal que cela puisse paraître, on doit d'abord admettre que le fait d'aligner ses aspirations sur les destins sociaux dotés du plus haut niveau de prestige est bien davantage la marque d'une culture adulte que celle d'une culture jeune. Comme le font voir les études sur les aspirations scolaires et professionnelles des jeunes — dont le principal exemple au Québec demeure l'enquête ASOPE (Bélanger-Rocher) — ces aspirations se cristallisent très tôt dans le cycle de vie, soit au début de l'adolescence ; elles ne sont pas homogènes mais hétérogènes ; et cette hétérogénéité correspond elle-même à la diversité des milieux sociaux d'origine, de même qu'au partage des sexes (Tableaux 2 et 3).

Ces observations statistiques de l'enquête ASOPE sont confirmées par les résultats d'études européennes du même type, comme celle de Gokalp (1981) en France, ou plus qualitatives par leur approche comme celles de Willis (1977) en Angleterre ou de Grootaers (1984) en Belgique. À propos des projets d'avenir des jeunes, Grootaers dit ce qui suit : « À douze ou treize ans, les jeunes interrogés expriment clairement un projet scolaire et/ou professionnel marqué culturellement. Dans la plupart des cas, ils se réfèrent soit implicitement soit explicitement à un membre de leur entourage immédiat qu'ils prennent comme modèle » (p. 181). Plus près de nous, l'étude citée de Baker arrive aux mêmes conclusions : « En définitive, nous revenons toujours à l'importance du milieu socio-économique de la famille dans le choix d'une profession. Les adolescents des deux sexes avaient tendance à choisir un emploi semblable à celui d'un(e) ami(e) de la famille ou de leurs parents. Par exemple, ceux et celles dont le père était médecin voulaient souvent devenir médecins. Ceux et celles dont le père était ouvrier optaient pour un métier spécialisé ou un travail de bureau, selon le sexe de l'adolescent... » (p. 113).

[34]

Tableau 2

Aspirations professionnelles « idéales » (id.) et « réalistes » (ré.)
à douze ans chez les garçons,
selon l'occupation du père (ASOPE-1972)

OCCUPATION DU PÈRE

Aspirations professionnelles
(% vertical)

Professionnel

Administrateur

Semi
professi0onnel

Col blanc

Ouvrier
spécialisé

Ouvrier
non spécialisé

Agriculteur

TOTAL

id.

ré.

id.

ré.

id.

ré.

id.

ré.

id.

ré.

id.

ré.

id.

ré.

id.

ré.

Professionnel

57

54

40

39

40

36

40

29

28

21

22

18

12

6

32

25

Administrateur

5

5

11

10

7

7

7

8

9

7

10

11

4

5

8

8

Semi-professionnel

21

18

27

18

29

14

17

12

21

18

22

17

11

13

20

16

Col blanc

0

1

3

5

5

10

10

17

5

5

6

7

4

5

6

8

Ouvrier (et trav. des services)
spécialisé

8

7

12

16

7

12

19

22

30

31

31

24

38

34

24

24

Ouv. (et trav. des services) non spécialisé

1

2

4

5

0

2

2

3

4

5

6

11

5

8

4

6

Agriculteur

0

0

1

2

7

2

1

1

0

1

2

1

23

25

3

3

Autre ; ne sait pas

8

13

2

3

5

17

4

8

4

12

2

10

3

5

4

10

Source : L. Bernier (inédit).            N = 1 123

[35]

Tableau 3

Aspirations professionnelles « idéales » (id.) et « réalistes » (ré.)
à douze ans chez les filles,
selon l'occupation du père (ASOPE-1972)

OCCUPATION DU PÈRE

Aspirations professionnelles
(% vertical)

Professionnel

Administrateur

Semi
professi0onnel

Col blanc

Ouvrier
spécialisé

Ouvrier
non spécialisé

Agriculteur

TOTAL

id.

ré.

id.

ré.

id.

ré.

id.

ré.

id.

ré.

id.

ré.

id.

ré.

id.

ré.

Professionnelle

42

29

20

17

21

9

20

14

10

9

8

4

5

3

14

10

Administratrice

2

2

0

1

2

0

0

1

1

1

0

1

0

0

0

1

Semi-professionnelle

40

48

47

42

34

46

41

36

40

34

43

34

44

39

41

36

Col blanc

3

11

14

15

25

17

17

25

21

24

20

35

21

25

19

25

Ouvrier (et trav. des services) spécialisée

11

0

13

13

17

15

17

14

24

21

23

18

26

25

21

18

Ouv. (et trav. des services) non spécialisée

0

3

1

2

0

6

1

0

2

4

2

3

2

1

2

2

Agricultrice

2

0

0

1

0

0

0

0

0

0

0

0

0

0

0

0

Autre ; ne sait pas

0

6

4

10

2

6

3

9

3

8

3

5

1

6

3

7

N = 1 569


[36]

Qui plus est, non seulement les aspirations professionnelles sont-elles très tôt différenciées, et suivant une logique qui semble davantage celle de la fidélité aux origines que celle de la « distinction » (malgré tout le respect que nous avons pour Bourdieu), mais elles deviennent, sitôt formulées — à douze ans avons-nous dit mais peut-être même avant — des opérateurs pratiques dans la structuration subséquente des destins. À l'examen des Tableaux 2 et 3, on pouvait déjà remarquer le faible écart observable entre les aspirations « idéales » et « réalistes » que les jeunes expriment au sortir de l'enfance ; cela pouvait laisser entendre que, dès cet âge, ils vivent de façon très concrète et avec énormément de lucidité [4] les problèmes qui concernent l'engagement de leur avenir, à tout le moins de leur avenir professionnel. Avec le Tableau 4, il est permis de conclure que chez bien des adolescents les aspirations professionnelles ont le caractère de véritables projets en fonction desquels ils organisent leur itinéraire scolaire et, partant, délimitent fort précocement tout un pan de leurs conditions futures d'existence.

Que les aspirations professionnelles de la prime adolescence aient une telle portée est plutôt ahurissant, mais n'est rien moins que la réponse parfaitement adaptée des jeunes — chacun tenant compte des contraintes et des avantages propres à sa condition d'origine — aux impératifs de la division du travail et aux mécanismes qui aujourd'hui prévalent dans l'attribution des fonctions économiques et des statuts sociaux (Voir Tableau 4).

Cet embrigadement précoce des jeunes dans la préparation de leur avenir professionnel n'est certainement pas sans conséquences sur leur façon de vivre l'expérience scolaire et de définir leurs attentes vis-à-vis de l'école. Indépendamment de la passion de connaître qu'on ne peut pas postuler moindre aujourd'hui qu'hier, les jeunes, du fait qu'ils sont dès le secondaire appelés à s'inscrire dans une filière et à en assumer les conséquences à long terme, risquent d'être particulièrement exigeants par rapport à la valeur d'usage qu'il est possible de tirer d'un apprentissage technique (Fournier, 1980), du pouvoir de négocier que peut éventuellement leur donner tel choix de cours, de la valeur d'échange que pourra leur apporter au bout du compte leur diplôme (Bourdieu et Boltanski, 1975) [5]. Si l'on fait vivre aux jeunes des problèmes d'adultes, il ne faut pas se surprendre d'en obtenir des réponses d'adultes.

[37]

Tableau 4

Aspirations professionnelles « réalistes » à douze ans et cheminement scolaire subséquent,
chez les garçons (G) et chez les filles (F) (ASOPE-cohorte 1)

CHEMINEMENT SCOLAIRE ( % HORIZ.)

Aspirations professionnelles

Se rend
au cégep

Termine
le secondaire

Ne termine pas
le secondaire

Professionnel

G.

72

21

7

F.

70

26

4

Administrateur

G.

42

37

20

F. *

55

45

0

Semi-professionnel

G.

51

38

11

F.

53

34

13

Col blanc

G.

45

39

16

F.

30

53

13

Trav. des serv. spécialisé

G.

25

43

32

F.

28

48

24

Ouvrier spécialisé

G.

25

44

31

F. •

14

29

57

Ouv. (et t. des serv.) non spécialisé

G.

18

53

29

F.

16

32

52

Agriculteur

G.

20

60

20

F.

33

66

0

Total

G.

44

37

19

F.

42

41

17

* Les pourcentages sont calculés, pour ces trois catégories d'aspirations féminines, sur des fréquences très petites. N = 2 826


MORATOIRE
OU VIEILLISSEMENT PRÉCOCE ?


« Chaque société et chaque culture, soutient Erikson (1972), institutionnalise un certain moratoire pour la majorité de la population jeune » (p. 164). L'auteur définit comme suit ce qu'il entend par moratoire :

Un moratoire est une période de délai accordé à quelqu'un qui n'est pas encore prêt à faire face à une obligation ou imposé à celui qui aurait besoin de prendre son temps. Par moratoire psycho-social, nous entendons alors un délai pour des engagements d'adulte, et [38] cependant ce n'est pas seulement un délai. C'est une période caractérisée par une marge d'options diverses, accordée par la société, et par un comportement ludique provocateur de la part des jeunes, comportement qui conduit souvent cependant à un engagement profond encore que passager chez ces mêmes jeunes, et se termine du côté de la société, par une confirmation plus ou moins solennelle de cet engagement (p. 164).

Cette problématique du moratoire psycho-social a été et demeure une idée généreuse d'adulte de bonne volonté, mais ne doit pas servir à camoufler la situation réelle que vit la majorité des jeunes et pas plus celle qui caractérise aujourd'hui l'âge adulte. La jeunesse, il faut bien l'admettre, n'est pas synonyme d'insouciance et d'irresponsabilités ; par contre, l'entrée dans les rôles qui définissent le statut d'adulte (rôles qu'Alain Girard dans sa préface au livre de Gokalp (1981) résume par le choix d'un métier, le choix d'un logement et le choix d'un conjoint) n'a plus autant qu'avant le caractère d'un engagement définitif et exclusif. Sans forcément aller dans le sens d'Alzon (1977) selon qui la société de consommation entraîne nécessairement avec elle l'« immaturité » des individus qu'ils soient jeunes ou adultes, et sans non plus adopter le point de vue de Lasch (1979) lorsqu'il affirme sans nuances que la société bourgeoise nord-américaine a fait de nous des « personnalités narcissiques » ayant perdu « notre aptitude à nous intéresser à quoi que ce soit d'autre que notre moi » (p. 126), on perçoit effectivement des indices selon lesquels l'état adulte ne se définit plus seulement par l'aménagement d'un équilibre entre deux ordres de responsabilités : les servitudes et implications publiques (travail ; participations sociales) d'une part, les devoirs et attachements privés (famille ; vie de couple) d'autre part, mais qu'il comporte aussi sa zone propre d'irresponsabilité qu'il vaudrait mieux qualifier de responsabilité à l'égard du moi [6].

Ce que l'on avait cru être le propre de l'adolescence, puis de la « post-adolescence » (Le Bras 1983 ; Chamboredon 1985), c'est-à-dire cette liberté consentie par la société de pouvoir s'occuper de soi-même et de prendre le temps d'écouter ses angoisses semble maintenant faire partie de l'ordinaire de la vie adulte. Paradoxalement, toutefois, il est peut-être devenu plus difficile aux jeunes de profiter réellement et en toute quiétude des années de grâces qui leur sont en principe allouées. Nous avons vu plus haut à quel point les jeunes étaient dès l'âge de douze ans inscrits dans un processus de définition d'eux-mêmes axé sur le monde du travail. Les quelques études concernant le budget-temps des jeunes indiquent pour leur part, comme le font remarquer [39] Dumas, Rochais et Tremblay (1982), que « le temps des études n'est pas la partie de plaisir qu'on imagine facilement » (p. 63). Ces auteurs estiment à près de 40 par semaine la moyenne d'heures d'étude d'un cégépien. Ils ajoutent également que selon les chiffres disponibles, près de la moitié des étudiants de cégep « cumulaient un emploi régulier ou occasionnel avec leurs études » (p. 62). La rareté des emplois, surtout pour ceux qui n'ont pas terminé le secondaire (Corbeil 1980), mais même pour ceux qui détiennent une formation professionnelle de niveau cégep ou encore un diplôme universitaire relié aux secteurs mous de l'économie (André Noël, La Presse, 13 et 15 juillet 1985), oblige également bien des jeunes à accepter à peu près n'importe quel travail ne serait-ce que pour accumuler cette « expérience » du marché du travail que les employeurs s'acharnent de façon tout à fait irrationnelle (ou machiavélique) à exiger d'eux alors qu'ils ont 25 ans, 20 ans, 18 ans ! Ce consentement des jeunes à remplir des emplois souvent pénibles et sous-payés est d'autant plus remarquable qu'il provient d'une génération qui, peut-on lire (Girard, Gauthier et Vinet 1978 ; Sartin 1977) n'a pas intégré la mystique du labeur et s'est psychologiquement préparée à un travail qui sache rejoindre les intérêts de l'individu, qui soit rétribué à la mesure de l'effort fourni et qui puisse respecter les droits de la personne.

Ces « compromis » au travail laborieux, mais plus globalement la contribution massive que les jeunes apportent à l'effort collectif, que ce soit par les études (qui de plus en plus ont le statut d'étape préparatoire au travail) ou par le travail « productif » proprement dit, trouvent évidemment leur explication dans le fait que ces activités répondent soit au désir immédiat de jouir d'une relative indépendance économique, soit à l'espoir de pouvoir un jour réaliser la carrière pour laquelle on s'est préparé, soit à la nécessité de se donner le maximum de chance pour affronter la vie et notamment pour fonder une famille, ce qui semble être encore la priorité numéro un des jeunes (ASOPE 1974-1 ; Baker 1985, etc.). Dans tous les cas, cela témoigne du sérieux de leur projet d'existence ; cela indique que peu hésitent à gruger sur le « temps à soi » ; cela veut dire que la majorité des jeunes se comportent très tôt en adultes.

Quant à ceux qui choisissent de vivre le stéréotype de l'adolescence insouciante, ils courent le risque de la payer cher, surtout s'ils sont de classe populaire, mais même s'ils sont de famille aisée. D'abord, malgré tout ce que l'on dit du « laisser-faire » qui est censé prévaloir dans le système d'enseignement, l'étau scolaire se resserre tôt ou tard [40] sur les dilettantes en restreignant leurs possibilités de choix, en les mettant sur des voies d'évitement, et en sapant éventuellement même leurs chances d'effectuer plus tard un retour aux études. Le couperet des parents ne tarde pas lui non plus à tomber. Si, aujourd'hui, les jeunes cohabitent plus longtemps avec leurs parents (Le Bras) et peuvent compter la plupart du temps sur leur appui financier et moral pour tout ce qui concerne la préparation de leur « entrée dans la vie », peu de parents par contre acceptent d'entretenir leurs enfants « à ne rien faire ». On a même entendu récemment une dame française venir faire la promotion de son livre où elle encourage les parents à « foutre » leurs enfants à la rue.

Pas fous, la plupart des jeunes s'arrangent pour répondre au moins minimalement à ce que l'on attend d'eux, en fonction des moyens que leur fournit leur milieu et conformément aux aspirations personnelles que leur propre cheminement les aura amenés à se donner. Le résultat s'appelle reproduction sociale.

*  *  *

À tout cela, il y a une contrepartie et il n'est pas sûr que nos sociétés, actuellement, y répondent adéquatement.

On ne peut demander aux jeunes d'investir dans l'avenir sans leur fournir d'abord le minimum de garantie qu'il y aura un avenir, et deuxièmement sans leur permettre d'y participer le moment venu. Or, chez les 15-25 ans, les taux de chômage se maintiennent depuis quelques années autour de 20 %.

On ne peut pas faire reposer tout le poids du processus d'attribution des statuts sociaux sur des aspirations d'enfance sans permettre à chacun de revenir éventuellement sur ses choix et de se réorienter. Or, dans un document officiel du ministère de l'Éducation du Québec (1979), on lit en page 147 :

Au 30 septembre 1977, sur 8 840 élèves ayant reçu l'enseignement professionnel court, seulement 1 411 ont la possibilité de poursuivre leur formation au professionnel long et ce, dans deux secteurs seulement. Las élèves du professionnel court doivent reprendre une ou plusieurs années complètes, s'ils désirent poursuivre leur formation générale. Les taux de passage du secondaire professionnel au niveau collégial sont respectivement de 4,2 %, 4,8 %, et 5,6 % pour les années 1974, 1975 et 1976.

[41]

Gokalp estime pour sa part à 25 % le nombre de jeunes de moins de 25 ans, le plus souvent parmi les moins scolarisés, qui regrettent leur orientation professionnelle (p. 65).

On ne peut pas, toute la durée de l'adolescence, drainer l'énergie et canaliser la passion des jeunes dans des filières de formation qui vont s'avérer des culs-de-sac professionnels. Or, pour les diplômés en éducation qui sortent d'année en année des universités, il n'y a pratiquement plus de débouchés. La situation est identique pour plusieurs détenteurs de diplômes d'enseignement collégial ou universitaire, sans parler de ceux du secondaire.

On ne peut pas demander aux jeunes qu'ils assument personnellement la responsabilité de leurs erreurs et de leur insouciance, en plus de subir professionnellement les aléas d'un développement techno-capitaliste incontrôlé sans leur accorder plein droit aux privilèges d'adultes. Or, sauf exceptions récentes, les jeunes n'ont pas encore droit à l'égalité de l'aide sociale.

On pourrait multiplier les exemples de « ruptures de contrat » de la part de la société à l'endroit des jeunes. Le principal, il faut le répéter, demeure l'inefficacité des pouvoirs actuels à donner aux jeunes le travail et la qualité de travail qui leur sont dus. Tout le reste en découle.

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TRAVAUX CITÉS

Alzon, Claude, La mort de pygmalion : essai sur l'immaturité de la jeunesse, Paris, Maspéro, 1974,

Asope, Analyse descriptive des données de la première cueillette, Fac. des Sc. de l'éducation, Université Laval, Dépt. de sociologie, Université de Montréal, 1974, volume 1 : les étudiants ; volume 2 : les parents.

Baker, Maureen, « Quand je pense à demain... » Une étude sur les aspirations des adolescentes, Ottawa, Conseil consultatif canadien de la situation de la femme, 1985.

Bourdieu, Pierre, La distinction, Paris, Minuit, 1979.

Bourdieu, Pierre et Luc Boltanski, « Le titre et le poste », Actes de la recherche en sciences sociales, 2 (mars 1975) 95-107.

Chamboredon, Jean-Claude, « Adolescence et post-adolescence : la « juvénisation ». Remarques sur les transformations récentes des limites et de la définition sociale de la jeunesse », dans A-M. Alléon et al (éd.). Adolescence terminée, adolescence interminable. Colloque national sur la post-adolescence, Paris, PUF, 1985.

Corbeil, Paul, « L'abandon scolaire et le marché du travail », Critère, 29, août 1980, 43-60.

Dumas, Suzanne, Gérard Rochais et Henri Tremblay, Une génération silencieusement lucide ! Québec, Gouvernement du Québec, 1982.

Erikson, Erik, Adolescence et crise, Paris, Flammarion, 1972.

Ferrarotti, Franco, « L'emploi des jeunes en Europe : problèmes et perspectives » dans UNESCO, Jeunesse et travail, l'incidence de la situation économique sur l'accès des jeunes à l'éducation, la culture, le travail, 1979.

Fournier, Marcel, Entre l'école et l'usine, Montréal, Albert Saint-Martin/CEQ, 1980.

Garon-Audy, Muriel, Jacques Dofny et Alberte Archambault, Mobilités professionnelles et géographiques au Québec, 1954-64-74, Montréal, ministère des Affaires sociales, nov. 1979.

Girard, Michel, Hervé Gauthier et Alain Vinet, Les jeunes Québécois et le travail, Québec, OPDQ, 1978.

Gokalp, Catherine, Quand vient l'âge des choix, Paris, PUF, INED, 1981.

Gouvernement du Québec, L'école québécoise : énoncé de politique et plan d'action. Québec, MÉQ, 1979.

Grootaers, Dominique, « Les jeunes, l'école, la formation », dans Culture mosaïque, Bruxelles, Vie ouvrière, 1984, p. 172-193.

[44]

Lasch, Cristopher, Le complexe de Narcisse, Paris, Robert Laffont, 1979.

Le Bras, Hervé, « L'interminable adolescence ou les ruses de la famille », dans Le Débat, « Entrer dans la vie aujourd'hui », n° 25 (mai 1983), Gallimard, 118-125.

Noël, André, « Les cégeps proposent des cours professionnels sans débouchés », La Presse, samedi, 13 juillet 1985, p. 1 ; « Emplois : un avenir peu enviable guette les finissants universitaires », La Presse, lundi, 15 juillet 1985, p. 1.

Rapport de la commission royale d'enquête sur l'enseignement dans la province de Québec, Québec, 1964, tome 2, ch. II : « Les structures proposées ».

Sartin, Pierrette, Jeunes au travail/Jeunes sans travail, Paris, Les Éditions d'organisation, 1977.

Tremblay, Marc-Adélard et Gérald Fortin, Les comportements économiques de la famille salariée du Québec, Québec, Les Presses de l'Université Laval, 1964.

Willis, Paul, Learning to Labour : How working class kids get working class jobs, Westmead, Saxon House, 1979.



[1] Selon une récente étude sur les aspirations des adolescentes faite pour le Conseil consultatif canadien de la situation de la femme (Baker, 1985), il semble bien qu'actuellement les femmes n'en soient pas encore là.

[2] « Le décalage entre les aspirations que le système d'enseignement produit et les chances qu'il offre réellement est, dans une phase d'inflation des titres, un fait de structure qui affecte, à des degrés différents selon la rareté de leurs titres et selon leur origine sociale, l'ensemble des membres d'une génération scolaire. Les classes nouvellement venues à l'enseignement secondaire sont portées à en attendre, par le seul fait d'y avoir accès, ce qu'il procurait au temps où elles en étaient pratiquement exclues (...). La déqualification structurale qui affecte l'ensemble des membres de la génération, voués à obtenir de leurs titres moins que n'en auraient obtenu la génération précédente, est au principe d'une sorte de désillusion collective qui incline cette génération abusée et désabusée à étendre à toutes les institutions la révolte mêlée de ressentiment que lui inspire le système scolaire » (Bourdieu, 1979, 159-164).

[3] On aura remarqué que pour les fins de ce texte, nous nous référons à une définition plutôt large de la jeunesse, sans d'ailleurs préciser ce qui distingue les phénomènes reliés au stade où en est rendu l'individu dans son cycle de vie et ceux qui relèvent de l'appartenance à sa génération.

[4] Cette lucidité est mise en évidence dans à peu près toutes les analyses qui procèdent de témoignages recueillis auprès des jeunes. Dumas, Rochais et Tremblay (1982) en ont fait le titre de leur synthèse sur le profil socioculturel des jeunes en parlant d'une génération silencieusement lucide.

[5] Combien de professeurs restent quotidiennement ébahis d'entendre leurs meilleurs étudiants, leurs étudiants les plus motivés, négocier serré, et dès le début du baccalauréat, la moindre fraction de note en vue d'accroître leur moyenne pour éventuellement entrer en maîtrise et y obtenir une bourse.

[6] Que l'on pense ici aux années sabbatiques, aux congés sans solde, mais aussi aux commissions de santé et sécurité au travail, toutes traces institutionnelles de ce souci (perçu de plus en plus comme légitime) à l'endroit de sa propre personne. Peut-être est-ce là, d'ailleurs, un acquis de civilisation que l'on doit en particulier au féminisme.


Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mardi 2 novembre 2021 10:42
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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