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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Marc-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. Montréal: VLB Éditeur, 1995, 208 pp. Collection: Partis pris actuels. [Autorisation formelle accordée par l'auteur le 9 mars 2008 de diffuser ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]

Introduction

 

Aujourd’hui, peut-être plus que jamais, ce qui devrait démarquer le journaliste de la foule des communicateurs patentés de nos sociétés occidentales est sa prétention à contribuer au bien commun en informant ses concitoyens des faits, des événements, des opinions et des idées afin de maintenir une démocratie vigoureuse et ouverte à la participation, autrement dit saine. Malheureusement, il faut vraiment parler de prétention, au sens d’un énoncé dont la correspondance avec la réalité reste encore à démontrer dans les meilleurs cas, est douteuse dans les pires. On peut remettre en question la validité d’une telle prétention. 

Le devoir d’informer que plusieurs journalistes reconnaissent comme étant la finalité de leur fonction doit être remis à sa place, c’est-à-dire conçu comme un moyen. La finalité journalistique qui doit s’imposer en lieu et place est le service de l’intérêt général, un concept qu’il me faudra cerner de plus près au risque d’écrire dans le vide. Le devoir d’informer comme finalité soulève une foule de problèmes: À quel prix faut-il informer? Comment définir l’information dont on parle? Pourquoi l’information des communicateurs et relationnistes ne serait-elle pas aussi crédible et légitime que celle des journalistes? Cette dernière interrogation, surtout, soulève la question des clients de l’informateur: entreprises, organismes ou gouvernements pour les communicateurs; grand public et concitoyens pour les journalistes. On voit bien que le service de l’intérêt général s’impose comme la finalité permettant au journaliste de se différencier au sein de la constellation de communicateurs. 

Pour les journalistes, être réellement au service du public, de l’intérêt général et du maintien d’une saine démocratie implique des balises très strictes, des devoirs professionnels en quelque sorte. S’annonce alors une déontologie particulière pour des communicateurs particuliers. Dans un univers de communication et de circulation massive et instantanée des informations, le journaliste ne se distinguera des communicateurs que par son adhésion à des règles déontologiques claires, observées, connues du public et dont les transgressions arbitraires ou motivées par l’attrait des gains personnels, aux dépens de l’intérêt général, seront passibles de sanctions morales ou matérielles. Le journaliste n’est pas qu’un communicateur, il est aussi un chercheur qui se livre à une forme d’interrogatoire public, au nom de ses lecteurs, auditeurs et téléspectateurs, au nom de ceux qu’il représente. D’où la nécessité de respecter des règles déontologiques faisant appel à son honnêteté intellectuelle, à son intégrité, à sa rigueur et à son impartialité, tout ce qu’abhorrent les planqués. Historiquement, il a été beaucoup plus fréquent que les journalistes québécois ne s’embarrassent pas trop de déontologie professionnelle, lorsque celle-ci nuisait à leurs intérêts particuliers, et cette attitude existe toujours. 

Pour se distinguer des communicateurs de tout genre qui ne cherchent qu’à persuader, à convaincre, à vendre par l’information — quand ce n’est pas la désinformation —, le journaliste doit prendre résolument le virage déontologique et le parti de l’intérêt général. S’il ignore ces conditions nécessaires, le journaliste ne pourra plus plaider l’utilité sociale de sa fonction. Il y perdra aussi toute la légitimité de son rôle de représentant du public qui lui permet de contraindre les puissants de ce monde à rendre des comptes, à divulguer des choses qu’ils préféreraient toujours occulter afin de mieux consolider leur pouvoir politique, économique et social. 

La légitimité du journalisme n’est pas un don divin. Elle tient à un consentement généralisé qu’on peut qualifier de contrat social et découle d’un processus complexe dans lequel les journalistes jouent un rôle capital. Ceux qui ne sont pas à la hauteur des exigences liées à leur fonction ne font pas que discréditer leur profession, ils en minent aussi la légitimité. Même le roc s’érode sous les assauts répétés du vent! Du même coup, ils mettent en péril un des seuls véritables pouvoirs sociaux qui, en principe, est indépendant des intérêts particuliers. Il faut bien distinguer ici le journalisme, d’une part, et les journalistes et entreprises de presse, d’autre part. Le premier est une fonction sociale abstraite qui se concrétise dans les seconds par l’intermédiaire d’individus et de structures. Le risque est que les intérêts particuliers des seconds — qui prennent souvent la forme de course effrénée aux profits, de quête inconsidérée de notoriété personnelle, de sollicitation d’avantages et de privilèges divers — s’imposent de façon telle que le premier soit ramené au seul plan ostentatoire, un élément de rhétorique dont on vantera les vertus sociales quand la défense des intérêts corporatistes l’exigera. 

La société est entièrement justifiée de réclamer des comptes non seulement aux dépositaires de sa souveraineté politique ou économique, mais aussi aux détenteurs de droits, de privilèges, de libertés et de responsabilités d’informer honnêtement et impartialement que sont les journalistes. Le malheur est que les journalistes échappent au principe même d’imputabilité qu’ils invoquent haut et fort pour forcer les autres acteurs sociaux à faire preuve de transparence devant ce qui est devenu le tribunal de l’opinion publique, à défaut d’être un agora. 

Les journalistes sont beaucoup plus conciliants entre eux qu’ils ne le sont envers autrui. Ils tolèrent au sein de leur groupe des comportements qu’ils dénoncent quotidiennement chez les médecins, les juges, les policiers ou encore chez les élus. Ils ont l’acharnement sélectif. Les crises de légitimité s’abattent médiatiquement sur les juges, les sénateurs, les députés et ministres, souvent avec raison du reste. Mais les planqués de l’entourage professionnel des journalistes y échappent constamment. 

En refusant de rendre des comptes à ceux qu’ils représentent, en se plaçant continuellement au-dessus des critères à partir desquels ils estiment d’intérêt public la divulgation de comportements et attitudes d’autres acteurs sociaux, les journalistes nient à la fois leurs responsabilités, les principes éthiques et d’imputabilité, autant d’éléments importants du contrat social qui fondent leur légitimité. 

Il ne suffit plus, désormais, d’énoncer les principes éthiques et déontologiques du journalisme, il faut dénoncer les abus comme les insuffisances. Il devient impératif d’envisager l’éventualité que le journalisme se retrouve en marge de toute légitimité sociale, ce qui ouvrirait la porte à d’autres types d’abus de la part des acteurs sociaux aujourd’hui observés à la loupe médiatique, qui pourraient enfin profiter du discrédit journalistique pour s’échapper avec le butin sans crainte d’être dénoncés. 

Préserver la légitimité du journalisme passe obligatoirement par la surveillance des journalistes. L’idéal de l’autodiscipline d’une des professions les plus libres qui soient s’est soldé par une demi-réussite dans les meilleurs cas, un pénible échec la plupart du temps. Il n’existe pas une façon idéale (one best way) de préserver la légitimité du journalisme. Il faudra plutôt recourir à un ensemble de moyens raisonnables, allant des codes de déontologie aux comités de vigilance des citoyens, en passant par les ombudsmans et conseils de presse. L’amalgame cohérent et modéré de ces différents mécanismes de contrôle ne peut qu’améliorer radicalement le bilan déontologique de la profession. Il faudrait idéalement que les gouvernements soient tenus à l’écart de ces mécanismes, mais rien n’empêche qu’ils s’y engagent indirectement si les entreprises de presse et les journalistes acceptent de faire des gestes concrets et ont besoin du soutien de l’État. 

Toutefois, une intervention directe et modérée de l’État ne peut être complètement écartée a priori. Elle serait même justifiée si aucun mécanisme de contrôle concret n’était mis en oeuvre par les entreprises de presse ou les associations de journalistes dans le but de mettre fin, dans l’intérêt général, au déséquilibre qui existe présentement entre les droits et obligations de l’ensemble des autres acteurs sociaux, soumis aux décisions parfois arbitraires des journalistes, et le pouvoir démesuré que ces derniers s’attribuent en refusant de rendre des comptes et en occultant des comportements contraires aux clauses du contrat social les liant à ceux qu’ils sont censés représenter: les citoyens. 



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mercredi 23 juillet 2008 6:00
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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