Bulletin électronique Forum, vol. 41, no 9, 30 octobre 2006. Montréal: Université de Montréal.
“Les accommodements raisonnables:
des affronts aux valeurs communes?
Selon Marie-Andrée Bertrand, les demandeurs d’accommodements raisonnables sont décriés au sein même de leur communauté.”
Marie-Andrée Bertrand, criminologue,
École de criminologie, Université de Montréal.
Courriel: [email protected]
La scène se passe dans un hôpital de Montréal. Une femme sur le point d’accoucher se présente accompagnée de son mari, qui exige que ce soit une femme qui s’occupe de sa conjointe. Dans la salle d’accouchement, l’obstétricienne découvre que cette patiente est infibulée et excisée et qu’elle n’a jamais consulté de médecin pendant sa grossesse. Le mari se poste à la porte pour empêcher tout homme qui viendrait aider sa consœur d’entrer dans la salle.
« L’obstétricienne qui m’a rapporté ce cas a failli s’évanouir en voyant l’état de cette femme, même si elle avait déjà vu des blessés graves à l’urgence, raconte Marie-Andrée Bertrand, professeure à l’École de criminologie. Plusieurs éléments portent à croire que l’infibulation et l’excision ont été pratiquées à Montréal. C’est insupportable ; il faut dénoncer et sanctionner les auteurs de telles charcuteries. »
Pour Mme Bertrand, l’hôpital n’avait pas à se plier, au nom des accommodements raisonnables, aux exigences de cet homme qui outrepassait son rôle en s’arrogeant un pouvoir discrétionnaire que ne lui confère pas le système de santé public. « L’offense, c’est que le refus de la présence d’un homme dans la salle ne venait pas de la femme mais du mari, souligne la criminologue. Que serait-il arrivé s’il n’y avait pas eu d’obstétricienne disponible ? »
Cheval de Troie
Des situations de ce genre sont de plus en plus fréquentes dans les établissements de santé. Autres cas signalés par Mme Bertrand : une infirmière musulmane observe le ramadan au point d’être trop faible pour s’occuper adéquatement des piluliers; une préposée cesse le travail à midi pour faire sa prière même si personne d’autre ne peut assurer les services aux bénéficiaires.
« Ces personnes ont pour fonction de veiller sur les malades ; si leur religion les en empêche, elles ne répondent plus aux exigences du travail », déclare Marie-Andrée Bertrand.
La criminologue participait, le 24 octobre, à un débat sur la problématique des accommodements raisonnables organisé par le Centre culturel chrétien de l’église des Dominicains. Son vis-à-vis était l’avocat Julius Grey, qui a défendu la cause du kirpan à l’école et de l’érouv à Outremont.
La position de Marie-Andrée Bertrand s’inscrit résolument à contrecourant des propos généralement défendus par les tenants du pluralisme. C’est avec calme et modération, sans aucune agressivité et en mesurant chacune de ses paroles que la professeure s’est avancée sur ce terrain miné.
« Les accommodements réclamés par les pratiquants de stricte observance sont des affronts aux valeurs québécoises et canadiennes, a-t-elle dénoncé en entrevue à Forum. Plus on fait de place aux accommodements, plus on favorise l’intégrisme, qui s’en nourrit. C’est un cheval de Troie dans la culture d’un peuple qui cherche à renforcer les principes d’égalité et de respect. »
La criminologue souligne qu’en démocratie, ce sont les élus qui font les lois et non les tribunaux. « Ces lois reflètent le vœu de la majorité et doivent servir le bien commun. Leur application n’a pas à être contournée par des demandes provenant de chefs religieux qui ne savent pas ou ne veulent pas savoir comment fonctionnent les sociétés démocratiques.» Selon la vision qu’en a Mme Bertrand, les demandes d’accommodements sont le lot de groupes minoritaires au sein des différentes communautés culturelles, religieuses ou ethniques. «La tendance majoritaire au sein de ces communautés est de ne pas afficher de signes d’appartenance extrême ou de pratique vieillotte et marginale dans leur propre culture. La majorité est outrée de voir les tribunaux autoriser des dérogations qui créent des brèches dans la culture du pays qu’ils ont choisi. »
À titre d’exemple, la professeure mentionne que la plupart des juifs ne sont pas d’accord avec les pratiques des Hassidim qui ont réclamé et obtenu un érouv à Outremont. Les Arabes et les musulmans ne seraient pas collectivement contre l’égalité des sexes. Chez les sikhs, le port du turban dans la GRC et du kirpan à l’école aurait suscité de vives polémiques au sein de cette communauté.
Résister à l’intégrisme
Les valeurs menacées par les brèches sont notamment la laïcité et l’égalité des sexes. « Notre démocratie est relativement jeune mais bien établie, remarque Marie-Andrée Bertrand. Cependant, la laïcité est encore plus jeune et vulnérable. Il est clair que certains pratiquants d’observance rigoureuse n’acceptent pas cette laïcité. Leurs réclamations procèdent d’une conception intégriste de la religion; il faut y résister. »
Mais ne devrait-on pas être tolérants à l’égard de pratiques qui ne font pas partie du paysage culturel traditionnel canadien ? « Non, répond la criminologue. Nous n’avons pas à tolérer dans l’espace public des manifestations qui contredisent les valeurs communes. »
L’espace public, dans son esprit, n’est pas que celui des établissements comme l’école, les tribunaux ou les hôpitaux, il inclut également la rue. «On n’a pas à modifier l’apparence extérieure d’une habitation pour des raisons religieuses lorsqu’on a déjà signé un contrat nous engageant à ne pas le faire», signale-t-elle en faisant allusion aux soukas de la résidence Le sanctuaire, à Outremont.
« Et le comportement public d’hommes qui accaparent la rue en obligeant les femmes à marcher derrière et qui s’interdisent d’adresser la parole à leurs propres filles à l’extérieur de la maison me rend malade, dit-elle. Cela est contraire à l’esprit et à la lettre des chartes des droits et libertés. J’ai le droit de dire que je ne veux pas de ce spectacle dans l’espace public. »
Dans ses séminaires, la professeure refuserait donc une étudiante qui se présenterait le visage voilé, comme on commence à en voir sur le campus. «Il faut avoir un contact visuel avec le visage pour communiquer», fait-elle valoir.
La criminologue s’inquiète en fait de ceux qui pratiquent l’entrisme pour combattre les notions démocratiques d’égalité et construire une société sur le modèle du ghetto. «Pour éviter les ghettos, il faut limiter au maximum les repliements et il faut que la société d’accueil se respecte elle-même.»
Daniel Baril