Introduction
Il y a un an, nous revenions au Québec après dix ans d'absence. L'observateur le plus superficiel pouvait constater qu'une nouvelle société québécoise était née durant cette décennie. Nous nous sommes cependant demandé si la société d'avant 1960, celle dans laquelle nous avions vécu, était réellement morte. Pour répondre à notre question, nous avons abordé le Québec comme l'anthropologue qui débarque dans un pays étranger, ayant sur lui cependant l'avantage de con naître la langue et les principales institutions du pays mais aussi le désavantage d'avoir partie liée avec l'objet d'étude.
Le Québec forme une société industrielle complexe et il serait prétentieux de croire qu'un séjour d'un an au Québec puisse permettre de prendre contact avec les différents secteurs de cette société et avec les différents groupes de citoyens. Nous nous sommes volontairement limité à une catégorie de gens et c'est ainsi que notre année s'est passée au milieu des groupes d'extrême droite et plus particulièrement des Bérets Blancs. En redécouvrant le Québec à travers tous ceux qui refusent le changement intervenu durant la dernière décade, nous avons été directement renvoyé à la nouvelle société québécoise mais aussi au Québec d'hier.
Les sciences sociales d'hier recherchaient les constantes, les coutumes dans les sociétés et, grâce à une certaine prédictibilité fondée sur ces continuités, en arrivaient à formuler des théories générales ; face aux sociétés industrielles et postindustrielles, ces mêmes sciences tendent plutôt à expliquer la réalité sociale comme un processus en transformation. Il n'existe plus nulle part de sociétés homogènes qui seraient restées à l'écart des grands bouleversements de la dernière décade mais où qu'ils aillent ce sont des sociétés en déséquilibre, vivant un long et pénible rite de passage qui en fera on ne sait quoi, que les sociologues et les sociopsychologues rencontreront. Partout le monopole culturel du système est contesté et brisé, partout c'est le dépérissement par l'intérieur des institutions traditionnelles qui sont de moins en moins aptes à répondre aux besoins de l'homme moderne. Dans toutes les sociétés - et au Québec comme ailleurs - le chercheur social fait face à une culture dominante et à de nombreuses sous-cultures qui sont toutes en compétition avec les normes de la culture dominante.
Le Québec vit une période de changements ultra-rapides et nous considérons qu'une étude portant sur les harmonies et l'équilibre des composantes culturelles de notre société serait inopératoire et passerait à côté des vrais problèmes. Nous croyons qu'une étude approfondie d'une ou de plusieurs sous-cultures a de meilleures chances de succès qu'une étude systématique de la culture dominante. Les sous-cultures, telles que nous les comprenons ici, se présentent comme un phénomène complexe, assez près d'une part de l'anomie sociale de Durkheim - Merton et pouvant d'autre part être mises en relation avec les notions d'anormalité et de pathologie sociale. Plutôt que de sous - ou de para - culture, nous préférons parler cependant de déviance, terme qui nous semble assumer davantage les connotations sociologiques et psychologiques de cette nouvelle réalité sociale. Il faudra cependant purger cette notion de ses relents négativistes car dans le cadre du nouveau consensus social reconnaissant la diversité plus que l'uniformité comme une valeur, la déviance définit, sans porter de jugement de valeur, la seule position d'un groupe par rapport à un autre groupe considéré comme dominant et central. Cette problématique nous oblige à revoir de fond en comble les notions d'intégration sociale, de seuil de tolérance face à la dysfonctionnalité, de mécanismes individuels et collectifs de défense face à la contrainte sociale, et toutes les autres notions élaborées dans le cadre des sociétés statiques et intégrées.
Le lieu privilégié pour aborder la culture dominante passe par la déviance. De même que l'individu marginal est susceptible d'éclairer les processus mentaux des autres hommes, les groupes déviants ne pourraient-ils pas jeter une lumière nouvelle sur l'idéologie dominante. Les déviants sont en effet les analyseurs de la société parce qu'ils apparaissent plus sensibles à certains messages du système central, messages qui ne sont nullement enregistrés par les gens dits « normaux » ; l'information la plus pertinente est souvent entre leurs mains, car pour s'opposer efficacement à la machine du système, ils ont dû en démonter tous les mécanismes. La déviance nous apparaît comme le lieu privilégié où l'idéologie dominante se dévoile dans ses concepts-clés ; elle se présente comme un miroir déformant mais comme un miroir tout de même. L'étude d'un groupe marginal se transforme donc ipso facto en une étude de la société elle-même.
La dynamique du sectarisme ou de ce que nous préférons appeler le phénomène de la déviance s'exprime dans presque tous les secteurs de la vie socioculturelle - en politique, art, littérature et jusque dans les enceintes sacrées de la science elle-même, mais il nous semble que ce soit dans le domaine religieux que les passions se déploient avec le plus de violence. En nous penchant d'une manière exclusive sur la dynamique du sectarisme religieux et plus spécialement sur un seul groupe religieux déviant, nous voulons contribuer à une meilleure compréhension des mécanismes sociaux modernes. Aussi longtemps que les sociétés et les Églises ne seront pas fondées sur un nouveau consensus social, celui de la reconnaissance de la diversité et de l'acceptation du conflit (latent ou manifeste) reconnu comme valeur, les chefs politiques et religieux ne pourront que recourir à des arguments 'fascisants' et poursuivent sans fin une illusoire intégration sociale.
Nous disons donc que la déviance religieuse n'est qu'un aspect partiel d'un phénomène global qui investit tous les secteurs de la vie socioculturelle et nous considérons ce phénomène moins comme la conséquence d'une désintégration sociale que comme l'apparition d'un nouveau 'pattern' de vie sociale. À l'intérieur de la diversité que nous constatons dans la société, nous privilégions ainsi les extrêmes et nous maintenons qu'un éclairage sur ces points extrêmes jette en même temps une lumière sur le centre : en d'autres mots, dans le cadre actuel du changement, étudier un groupe extrémiste de gauche ou de droite revient à étudier la société elle-même - Présente et passée - car c'est en fonction de celle-ci que ceux-là se structurent.
Il nous faut maintenant nous pencher sur les formes sociologiques de la déviance : les déviants sont marginalisés à droite et à gauche par les institutions sociales dominantes et forment des groupes qui se caractérisent par un certain type de comportements, une certaine idéologie, et qui se prêtent bien à l'observation participante. La déviance n'est pas seulement révélatrice de l'autre réalité à partir de laquelle elle se définit, mais elle est aussi en elle-même porteuse d'un sens que le groupe dominant refuse le plus souvent, dont il s'accommode d'autres fois ou enfin qu'il peut aussi reconnaître et intégrer. Nous n'envisageons pas la déviance à partir des catégories de la psycho et sociopathologie mais nous l'inscrivons dans une perspective de recherche du sens. En insistant sur la déviance comme phénomène positif, nous ne voulons nullement minimiser les incidences pathogènes du 'social change' et du 'cultural lag' sur certains individus dont le seuil de tolérance est particulièrement bas. Nous reconnaissons qu'il peut y avoir pathologie mais nous envisageons d'abord le phénomène de la déviance comme une réalité sociale positive. Les gardiens des valeurs traditionnelles ont évidemment tendance à considérer les déviants comme des malades qu'il faut resocialiser et réadapter à leur milieu. Pour notre part, nous considérons cette thérapie sociale comme une survivance anachronique et nous insistons sur la formation d'un nouveau consensus social fondé sur la reconnaissance des diversités et l'esprit de tolérance.
La déviance ne se ramène pas uniquement à la dialectique du pathologique et du normal mais elle doit également être interprétée à l'intérieur de la dialectique de l'individuel et du social. Notre travail ne concerne pas les déviants individuels : prostituées, délinquants, artistes-bohêmes, homosexuels, etc., que le psychologue est davantage habilité à étudier. Nous nous intéressons plutôt à des ensembles, communautés, mouvements ou groupes déviants. Les déviants sociaux se donnent volontiers des institutions, des structures et développent souvent une vie corporative très intense comme certains ghettos ethniques, certains clubs politiques radicaux et certaines sectes religieuses. Pour saisir en profondeur les mécanismes d'interdépendance entre formes sociales et équilibre personnel à l'œuvre dans les groupes déviants, il faut nécessairement introduire la perspective psychologique dans l'analyse sociologique.
Tout ce que nous venons d'écrire de manière générale sur la déviance et sur les groupes déviants dans une société en changement, il nous faut maintenant l'appliquer au cas particulier des Bérets Blancs qui font l'objet de notre travail. Ce groupe déviant - comme la plupart des autres mouvements extrémistes de droite ou de gauche - n'a jamais fait -l'objet d'une monographie scientifique et notre intention n'est pas d'en présenter une. Notre ambition, peut-être un peu prétentieuse, est autre : à partir d'une analyse psychosociologique du mouvement « Vers Demain », nous voudrions jeter une lumière nouvelle sur la société québécoise d'hier et d'aujourd'hui. Nous sommes conscient des risques inhérents à cette méthode mais il nous semble urgent de déscléroser l'académisme des recherches sur les groupes, qui sont le plus souvent considérés comme des entités en soi indépendantes du grand tout social. Notre travail rejette cette conception insulaire et isolationniste et nous nous attacherons plutôt à jeter des ponts entre le groupe des Bérets Blancs et les comportements des québécois dans leur ensemble.
Ce que nous présentons aujourd'hui au lecteur n'est que la première d'une série d'études sur les groupes déviants québécois. Ce n'est qu'à la suite de ces nombreuses études partielles que nous pourrons dégager une certaine typologie des comportements collectifs déviants au Québec et en un second temps articuler cette typologie sur les comportements dominants dans le Québec d'aujourd'hui et d'hier. Nous ambitionnons à long terme une étude globale de la culture québécoise elle-même mais ce qui fait l'originalité de notre travail, c'est la pénétration dans cette culture par une analyse des groupes contra, anti ou para-culturels. Pour mener à bien une telle étude, la voie classique consisterait à investiguer dans certains secteurs de ce grand ensemble québécois, par exemple des villages, quartiers de ville, corporations professionnelles ou classes sociales, secteurs considérés comme représentatifs de l'ensemble de la culture québécoise. Pour notre part, nous avons préféré aller chercher notre information là où elle se présentait sous une forme caricaturale, rendant ainsi plus facile la découverte des traits marquants et spécifiques de notre société. Dans notre problématique, les Bérets Blancs ne forment qu'un des nombreux groupes sur lesquels il faudra encore se pencher mais déjà, après cette première analyse exhaustive, nous pouvons dégager certaines conclusions et c'est celles-ci que nous livrons aujourd'hui au public.
Nous présentons les résultats de notre recherche en deux parties, reliées l'une à l'autre mais en même temps relativement autonomes et l'une pouvant être lue presque indépendamment de l'autre. La première partie est descriptive ; la seconde interprétative.
- 1. la genèse d'un groupe religieux déviant québécois.
- 2. les coordonnées psychosociologiques de ce groupe.
Avec les sociologues de la connaissance, nous maintenons qu'un fait humain, idée ou institution, ne peut être décrit valablement sans intégrer dans cette description, sa genèse, son développement et son milieu nourricier. Comme les autres groupes, le groupe des Bérets Blancs ne forme pas une réalité autonome, qui puisse être isolée au sein de la vie socio-économique et religieuse du Québec, mais plutôt une espèce de variable dépendante en relation continue avec l'histoire ancienne et récente de notre société. Pour interpréter le phénomène déviant des Bérets Blancs, nous serons donc continuellement renvoyés à nos institutions sociales, politiques, économiques et religieuses, institutions que les Bérets Blancs confrontent continuellement avec leurs principes créditistes et 'leur' doctrine sociale catholique. Spécialement, dans notre premier chapitre sur la genèse d'un groupe religieux déviant, nous ferons une large place à l'histoire de notre société québécoise qui est la seule à pouvoir expliquer l'apparition d'un groupe comme les Bérets Blancs. Un étranger, ignorant de nos conditionnements historiques anciens et récents, risquerait de ne pas voir jusqu'à quel point notre société québécoise est elle-même compromise et engagée dans le phénomène Béret Blanc qui est en fait une actualisation d'une des potentialités de cette même société. La perspective historique illustrera bien le principe énoncé plus haut, à savoir qu'un éclairage sur les points extrêmes jette en même temps une lumière sur le centre.
-S'il n'est plus nécessaire de plaider l'utilisation de l'histoire en sociologie, il en va différemment de la perspective psychologique et c'est pourquoi notre chapitre II risque de créer un problème. Dans les sociétés intégrées s'établissait nécessairement une harmonie entre les buts que l'individu donnait à sa vie propre et les règles collectives ; la désintégration sociale a ensuite engendré une certaine pathologie de la solidarité ou une anomie (au sens durkheimien), qui laissait certains individus désorientés consécutivement à l'absence de contrainte. Les sociologues, et spécialement ceux qui s'occupaient de l'étude des petits groupes, furent amenées à compléter leur investigation sociologique par une analyse psychologique car il est bien évident que, dans une société en changement rapide, les citoyens ne peuvent pas tous marcher d'un même pas. Déjà, à ce niveau, les apports psychologiques sont nécessaires à une compréhension approfondie des phénomènes sociaux, mais ils deviennent absolument indispensables si nous fondons la société sur un nouveau consensus social, celui de la reconnaissance des diversités et du droit pour l'individu à vivre en correspondance avec son être le plus profond. Les critères de définition de la personne n'originent plus alors seulement dans le secteur social mais nous sommes renvoyés à une psychologie dynamique du moi. En d'autres mots, les individus et groupes marginaux ne sont pas vus comme des échecs d'adaptation à un cadre socioculturel dominant, mais leur situation est évaluée à partir des repères que se donnent ces personnes. Dans le chapitre 2, nous nous intéressons aux Bérets Blancs en tant que groupe, mais nous n'accédons au groupe que par le biais des personnes qui le composent. L'interprétation sociologique passe donc par une analyse psychologique et cette analyse est d'autant plus nécessaire que nous nous intéressons à ceux qui sont en dehors des normes communes et qui expriment leur non-conformisme en groupe ou, selon notre appellation générale, aux groupes déviants.
Si notre chapitre 1 nous renvoie directement à l'histoire, notre deuxième chapitre nous renvoie à la psychologie, mais partout c'est le groupe des Bérets Blancs en tant que groupe que nous essayons de comprendre. Quels sont d'une part les événements anciens et récents de la vie québécoise qui ont pu provoquer le glissement progressif de ce groupe vers une forme essentiellement religieuse et d'autre part quelles sont les composantes psychologiques dominantes qui se retrouvent chez les divers individus et qui ont agi comme blocage face à l'évolution globale de la société ? Alors que la personnalité des Québécois a, en règle générale, évolué sur de nombreux points, comment expliquer que, durant le même temps, certains individus soient restés stationnaires ou aient même régressé ?
C'est à ces questions - et à de nombreuses autres - que nous allons maintenant essayer de répondre.
Ce travail est évidemment le fruit d'une recherche interdisciplinaire à laquelle ont participé des historiens, des sociologues, des psychologues et des psychiatres. Lorsque nous employons le pronom “nous”, c'est un peu eux tous qui parlent et si nous leur donnons le crédit de nos bonnes trouvailles, qu'ils ne se sentent pas liés par nos erreurs et nos imprécisions.
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