Tshikala K. Biaya et Gilles BIBEAU
Respectivement Council for the Development of Social Science Research
in Africa (CODESRIA), Dakak, Sénégal,
et professeur de titulaire, département d’anthropologie
Université de Montréal
“Présentation. Modernités indociles
et pratiques subversives
en Afrique contemporaine”.
Un article publié dans la revue Anthropologie et Sociétés, vol. 22, no 1, 1998, pp. 5-13. Numéro intitulé : Afrique revisitée. Québec : Département d'anthropologie de l'Université Laval.
« Afrique revisitée » fait d'emblée penser à un projet ambitieux : celui de questionner tout ce qui a été écrit sur le continent noir, sur son histoire, ses peuples et ses cultures. Ce titre évoque aussi l'idée d'une nouvelle exploration des réalités déjà cartographiées, d'un retour critique sur les discours africanistes dominants et d'une redécouverte de territoires qui furent souvent mal balisés. Le titre volontairement frondeur de ce numéro d'Anthropologie et Sociétés est cependant quelque peu trompeur, abusif peut-être, puisque les articles qu'il contient nient en bonne partie par leur contenu pareille ambition. En effet les auteurs des textes invitent, plus modestement, à penser l'Afrique contemporaine dans son formidable potentiel de subversion, dans sa créativité culturelle débordante et dans sa délinquance « populiste », pourrait-on dire.
Les discours et pratiques des « maîtres » de la postcolonie se trouvent certes critiqués dans quelques-uns des textes ici présentés. Le ronronnement de la rhétorique mondialiste (rationalité économique, déficit zéro, multipartisme et démocratie) est aussi dénoncé. Tout cela arrive couvert du bruit des tragédies humaines et de la souffrance mais aussi de l'exubérance de la vie qui continue malgré tout. L'Afrique ici revisitée est délibérément abordée par les auteurs à partir du bas, sous l'angle des cultures populaires et des contre-pouvoirs qu'elles mettent en place et du point de vue des pratiques des gens ordinaires à qui les diables, les sorciers et les généraux en uniforme semblent faire de moins en moins peur. Les auteurs veulent surtout faire entendre à leurs lecteurs l'écho des tumultes et du chaos qui accompagnent l'élaboration de la modernité en Afrique, des modernités multiples et variées que de larges majorités de populations font surgir dans les différents domaines de la vie collective à travers tout le continent africain.
L'Afrique dont il est question dans ce numéro est noire, sub-saharienne, disait-on dans la littérature ethnographique et historiographique classique, et nubienne selon l'expression de Cheikh Anta Diop. L'unité qu'on lui présuppose relève d'un fonds panafricain commun (non pas à la manière de Kwame Nkrumah) ou d'une africanité partagée par un vaste ensemble de peuples africains qui sont tous héritiers, à un titre ou l'autre, des anciens royaumes nubiens du Haut-Nil. La thèse de l'historien sénégalais est trop connue pour qu'il soit nécessaire de s'y attarder. Son Afrique nubienne est peut-être un mythe, mais là n'est pas la question qu'il nous faut ici débattre. En prêtant une unité à l'Afrique nubienne, Cheikh Anta Diop a fait communiquer les parties d'un vaste continent découpé par la Conférence de Berlin, fractionné par les puissances colonisatrices et leur bibliothèque scientifique, ainsi que sa mise en pièce durant les temps de la postcolonie. « La confidentialité de ses histoires et dynamiques reflète, a écrit Copans, l'absence de dialogue culturel et politique, pacifique et public, entre tous les protagonistes de cette histoire » (1990 : 307). En l'appelant nubienne, Mémel Fôté (1990 : 263) l'a rappelé, Cheikh Anta Diop l'a déracialisée et l'a déphysicalisée pour mieux souligner la multiplicité des sociétés et cultures qui composent l'Afrique et ses réalités déroutantes.
Le continent a connu des crises profondes et successives, dès le début des années 1960, qui ont accéléré ou provoqué des mutations dans les valeurs et dans les pratiques des populations, lesquelles ont à leur tour eu un impact profond sur les réalités en marche. Ces crises ont en effet provoqué une évolution rapide des structures et des réalités sociales et politiques de la modernité et conduit à des reconfigurations idéologiques alliant des croyances, pratiques et formations sociales et politiques anciennes à des formes nouvelles que les populations locales ont mises en place (voir dans ce numéro la bibliographie indicatrice de Socpa). Une lecture de l'Afrique contemporaine sur le présent ethnologique autorise certes à faire un diagnostic de crise profonde des sociétés africaines, crise à laquelle les organismes internationaux disent vouloir répondre par des interventions d'urgence et des plans de sauvetage. On oublie encore souvent que le continent africain n'est plus simplement situé à la marge d'une Europe ex-colonisatrice dont il devrait copier les manières de faire.
Notre démarche n'est nullement diagnostique ni interventionniste. Nous pensons ne pouvoir comprendre les sociétés africaines qu'une fois qu'on s'accorde à les considérer comme des modernités en construction au sein des États-nations et qu'on les envisage en même temps du point de vue de leur ancrage dans leur longue préhistoire coloniale qu'elles redécouvrent. La modernité, comme processus, est « le résultat d'une double formalisation, juridico-idéologique d'une part, intellectuelle et scientifique de l'autre. Cette formalisation du champ social s'exprime ensuite de manière synthétique au niveau politique » (Copans 1990 : 327). Placé sur la longue durée, ce processus complexe a commencé avec les villes et le commerce précolonial que récupéra la colonisation (Coquery-Vidrovitch 1993) et qu'oblitèrent les politiques postcoloniales (Bayart 1989), il a privilégié l'éclectisme et les voies de raccourci, avec pour résultat la « simple modernisation »actuelle, laquelle est une modernité sans âme et claudiquante qui se traduit dans les oripeaux technologiques, politiques et économiques transpirant dans la crise actuelle. Modernisation ou modernité, un fait important s'impose : l'indocilité des Afriques et des sociétés africaines à gérer leur propre entrée dans ce processus où l'État, les peuples, les ethnies, les classes et la race se voient doter des sens et contre-sens qui façonnent la vie en Afrique nubienne et qui s'écartent des paradigmes et schémas de la modernité d'ailleurs ou de ce que ce même ailleurs attend de, et impose à, cette région. La problématique consiste alors à instaurer une coupure au sein d'une « tradition »liée à la banalité d'un certain savoir universitaire sur l'Afrique en Occident et celle de la promotion/construction d'une problématique nouvelle sur l'Afrique - et avec l'Afrique -invitant à une re-conceptualisation prudente qui nécessite l'éclosion de paradigmes locaux.
Une pareille approche du continent gagnerait à emprunter à la géographie nouvelle son concept de sociétalité (Lévy 1996 : 111-125) qui permet de mieux pénétrer au cœur des dynamiques internes qui l'animent. Ce concept nous semble en effet, d'une part, rendre compte de ces réalités multiformes, de leurs mouvances et des projets des individus et des groupes sociaux vivant sur le continent africain. De l'autre, il permet de projeter les comportements et réalités des acteurs qui construisent leur société, leur existence et les cultures à travers des pratiques « inattendues » et des reconfigurations de leur vie quotidienne. En retour, ce concept de sociétalité peut servir de décrypteur pour accéder aux sens collectifs que les acteurs donnent à leurs actions et croyances et à leur propre vie. On voit ainsi dans la « sociétalité » la possibilité d'un véritable étayage du culturel par le social et de la contemporanéité par la longue durée. La sociétalité ressemble à la toile que tisse l'araignée et qui forme l'aire sur laquelle elle vit.
Penser l’Afrique contemporaine en référence aux pratiques des acteurs invite d'abord à définir cet espace continental dans ses multiples lieux, dans les territoires du pouvoir d'État et des nations, dans ses grandes divisions rurales et urbaines, industrielles et agricoles, modernes et anciennes, dans les formes variées du religieux et des croyances dont les dynamiques de séparation ou de cloisonnement ont sauté devant la complexité de la vie nationale ou continentale. Ces divisions et leur étanchéité architecturale n'existent plus sans doute que dans les manuels scientifiques (anthropologie, sociologie, historiographie, etc.) qui continuent à présenter une Afrique clivée, dualiste qui oppose ville et campagne, modernité et ville, religions importées et cultes authentiquement africains, modèles politiques locaux et règles démocratiques occidentales... Les réalités contemporaines résistent en effet partout à ce dualisme : le village s'empare de la ville et normalise ; les partis politiques portent la trace d'autres allégeances ; la stratification sociale d'origine coloniale et sa normalisation par l'instruction (l'école) est brouillée par les nouveaux riches (politiciens, commerçants, marabouts ou leaders religieux, etc.) ; les quartiers chics et les sites du pouvoir se déplacent hors des sphères urbaines anciennes et se voient envahis par les migrants urbains ; la littérature orale des griots et leur rhétorique s'insinuent dans l'écriture des romanciers et dans le théâtre ; et partout, dans tous les domaines, des cultures syncrétiques prolifèrent dans lesquelles on redéploie les valeurs et symboles collectifs.
Dans les sociétés africaines où le manque est devenu le lot des majorités, la mise en place de nouvelles structures sociales et de réalités riches de symboliques renouvelées - qui sont souvent opaques à la pensée africaniste et rébarbatives aux approches méthodologiques - contribue à la démolition de certains modèles hérités des nations colonisatrices, au déverrouillage des blocages psychologiques et à l'expérimentation de nouveaux mécanismes sociaux et politiques. Les comportements (post)coloniaux mimétiques qui étaient salués, jusqu'à hier encore, comme le progrès sur la voie de la Civilisation sont aujourd'hui rejetés par le (post)colonisateur, déconstruits par la majorité (post)colonisée et remodelés à travers des dynamiques nouvelles. Non seulement ces espaces et lieux du savoir étanches auxquels s'adossaient et qu'érigeaient naguère les sciences sociales ont démontré les limites des paradigmes dominants, sans pour autant les éventrer (négligeant ou ignorant leur existence), mais qui plus est, ces pratiques indociles de la modernité nubienne ont développé des structures de prise en charge, inventé de nouvelles manières d'agir et imprimé aux réalités des orientations inattendues et vigoureuses. Ce faisant, elles ont autant montré les limites et la vanité des paradigmes en cours qu'imposé la nécessité d'une reconfiguration de leurs concepts.
Cette formalité des pratiques en marche permet, en retour, d'expliquer la pertinence de la « postcolonie » dans les sociétés africaines. Ces dernières ayant assumé « l'épistémè du Commandement » et ses pratiques orgiaques du politique (Mbembe 1992 : 3-37), elle n'ont pas réagi uniquement en montant des pratiques de résistance et de la conciliation mais elles ont surtout aussi stimulé d'autres stratégies contre, ou composant avec, la violence du pouvoir étatique multiforme et la joie de vivre. C'est à la conjonction de cette double imposition et des contre-réactions vitales que ces pratiques d'État, du religieux et du sociofamilial et leurs structures se sont modelées et qu'est né le sujet africain contemporain avec ses différentes modernités interpellant par leur dynamisme et leur extravagance le chercheur attentif - pour reprendre l'expression d'Ela. L'Afrique inventée n'a jamais cessé de se reproduire au double niveau de ses producteurs - en Occident et chez ses émules africains - et de ses consommateurs des deux mondes (Mudimbe 1994). Des pratiques d'individualisation plurielle se mettent en place sans qu'elles ne remplacent correctement ni les organisations (structures) sociofamiliales d'origine ethnique ni les structures surmasculinisées coloniales. Les sujets en s'inventant citoyens recourent aux cultures politiques précoloniales, préislamiques et préchrétiennes pour se doter d'une identité nouvelle et de ses représentations, qu'il s'agisse de l'identité du pauvre, du riche ou des élites dans le pays, sur le continent et ailleurs. En effet ces identités semblent, d'une part, leur garantir, jusque dans le transnationalisme, un enracinement dans le temps et dans l'espace (Biaya 1997 : 89-112) et, d'autre part, elles leur imposent des obligations et un territoire politique dont la valeur ne se mesure nullement à l'aune de la modernité occidentale.
C'est cet ensemble de faits contradictoires et de réalités, à la fois bouleversantes et fascinantes, qui a motivé ce numéro thématique d'Anthropologie et Sociétés. On pourra nous objecter qu'une telle complexité ne constitue pas une spécificité de l'Afrique. Mais ce qui l'est, c'est davantage la marginalisation de cette complexité dans l'univers mondialisé dans lequel nous vivons et dans l'écriture anthropologique, historique et philosophique qui reflète ironiquement la trame du tissu social s'effilochant en Afrique, là où le dialogue n'existe pas entre le haut et le bas. Dans cette production africaniste, le paradigme du manque qui « ordonnance » la société africaine et ses réalités réapparaît avec les constructions de l'Africain comme sujet divisé, comme un « posteolonisé » en mal de démocratie, de l'Africaine toujours victimisée, « abusée et sans paroles », et d'une Afrique structurellement condamnée à l'errance sur la route de la modernité à l'occidentale. Ce pauvre et cet exclu du pouvoir dictatorial qui ne survit qu'à travers ses « ruses » quotidiennes est sans doute mieux défini par l'écriture scientifique apocryphe que par les œuvres canoniques. La démarche poursuivie s'est écartée des pratiques orthodoxes en anthropologie et en histoire alors qu'elle sollicite un ancrage rivé à la fois dans la société et dans sa propre construction, une historicité. Cette quête des dynamiques repose avant tout sur le principe méthodologique de l'empirisme : la lecture des faits avant toute démarche de conceptualisation. Cette démarche - la formalisation - aura pris une place moindre mais traduit le souci d'équilibre des études dont le but premier aura été d'aller vers les sociétés africaines et leurs modernités éclatées. Les acteurs y ont reçu une place prépondérante, puisque cet essai se veut propédeutique, un déblayage de terrain pour des études futures plus poussées. Les contributions tout en analysant les tensions dans le « se penser » moderne et africain, indiquent aussi combien ce processus de production du sujet inclut le va-et-vient entre le local et le global.
Au-delà de l'égoïsme de la postmodernité que Lyotard définit en dissociant le moderne du postmoderne en ces termes : « on peut appeler modernes les sociétés qui ancrent les discours de vérité et de justice sur des grands récits historiques, scientifiques. [...] Dans le postmoderne, dans ce que nous vivons, c'est la légitimation du vrai et du juste qui vient à manquer » (Descamps 1984 : 150). Ironiquement, Stuart Hall pourfend cette vérité avec un gros rire « nègre » : les divisés d'hier que sont le colonisé et le descendant d'esclave noir et toute autre minorité ne sont-ils point vengés par la division du sujet postmoderne qui les a rejoints dans cette expérience du sujet divisé ? (Mercer 1994). Mieux que les formalisations et concepts, ce sont la réalité des pratiques et celle des structures sociales, politiques et économiques des modernités de l'Afrique noire et les identités plurielles, aux différentes échelles de la société et leurs combinaisons complexes allant de l'État au citoyen, qui donnent du vertige à nos connaissances. Et qui appellent d'urgence à d'autres pratiques des sciences humaines en Afrique.
La somme d'études, essais et notes de recherche ici rassemblés n'ont point d'autre ambition que de chercher à comprendre un ensemble de pratiques et de constructions d'une Afrique qui échappe mais que l'on sent proche dans les études les Plus récentes. Loin de s'inscrire dans la seule quête d'une tradition au double sens d'une « construction » orale et d'un héritage, l'approche des auteurs entre en dialogue avec un ensemble d'études antérieures : l'Afrique inventée et ses mythes, la « logique métisse », la postcolonie et l'Afrique dans la culture et la philosophie. Ce dialogue prend une double forme : aller au-delà des clichés que ces premières conceptualisations ont suscités et interroger les pratiques culturelles en marche à la manière d'archéologues et d'orfèvres cherchant non point à renverser les concepts existants mais à les recadrer par rapport aux réalités de l'Afrique contemporaine. Tel a été le premier défi qui s'ouvre sur une propédeutique.
Ce second défi réside dans la formulation et la formalisation même des dynamiques que ces structures et pratiques assemblent comme toile fondatrice des modernités. Les études mettent à jour et traitent des mécanismes qui sont le symbolique, le politique, la performance, le productif et le sociologique. Ces mécanismes et procédures sociales apparaissent comme des voies par lesquelles l’Afrique en crise assemble, compose et conjugue ses productions diverses en une logique autoproductrice qui invite à interroger et chercher du côté des concepts de réappropriation et de repossession. Toutefois cette dynamique de réapproriation ou de repossession lui a permis d'imposer des modèles de vie dans l'espace privé et public, y compris dans la gestion du corps, avec une logique et une rationalité nouvelles où le manque, l'habitus et le quotidien existentiel occupent une place de choix.
Le poète nigérian Ben Okri rappelait récemment (1996) que les peuples se construisent, en Afrique et ailleurs dans le monde, à travers les « histoires » (stories) qu'ils inventent pour dire leur identité. Ces histoires, réservoir secret de valeurs lorsqu'on les change, et l'identité de ces individus et de ces nations changent aussi. Faut-il voir autre chose que la « tradition » des peuples dans le « réservoir secret de valeurs »dont parle Ben Okri ? Loin de se tarir, la source cachée qu'évoque le poète nigérian se renouvelle à force d'usage : elle s'assécherait et se viderait de sa force nourricière si elle était soustraite au processus continuel de reprise, de remodelage et de retour jamais fini sur les histoires à partir desquelles se construisent les peuples. Les textes de Jill Mac Dougall sur le théâtre des jumeaux et de Mary Nooter Roberts et Allen F. Roberts sur l'art populaire religieux au Sénégal démontrent comment se reconstruit la mémoire d'un groupe et se déploient des « lieux de mémoire ».
Un héritage n'est pas en effet, il convient de le rappeler, un paquet clos et bien ficelé que les générations se passent de l'une à l'autre sans jamais l'ouvrir. Il est plutôt un trésor dans lequel les héritiers se servant à pleines mains sans jamais pouvoir en épuiser la richesse. Un peuple puise en effet dans son héritage autant qu'il y dépose ; il fait vivre la mémoire collective en se remémorant le passe mais plus encore peut-être charge-t-il cette mémoire de souvenirs neufs. Ricœur a bien compris la nature de ce paradoxe : « Toute tradition, écrivait-il, vit par la grâce de l'interprétation ; c'est à ce prix qu'elle dure, c'est-à-dire qu'elle demeure vivante » (1969 : 3 1). Le philosophe français faisait en cela écho à Gadamer pour qui la tradition est « ce qui reste quand cela n'est plus ». Le concept de tradition présuppose certes l'idée d'un retour vers le passé, mais il s'agit d'un passé qui « se conserve en tant que non passé », a écrit Gadamer (1976 : 91), ou d'un passé qui, comme le dirait Bourdieu, se pérennise tout en actualisant ses « pratiques structurées ». C'est sur l'horizon de la pensée de ces auteurs qu'il faut lire le texte de Lomomba Emongo interrogeant, àtravers un philosophe africain, toute la lignée de ses prédécesseurs et maîtres.
Nul peuple ne subit vraiment la tradition. Il la construit plutôt sans jamais réussir ni à l'épuiser ni à la dire une fois pour toute. Même lorsqu'un peuple prétend abolir le passé, il reconstruit en effet sa tradition et bâtit du nouveau qui repose ultimement, à son insu, sur les fondations d'édifices antérieurs. Traces, vestiges et gravats sont ainsi sans cesse recyclés, redéployés et réorganisés au sein de nouvelles configurations. Sans cet incessant mouvement de retrait et d'ajout, de soumission et de violence, tout héritage finirait par s'éteindre. En somme, la tradition se donne comme un passé jamais aboli et comme un « présent constitué d'une multitude de voix où résonne l'écho du passé » (Gadamer 1976 : 124). L'espace du religieux qu'ont étudié Birgit Meyer et John K. Thornton manifeste précisément l'extraordinaire créativité de la trame symbolique africaine.
La « tradition » construit les peuples sans doute tout autant qu'ils la construisent. « Même quand la vie est soumise à de violents bouleversements, en période révolutionnaire par exemple, on voit se préserver, notait Gadamer, sous le prétendu changement de toutes choses, une part insoupçonnée du passé qui s'unit au nouveau pour acquérir une validité nouvelle » (1976 : 120). L'image spatiale de la spirale qui combine le cercle, le cycle et les circonvolutions permet de laisser entrevoir ce qui est en jeu dans le mouvement de la tradition : l'on repasse toujours sur les mêmes positions mais chaque fois avec un léger décalage par rapport à la révolution antérieure. Du mouvement est ainsi introduit dans une trajectoire qui se déplace constamment tout en étant amarrée par en arrière à un point fixe. Ce point fixe n'est sans doute rien d'autre que le « réservoir secret de valeurs » dont parlait Ben Okri. La spirale évoque aussi l'étourdissement qui accompagne le mouvement vers l'avant. La relecture du pouvoir ethnique, un contre-pouvoir étatique construit à partir de la culture politique locale qu'entreprend T.K. Biaya, illustre la combinaison de la spirale et de la remémoration.
Par ailleurs, il ne peut y avoir de remémoration sans émotion et sans affect. Ce que la mémoire enregistre, ce sont des « informations » fragmentaires et non des représentations structurées, des événements partiels et non l'histoire entière, des bribes de sens et non des systèmes significatifs complets, lesquels n'apparaissent qu'à travers la mémoire affective, celle-là même qui se souvient et qui oublie, qui emmagasine et qui gomme. Il n'y a pas de remémoration sans émotion, pas de retour sur le passé sans affect, et pas de tradition qui n'occulte autant qu'elle ne dévoile. L'implication personnelle de Gérard Buakasa dans la trajectoire de guérisseur de son père trahit autant l'impossibilité de la distance objectivante qu'une quête de positionnement identitaire hors de l'affect. Or l'affect n'est que l'énergie dont est investie toute représentation qui est reliée à l'histoire passée, d'une part, et de l'autre, à l'identité d'une personne ou d'un groupe social. Les « chauds » débats que suscite partout la défense de l'identité nous rappellent opportunément que les êtres humains ne sont pas que des êtres de raison.
Certains observateurs de l'Afrique prétendent que le temps des conteurs et des griots qui a caractérisé la littérature orale africaine est sur le point d'être définitivement clos. Les écrivains, les chanteurs et les artistes (Ousmane Sembène, Wole Soyinka, Fela Anikulape Kuti, etc.) remplaceraient partout les griots que la sur-spécialisation dans leur groupe rend incapables de raconter des récits d'autres peuples et d'inventer de nouveaux récits fondateurs de projets collectifs nationaux dans des sociétés qui sont profondément pluralistes. L'artiste africain qui est au cœur de plusieurs textes dans ce numéro d'Anthropologie et Sociétés serait appelé à prendre aujourd'hui le relais des spécialistes de la tradition orale et à dire les « mémoires collectives » dans l'aujourd'hui de l'Afrique. Les œuvres de synthèse que l'artiste produira porteront néanmoins toujours la trace de son ancrage dans un espace culturel particulier, dans la langue d'un peuple et dans une histoire singulière. Il est intéressant de relire, dans ce contexte, ce que Foucault (1969) disait des auteurs classiques dont les textes guident l'invention de nouveaux textes en leur fournissant une trame et des règles. Les grands textes fondateurs, les mythes surtout, qui ont la communauté pour auteur, se donnent forcément dans une succession de versions, comme si des récits nouveaux devaient sans cesse surgir, en dérivé, à partir des premiers récits.
Quiconque s'est imprégné de l'écoute des récits des conteurs ne peut que se questionner, dans ce nouveau contexte, à la suite de Benjamin (1969) au sujet de la perte de l« aura » qui était hier attachée à la parole vive du conteur. L'artiste moderne pourra peut-être arriver à réinventer dans ses textes la musique, les chants et les couleurs qui accompagnaient les récits des conteurs mais le passage de l'oralité à l'écriture ne peut pas ne pas entraîner de formidables changements. Ces deux formes de narrativité appartiennent, selon Benjamin, à des univers non commensurables qui ne peuvent pas exister en même temps. Est-il bien sûr qu'il en est toujours ainsi ? Certains des textes ici rassemblés invitent à réouvrir le débat à ce sujet. C'est là une question fort complexe pour quiconque interroge le statut des traditions, particulièrement les traditions artistiques, dans l'Afrique d'aujourd'hui. Nous avons risqué une réponse dans ce numéro d'Anthropologie et Sociétés.
Références
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COQUERY-VIDROVITCH C., 1993, Histoire des villes en Afrique. Paris, Armand Colin.
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MUDIMBE V.Y., 1994, The Idea of Africa. Bloomington et Indianapolis, Indiana University Press.
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Tshikala K. Biaya
Council for the Development of Social Science Research in Africa (CODESRIA)
Avenue Cheikh Anta Diop, Angle Canal IV
B. P. 3304 Dakar
Sénégal
Gilles Bibeau
Département d'anthropologie
Université de Montréal
C.P. 6128, succ. Centre-ville
Montréal. Québec H3C 3J7
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