Gilles Bibeau
“Repères pour une approche anthropologique
en psychiatrie”.
Un article publié dans Regards anthropologiques en psychiatrie. Anthropological Perspectives in Psychiatry, pp. 7-13. Un ouvrage sous la direction d'Ellen Corin, Suzanne Lamarre, Pierre Migneault et Michel Tousignant. Québec : Les Éditions du GIRAME, département d'anthropologie, Université Laval, 1987, 277 pp. [Groupe de recherche interuniversitaire en anthropologie médicale et en ethnopsychiatrie.]
- Introduction
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- Quatre lieux de rencontre
- Une parenté au niveau des questions de base
Introduction
La question de base posée par ce colloque est celle de savoir en quoi l'anthropologie peut permettre la mise en place d'une autre pratique en psychiatrie. On pourrait la formuler autrement en se demandant quels concepts anthropologiques peuvent contribuer à une nouvelle compréhension des problèmes de santé mentale : quelles solutions originales, quelles thérapies nouvelles peuvent surgir d'une approche anthropologique en psychiatrie et dans les interventions en santé mentale ?
Dans cette courte introduction, et pour introduire le débat, je vais commencer par adopter une perspective historique et identifier quatre lieux dans lesquels s'est effectuée une rencontre entre l'anthropologie et la psychiatrie. Je proposerai ensuite trois dimensions qui, inscrites dans la définition même de l'anthropologie aussi bien que dans la pratique psychiatrique, peuvent servir d'ancrage à un dialogue entre ces sciences.
Quatre lieux de rencontre
Lorsque l'on se place dans une perspective historique, on observe que depuis une trentaine d'années, des anthropologues et des psychiatres ont, chacun de leur point de vue, exploré les frontières ou l'interface entre les deux disciplines ainsi que les barrières qui les séparent. Ils ont formulé diverses voies possibles pour penser leur articulation. Un premier courant à relever ici est celui de la psychiatrie transculturelle. On peut dire qu'il nous concerne particulièrement puisque, depuis 1956 avec les travaux des Docteurs E. Wittkower, H.B.M. Murphy et R. Prince, Montréal est devenu d'une certaine façon la capitale de la psychiatrie transculturelle. Les travaux effectués dans ce contexte se sont centrés sur diverses questions :
- la prévalence des désordres mentaux varie-t-elle de pays en pays ?
- observe-t-on des différences ethniques dans les comportements manifestés par des schizophrènes ou par des sujets dépressifs ? des troubles similaires se manifestent-ils partout de la même manière ?
- les contenus associés aux maladies mentales varient-ils selon les pays, comme dans le cas des possessions par des esprits, de délires à thèmes religieux ... ?
- existe-t-il des syndromes spécifiques à certains contextes culturels, comme la crise d'Amok, et quel est alors leur degré de spécificité ?
Pour explorer l'étendue de ces variations et pouvoir en rendre compte, le groupe de recherche constitué autour du Docteur Eric Wittkower a proposé une vaste stratégie. Il s'agissait de réaliser systématiquement des comparaisons interculturelles basées aussi bien sur des études épidémiologiques fiables que sur des impressions individuelles de psychiatres cliniciens travaillant dans différentes sociétés. Ces études ont ainsi prolongé les premiers travaux de psychiatrie comparée amorcés par Emile Kraepelin en 1904. Ils insistaient sur la nécessité de prendre en considération des variables socio-culturelles : non plus seulement des variables socio-démographiques comme la classe sociale, l'âge, le statut marital, mais aussi des variables décrivant l'organisation spécifique du social (la famille élargie, les rapports intergénérationnels...) et les valeurs culturelles. Il s'agissait aussi de porter une attention particulière aux changements sociaux rapides et aux effets engendrés par l'immigration.
Par la suite, et c'est là notre deuxième lieu de rencontre, la jonction s'est faite avec le courant de l'ethnopsychiatrie, dans lequel on a insisté principalement sur deux idées. La première est qu'il existe un lien entre la structure de la personnalité et ses caractéristiques psychologiques d'une part et les formes prises par la maladie mentale dans divers groupes d'autre part. Cette perspective prolonge directement l'école anthropologique de « Culture et personnalité » et les travaux faits dans le cadre de l'ethnopsychologie. La seconde idée insiste sur la culturalisation des symptômes, tendance qui a débouché sur un début de critique du caractère universel des classifications nosographiques prévalentes en psychiatrie. A ce contexte se rattachent également l'étude des formes non occidentales de psychothérapie et l'intérêt pour les études anthropologiques de la guérison.
Ces approches qui font collaborer anthropologues et psychiatres continuent encore aujourd'hui. On enseigne par exemple dans les universités montréalaises la psychiatrie transculturelle aux résidents en psychiatrie pour les sensibiliser à la variation ; des orientations similaires s'introduisent également dans la formation d'autres professionnels de la santé. En fait cependant, lorsque l'on évalue aujourd'hui tout ce courant, on se rend compte qu'il a eu peu d'influence par exemple sur la définition des catégories psychiatriques qui demeurent encore largement occidentalo-centriques et peu sensibles aux différences culturelles.
Les deux orientations suivantes sont apparues plus récemment et se développent actuellement avec une très grande vigueur. La première est la clinique psychiatrique d'orientation anthropologique. Dans certains cas, ce sont des cliniciens (psychiatres, psychologues, travailleurs sociaux) qui avaient simultanément une formation d'anthropologue, qui ont cherché à unir les deux versants de leur formation et à y ancrer un nouveau type d'écoute. Dans d'autres cas, ce sont des équipes multi-disciplinaires composées d'anthropologues et de spécialiste des sciences de la santé, qui ont travaillé ensemble. Cette collaboration a reposé sur la conviction que l'anthropologie, comme d'autres sciences sociales, possède des concepts qui permettent une meilleure compréhension des problèmes et que ces concepts sont applicables à la clinique ou à l'intervention auprès des personnes ayant un problème de nature psychique. Ceci exigeait donc à la fois, avec la difficulté que cela représente, une anthropologie cliniquement appliquée et une psychiatrie anthropologiquement orientée ; il s'agissait simultanément de promouvoir l'application clinique de l'anthropologie et une certaine anthropologisation de la psychiatrie.
L'expérience, encore récente puisqu'elle date d'une dizaine d'années, montre que des tensions demeurent entre les deux perspectives, que le passage ne se fait pas toujours aisément, qu'il y a souvent méconnaissance de part et d'autre, et qu'il faut dépasser des barrières psychologiques et disciplinaires. Cette rencontre entre les spécialistes des deux catégories de disciplines est particulièrement difficile au moment où la psychiatrie est en plein processus de réaccentuation de ses racines neurologiques dans une perspective biomédicale. On peut se demander si les seuls partenaires possibles des anthropologues et des spécialistes des sciences sociales sont les personnes qui ont soit une approche psychothérapeutique, quelle que soit son orientation, soit une approche sociale et communautaire, ces spécialistes constituant eux-mêmes de plus en plus une minorité au sein de la psychiatrie et des sciences de la santé mentale.
En fait, la grande gageure est de montrer la pertinence de certains concepts anthropologiques pour toute intervention auprès de patients, depuis la rencontre clinique jusqu'à l'intervention dans les communautés, et leur intérêt pour une approche compréhensive de la genèse et de l'évolution des problèmes psychiatriques. Les études internationales conduites par l'Organisation mondiale de la santé sur la schizophrénie et la dépression pourraient permettre de poser des jalons dans ce sens.
Quels sont ces concepts anthropologiques qui sont éventuellement d'application clinique ? Ce colloque devrait permettre d'en faire ressortir plusieurs. Par souci de brièveté, je vais me limiter ici, à titre d'exemple, à un seul de ces concepts qui a été développé par Arthur Kleinman, celui de “modèle explicatif”. Je l'envisagerai sous le seul angle de la manière dont il influence l'interaction entre thérapeute et consultant. Dans une transaction thérapeutique, dit Kleinman, l'intervenant doit amener la personne a expliciter le modèle d'explication auquel elle se réfère pour comprendre son problème : ses causes, ses manifestations à tous les niveaux, son développement, le traitement souhaité. Cette démarche permet l'émergence de la parole de l'autre et l'écoute du patient ; le centre de gravité de la transaction se déplace ainsi véritablement en un premier temps du côté du patient. À travers ce modèle explicatif apparaissent la façon dont le patient se relie à son corps, sa compréhension du temps et de l'espace, la manière dont ses problèmes s'inscrivent dans une histoire donnée, sa vie sociale, l'expérience qu'il a de la maladie... L'intérêt et l'utilité de ces informations dépassent les précautions à prendre lorsque le thérapeute interagit avec des patients d'une origine ethnique différente de la sienne ; elles ont une portée beaucoup plus générale en regard de la pratique clinique. Ce n'est qu'en un deuxième temps que le thérapeute introduit son propre modèle, basé sur son expérience clinique autant que sur le savoir psychiatrique comme tel. C'est sur cette base que peut intervenir une relation thérapeutique basée sur une négociation entre deux réels, entre un réel et un imaginaire, entre deux langages.
Ici se posent évidemment les problèmes habituels de traduction et d'interprétation dont il sera question plus loin. Il s'agit donc de récolter du matériel clinique, de l'analyser du point de vue des croyances culturelles du client et de ses valeurs, et de saisir la signification de ses comportements en se référant à cet arrière-fond. Kleinman, psychiatre-anthropologue, a écrit que les psychiatres qui utilisent le DSM-III de l'Association de Psychiatrie Américaine vont sans aucun doute progressivement se rendre compte de son caractère a-culturel et tendre à créer un DSM-IV d'orientation plus anthropologique.
La seconde orientation plus récente, et qui constitue notre quatrième lieu de rencontre entre l'anthropologie et la psychiatrie, est celui d'un courant particulier en psychiatrie sociale et communautaire, qui utilise la perspective et les concepts anthropologiques. Ici je me limiterai simplement à souligner, deux caractéristiques de la rencontre. La première est que l'anthropologue amène les intervenants à porter leur regard sur un social immédiat, c'est-à-dire le social qui entoure de très près la personne malade (sa famille, ses réseaux sociaux, ses lieux immédiats d'inscription dans le social) et la relie de proche en proche à un contexte social et culturel plus large. Un deuxième trait à relever ici est l'accent mis sur les dynamiques internes à ce social immédiat, et sur les règles qui en orientent le fonctionnement social et culturel. Ceci pourrait être la source de réorientations fécondes de la psychiatrie sociale affrontée à une série de défis nouveaux : ceux que posent par exemple la désinstitutionnalisation mais également la nécessité d'offrir des services, de prévention et autres, à un ensemble de population.
Ce quatrième espace constitue certainement un autre lieu possible de collaboration entre anthropologues et spécialistes des Sciences de la santé.
Une parenté au niveau
des questions de base
Ce long cheminement et ces essais de collaboration à l'intérieur des quatre espaces mentionnés plus haut ont permis de mettre au point un certain nombre de concepts de validité transdisciplinaire tout en manifestant la difficulté de traverser les frontières disciplinaires dans un sens ou l'autre. Par ailleurs, ce cheminement a été possible parce qu'anthropologues et psychiatres, pour nous limiter à cette catégorie de travailleurs de la santé mentale, partagent en commun un certain nombre d'approches qui se reflètent dans leur manière d'aborder le réel. C'est dans cette parenté fondamentale que peut s'ancrer un dialogue et une certaine collaboration, même si ils demeurent toujours traversés de tension pour les individus qui doivent essayer de les expérimenter. J'en retiens ici trois dimensions qui m'apparaissent devoir être soulignées plus particulièrement.
La première est que tant l'anthropologue que le psychiatre sont confrontés à un être humain qu'ils comprennent comme une totalité composée des dimensions biologique, psychologique et socio-culturelle mais qu'ils arrivent difficilement à articuler l'une sur l'autre. Le fait de dire que l'être humain est un être bio-psycho-social n'apprend encore rien. Ce qui intéresse l'anthropologue est d'essayer de comprendre comment un donné biologique de base sert à construire autre chose, à construire du culturel, ou comment du culturel se construit sur ce donné de base. Le vêtement est par exemple bien sûr pour l'anthropologue un prolongement du corps, un prolongement de la peau en ce sens qu'il constitue une barrière pour les rayons ultra-violets, ou une protection contre le froid ; il est aussi et tout autant un signe porteur de communication. Cette idée d'une dynamique bioculturelle est quelque chose de fondamental dans la réflexion de l'anthropologue. Ce qui l'intéresse est de saisir cette articulation et comment elle opère.
En psychiatrie, nous sommes en face d'un problème analogue. On ne dispose pas d'un seul cadre d'analyse qui s'imposerait à tous, et la réalité psychique apparaît comme essentiellement multidimensionnelle : composée de dimension neurologique et biologique, mais aussi psycho-dynamique, comportementale, sociale et culturelle. Ce sont autant d'épaisseurs à partir desquelles peuvent se déployer une série d'approches. Même si généralement, l'approche invite à une certaine multi-disciplinarité, le danger demeure toujours qu'une des dimensions occulte totalement les autres.
On observe donc dans les deux disciplines un risque parallèle d'inflation de l'une des dimensions aux dépens des autres, et donc de réductionnisme. Le problème qui se pose ainsi aux psychiatres est de même nature que celui que rencontrent quotidiennement les anthropologues : comment faire cette articulation entre les niveaux ? Comment conserver une approche suffisamment ouverte pour que cette articulation puisse se faire ? Chaque période en psychiatrie est caractérisée par une tentation d'inflation de l'une des dimensions. pharmacologique, sociale, psychologique. Il est utile de rappeler ici une phrase prononcée par Kraepelin : "Ne croyez pas que ce sont les malades qui changent, c'est notre façon de voir qui est sujette à des variations ".
Une deuxième question qui me semble également constituer un point de rencontre entre anthropologie et psychiatrie est le fait que ces deux disciplines sont chacune confrontées au problème de l'interprétation dans la rencontre avec un objet caractérisé par son altérité. Le choix des règles et des codes qui vont guider ce processus est, de part et d'autre, une question cruciale.
Du côté de l'anthropologie, on peut dire que l'anthropologue a comme travail de comprendre la culture de l'autre. Dans cette démarche, les clés dont il s'inspire sont généralement empruntées à la culture de la société qu'il cherche à comprendre : il essaie d'en reconstruire la vision du monde et les systèmes de représentations, les catégories, en privilégiant le point de vue des acteurs de cette culture sur son propre point de vue. Cette démarche comporte cependant toujours le risque de demeurer emprisonnée à l'intérieur du discours de l'autre, et de ne plus pouvoir, sur cette base, élaborer de savoir dont la portée transcende la particularité de l'autre.
De son côté, le psychiatre a également comme travail de décoder la parole et les symptômes du patient. Freud a montré qu'un symptôme psychiatrique ou un rêve condensent un réseau de significations conscientes et inconscientes, les plus puissants symboles étant ceux qui sont les plus denses ou polysémiques. De manière analogue, une maladie condense un réseau de registres pour le malade : de peurs, d'attentes, de significations qui sont elles-mêmes, au moins partiellement, enracinées dans le sens que revêt la maladie dans la culture. On en trouve la trace dans les métaphores que comporte le discours du patient, dans certaines formes d'inscription sur le corps, dans les thèmes structurant le délire.
Dans ce contexte, le psychiatre et les travailleurs de la santé sont amenés à développer un approche sémantique des symptômes, centrée sur la recherche des significations. C'est dans ce sens que la pratique clinique est fondamentalement interprétative, oeuvre de décodage... rejoignant ainsi la démarche anthropologique.
Le risque à éviter ici, tant dans le champ psychiatrique que dans le champ anthropologique, est donc de négliger une certaine irréductibilité des expériences singulières et culturelles en aspirant trop rapidement le discours de l'autre dans le sien propre ou encore en le décodant à partir d'une grille a priori que l'on imposerait sans tenir compte en particulier des spécificités culturelles. Le danger est également de ne pas percevoir les différents niveaux de significations présents dans le discours ou dans l'expérience de l'autre et d'aplatir dans une lecture demeurant au niveau d'un réel banal ce qui demeure beaucoup chargé symboliquement.
Le troisième défi que partage l'anthropologie et la psychiatrie est le difficile problème du "retour à soi" après être entré dans l'expérience de l'autre : le fait de chercher à rendre compte de l'originalité de l'autre (de chaque culture, de chaque individu) tout en produisant un discours qui demeure significatif d'une manière plus générale et qui permet une certaine démarche comparative : pour servir de support à l'interprétation et pour permettre de faire émerger des catégories qui facilitent les transactions thérapeutiques et le travail clinique. Une telle démarche comparative est nécessaire à l'établissement de certaines classifications et à l'énoncé de certaines lois. Ainsi par exemple, si chaque société est caractérisée par des arrangements matrimoniaux et par certaines façons de comptabiliser les rapports d'affinité et d'alliance, les systèmes de parenté s'organisent, disent les anthropologues, selon un certain nombre de structures et de lois. De même, lorsque les psychiatres travaillent dans une perspective transculturelle 1 ils observent au-delà de la spécificité des symptômes, certains thèmes récurrents. On peut sans doute postuler l'existence de ce que l'on pourrait appeler un noyau fort qui est transculturel et de variations de culture à culture. Le défi est de ne pas faire l'économie d'une démarche de "décentration" en posant au départ un a-priori d'universalité ou en se posant soi-même comme paradigme de référence. Il s'agit de parvenir à réintroduire une dimension d'universalité lorsqu'on a d'abord donné la parole à la réalisation historique spécifique de l'être humain dans une culture ou dans un individu, et cela sans perdre les acquis de cette écoute plus spécifique.
Ces trois défis qui traversent ainsi chacune des deux disciplines et cette convergence devraient permettre d'asseoir entre elles une communication et une collaboration, même si elles demeureront toujours difficiles pour une série de raisons liées à la socialisation de l'individu, aux groupes professionnels, à l'organisation de la recherche, à celle des services de santé mentale et autres.
Pour que ces approches puissent vraiment se féconder l'une l'autre et servir peut-être de fondements à de nouvelles orientations de recherche, il faudrait que déjà au niveau de la formation des uns et des autres, dans les sciences sociales et dans les sciences de la santé, se manifeste une ouverture suffisante aux discours de l'autre et une certaine initiation au langage et aux modes de pensée de l'autre.
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