Introduction
- Il ne manquait vraiment plus que la formule : cette expression qui doit, en quelque moment fortuné, trouver le but d'un mouvement avant même qu'il ne soit atteint, afin que les derniers mètres du trajet puissent être courus ; c'est toujours une expression hasardeuse que l'état de choses contemporain ne justifiera pas, une combinaison d'exact et d'inexact, de précision et de passion.
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Un midrash hassidique moderne reprend l'étonnant épisode biblique de Joseph, du grand échanson et du panetier pour faire réfléchir aux rapports ambigus qui relient la mémoire et l'oubli. « Mais le grand échanson ne se souvint pas de Joseph, il l'oublia », lit-on dans le livre de la Genèse (40, 23). Pourquoi la Bible emploie-t-elle cette expression répétitive, accolant l'une à l'autre les idées contradictoires du souvenir et de l'oubli, se demande-t-on dans le midrash ? Par cette procédure rhétorique, la Bible nous enseigne, pense l'auteur du midrash, une leçon capitale : certains événements sont d'une telle grandeur et d'une telle importance pour l'avenir personnel et collectif qu'on ne doit pas se les rappeler constamment, qu'on ne le pourrait d'ailleurs pas tant ils sont éclatants, mais que l'on ne peut néanmoins jamais oublier. Il faut sans doute rappeler ici que Joseph avait interprété les songes des deux eunuques du Pharaon annonçant au panetier qu'il serait bientôt pendu et à l'échanson qu'il serait gracié et réintroduit dans sa fonction de « maître de la coupe ». C'est d'une certaine présence paradoxale à l'histoire, distante et immédiate à la fois, dont nous parlerait le midrash, d'une relecture équilibrée, non névrotique, d'événements traumatisants du passé, de ceux-là surtout qui (ré)orientent la vie, qui s'imposent massivement à la mémoire en préfigurant la mort ou le pardon, et qui cherchent à occuper tout l'espace du souvenir. Le midrash rappelle que l'oubli, loin d'être la négation du souvenir, en constitue sans doute la forme la plus achevée et son ultime dépassement [1].
Mais comment l'oubli peut-il être porteur du souvenir ? Et pourquoi faut-il dans le même temps révéler et camoufler, dire et taire, les grands événements, dans lesquels les destins personnels s'emmêlent dans l'histoire de tout un peuple ? Après avoir interprété les rêves des deux eunuques et ceux du Pharaon qui annonçaient sept années d'abondance suivies de sept années de famine, le sage Joseph fut établi grand vizir de toute l'Égypte sans autre supérieur que le Pharaon lui-même. Cette élévation en gloire, Joseph la mit au service de son peuple, du peuple juif élu par le dieu Yahvé, exilé en terre d'Égypte et qu'il contribue à faire entrer dans le « pays où coulent le lait et le miel » [2]. À l'histoire collective, à l'élection du peuple par Yahvé, aucun Juif croyant (ou même incroyant) n'a jamais pu vraiment échapper, pas plus hier qu'aujourd'hui. Du seul fait de leur naissance et de leur appartenance à la descendance d'Abraham, tous les Juifs sont en effet irrémédiablement enracinés en un lieu d'origine, dans une terre, symbolique et réelle, et attachés à la mémoire d'événements qu'ils doivent célébrer année après année, comme la Pâque par exemple qui rappelle le passage (le mot hébreu pesah signifie à la fois « frapper un grand coup » et « traverser ») et le voyage vers la délivrance. Les Juifs apparaissent emprisonnés dans une histoire qui leur colle au corps où qu'ils aillent, qu'ils parlent l'hébreu moderne, le yiddish, J'anglais ou le français, qu'ils habitent l'Amérique, Israël ou la Russie.
De manière éminente l'existence du peuple juif rappelle en effet qu'aucune personne ne peut jamais, nulle part au monde, abolir le rapport au passé, aux ancêtres, et que personne n'échappe vraiment à l'histoire de son groupe. On aura beau voyager, émigrer, se transformer, trahir, abandonner, s'émanciper, se libérer, l'histoire collective viendra encore souvent hanter les replis de la mémoire individuelle et s'imposer au creux même de l'oubli comme un (r)appel ou un reproche culpabilisant. Souvent même les autres, les étrangers, se chargeront de renvoyer la personne vers l'origine qu'elle oublie ou trahit, et la forceront à se (ré)identifier à la référence collective qu'elle masque et maquille ou par rapport à laquelle elle a choisi de se distancier. Il ne semble exister nulle part au monde de mémoire individuelle qui soit dissociable d'une mémoire collective, et chez certains peuples, cet ancrage est plus profond que chez d'autres.
[1] Le « je » du « Je me souviens » du sous-titre de cet essai renvoie à une personne, à une trajectoire intellectuelle, au récit qui en est fait et à son auteur. Le « je » n'est donc pas ici celui de la dérive subjectivante d'une certaine anthropologie contemporaine. Le récit largement autobiographique de l'auteur démontre plutôt à l'inverse le travail du « nous » sur le « je », et de la longue durée sur la formation du présent. L'appropriation de la devise nationale vise à rappeler que l'horizon du collectif se profile constamment derrière celui qui écrit.
[2] J'ai fait appel à l'exemple du peuple juif, de la religion judaïque et des livres saints qui la fondent non pas parce qu'une certaine idéologie québécoise du passé, celle de la race canadienne-française élue pour témoigner du catholicisme dans une Amérique anglo-saxonne protestante, a eu largement recours à cette analogie. L'exemplarité du cas juif pour penser les notions d'identité collective aurait certes pu justifier à elle seule l'emploi de cette illustration. En réalité il me faut dire et me rappeler, car il m'arrive souvent de l'oublier, que j'ai passé une dizaine d'années de ma vie, de 1961 à 1971, à apprendre à lire la Bible, à étudier les théologies chrétiennes et à me familiariser avec les grandes religions du monde, avec le judaïsme, les christianismes, l'islam, le bouddhisme et autres religions orientales, tout cela avant de recevoir une réelle formation anthropologique et de commencer une carrière d'africaniste spécialisé dans l'étude comparée des médecines. De 1962 à 1966 j'ai été étudiant à Louvain (Leuven) en Belgique, puis de 1966 à 1968 à l'Université Grégorienne des Jésuites à Rome. Durant ces six années de vie en Europe j'ai appris à comparer la théologie catholique aux autres religions, j'ai étudié plusieurs langues européennes, je me suis familiarisé avec l'histoire des pays d'Europe occidentale et orientale, de l'Angleterre à la Roumanie, de la Finlande à la Grèce et à l'Italie. Lorsque je suis parti pour Kinshasa, Zaïre, en 1968, j'avais le projet d'étudier la pensée religieuse africaine et c'est dans ce contexte que j'ai été associé aux différentes activités du Centre d'Études des Religions Africaines (CERA) de l'Université de Lovanium durant mes trois premières années de vie africaine (1968-1971).
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