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Collection « Les sciences sociales contemporaines »
Gilles Bibeau, “Vers une éthique créole.” (2000)
Introduction
Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Gilles Bibeau, “Vers une éthique créole.” (2000). Un article publié dans la revue Anthropologie et Sociétés, vol. 24, no 2, 2000, pp. 129-148. Québec : département d'anthropologie de l'Université Laval. [Autorisation formelle accordée par l’auteur 21 août 2007 de diffuser ce texte dans Les Classiques des sciences sociales.]
Introduction
Par une bizarrerie qui vient plutôt de la nature que de l'esprit des hommes, il est quelquefois nécessaire de changer certaines lois. Mais le cas est rare ; et, lorsqu'il arrive, il n'y faut toucher que d'une main tremblante.
Montesquieu, Lettres persanes, 1758 [1721] : 287
Dans la Doctrine des droits de l'Homme que les Occidentaux veulent voir triompher partout au nom de l'universalisme de la raison, les post-colonial scholars [1] débusquent l'ultime effort de l'Europe et de l'Amérique du Nord pour maintenir leur position de civilisation hégémonique, pour imposer leur modèle politique de démocratie libérale et pour transférer leur système de valeurs à l'ensemble des sociétés du monde. Je fais écho, dans le présent essai, aux travaux critiques de quelques intellectuels asiatiques et africains dont la pensée est trop souvent ignorée, me semble-t-il, par les intellectuels occidentaux, et même par les promoteurs du pluralisme juridique, lorsqu'ils débattent des droits de l'Homme [2]. Loin de se limiter à dénoncer les relents colonialistes qui s'infiltrent dans la doctrine des droits de l'Homme, les intellectuels issus des ex-colonies insistent sur l'urgence d'inscrire la différence et la pluralité au sein de la charte commune des droits en faisant véritablement écho à l'hétérogénéité culturelle, religieuse, juridique et éthique du monde.
J'ai organisé ma réflexion autour d'une étude de cas qui fait ressortir, en relation à la condamnation d'écrivains célèbres (Wei Jingsheng, Ken Saro-Wiwa, Taslima Nasreen, Salman Rushdie), les difficultés qu'il y a à concilier l'universalité du « droit à la liberté d'opinion et d'expression » (Art. 19 de la Déclaration universelle des droits de l'Homme - DUDH) et l'extraordinaire variabilité, entre les pays, des univers de valeurs éthiques, des régimes politiques et des religions. Cette étude de cas sert d'assise à la réflexion théorique proposée dans la suite de l'essai. Dans la section intitulée : « East is East and West is West », je montre en quoi la pensée d'Ashis Nandy en Inde, de Chandra Muzaffar et d'Anwar Ibrahim en Malaisie, ouvre des voies encore peu explorées par les intellectuels occidentaux pour penser le pluralisme dans les domaines du droit et de l'éthique. Je discute dans la section qui suit les positions théoriques et méthodologiques défendues par trois groupes de penseurs occidentaux qui ont développé, à la jonction du droit, de l'anthropologie et de la philosophie, une pensée juridique et éthique d'orientation véritablement pluraliste. Dans la partie conclusive qui donne son titre à cet essai je parle du tissage des différences et du travail du multiple ; je le fais, d'une part, à partir de la notion linguistique de créolisation et, d'autre part, en référence aux images de la toile d'araignée, du nœud et de la liane, que j'ai empruntées au philosophe Lomomba Emongo.
[1] Le terme anglais « post-colonial scholar » me semble plus suggestif que son équivalent français « intellectuel postcolonial ». L'expression anglaise connote en effet un champ d'étude spécifique qui a été clairement cartographié par Ashcroft et al. (1995) et renvoie aux théories dites postcoloniales que des intellectuels souvent originaires d'Asie et d'Afrique et installés dans les pays occidentaux ont développé à la périphérie des cultural studies (Sardar et Van Loon 1998 ; Mongia 1997).
[2] Tout au long de cet essai je parle des « droits de l'Homme »plutôt que des droits humains. Je le fais pour les trois raisons suivantes : 1. toutes les déclarations historiques (1776 ; 1789 ; 1948)dont j'évoque ici le contenu font explicitement référence aux « droits de l'homme » ; 2. l'expression « human rights » a été forgée dans le contexte de l'idéologie de la « political correctness », laquelle m'apparaît plus soucieuse de lever l'ambiguïté linguistique vis-à-vis de la masculinité implicite du terme générique Homme que d'interroger les bases culturelles occidentales du contenu des « human rights » ; 3. l'expression « droits humains » m'apparaît convenir davantage lorsqu'il s'agit de comparer les droits des humains avec les droits des animaux (la Déclaration des droits des primates non humains, p.e.) ou avec ceux de l'ensemble des formes vivantes (les normes relatives à la biodiversité, p.e.). Pour bien indiquer que je me réfère ici aux êtres humains en tant que « genre » j'écris le mot Homme avec une majuscule. Il serait certes aussi légitime de parler, comme on le fait de plus en plus, des « droits de la personne » ; je n'ai cependant pas voulu employer cette expression parce qu'elle introduit explicitement, souvent dans une perspective phénoménologique, la question du sujet et les notions d'intentionnalité et de responsabilité au cœur du questionnement éthique. Or, je ne m'aventure nullement sur ce terrain dans le présent essai.
Dernière mise à jour de cette page le samedi 1 mars 200820:02
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
Saguenay - Lac-Saint-Jean, Québec
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