sociologue français se revendiquant du communisme libertaire
professeur des universités à l'université de Franche-Comté.
“Les nouvelles frontières
de la souveraineté.”
Un article publié dans Le Monde diplomatique, avril 1995, pp. 8-9.
- PARTOUT, la désaffection des citoyens et la corruption des moeurs politiques sont les symptômes les plus flagrants d’une démocratie en crise, confrontée au défi de la mondialisation.
- Mots-clés : * Démocratie
Pour tenter de maîtriser interpénétration et interdépendance grandissantes, les appareils d’État doivent se restructurer en se démultipliant. Chacun est contraint, simultanément, de s’intégrer dans un ensemble à vocation régionale (dont l’Union européenne ne constitue qu’un exemple parmi d’autres) en lui aliénant une partie de ses prérogatives régaliennes classiques (notamment en matière de politique économique) et de sous-traiter auprès de ses propres instances locales et régionales certaines tâches de régulation (l’action sanitaire et sociale, l’enseignement, l’animation culturelle, par exemple). Dans ces conditions, l’objectif stratégique de maintien de la cohésion nationale devient de plus en plus difficile à atteindre. De plus, la mondialisation soumet les cultures au rouleau compresseur des médias (à prédominance américaine), dont le pouvoir s’étend et s’accroît au rythme de l’interconnexion de tous les réseaux de communication électronique.
La résultante est un affaiblissement du pouvoir des anciens États-nations, y compris des plus puissants d’entre eux [1]. Or ils ont été jusqu’à présent le lieu et le moyen d’exercice traditionnels de la souveraineté populaire, principe même de la démocratie. Mais que peut-elle encore signifier lorsque les États nationaux sont vidés de leur substance au fur et à mesure qu’ils se trouvent privés des moyens traditionnels de l’action publique ?
Ainsi s’impose un premier défi : recréer un cadre institutionnel capable tout à la fois de maîtriser la mondialisation en cours et d’offrir aux citoyens les moyens d’exercer leur souveraineté au-delà des limites actuelles des États-nations ; autrement dit, dissocier l’exercice de la citoyenneté du corset de la nationalité dans laquelle elle s’est pour l’instant maintenue.
Si la désaffection politique s’est aggravée au cours de ces deux dernières décennies [2], c’est en raison de l’impuissance grandissante des gouvernements à maîtriser la dynamique socio-économique ; de l’alignement de la quasi-totalité des forces politiques sur le paradigme néolibéral, réduisant d’autant les choix ; enfin, du fait qu’une partie grandissante des citoyens ont été privés de la possibilité concrète d’exercer quelques-uns de leurs droits les plus élémentaires : droit à l’emploi, droit à un revenu décent et régulier, droit au logement et à la santé, droit à la formation, etc.
Que reste-t-il de la citoyenneté pour ces centaines de milliers de chômeurs de longue durée et pour la cohorte des "nouveaux pauvres" placés en dehors des normes courantes de la vie civile tandis que des millions d’autres sont menacés du même sort [3] ? Et pour les travailleurs précaires ou les jeunes "galérant" de "petits boulots" en "stages parkings" ?
Jean-Jacques Rousseau notait déjà, dans Du contrat social , que la démocratie exige "beaucoup d’égalité dans les rangs et les fortunes" ; pour que les hommes soient vraiment libres, il faut que "nul citoyen ne soit assez riche pour en acheter un autre, et nul assez pauvre pour être contraint de se vendre". Si la démocratie n’a jamais réalisé ces conditions optimales, elle s’est toujours confondue avec la lutte pour la réduction des inégalités.
Ainsi émerge un second défi : mettre fin à l’extension des situations d’exclusion et de non-droit que provoque la "dualisation" de la société. Faute de quoi la démocratie se condamne à dépérir, en laissant grossir la masse des individus privés, réellement sinon formellement, de toute citoyenneté.
Mais la démocratie suppose aussi des individus capables de donner sens au monde dans lequel ils vivent. Cela est de plus en plus difficile pour un nombre grandissant d’individus. Le monde leur apparaît opaque, impénétrable, incompréhensible. Les raisons d’une pareille "crise du sens" sont multiples. Elles tiennent notamment au discrédit qui frappe non seulement les idéologies traditionnelles, religieuses ou politiques, mais aussi les valeurs fondamentales sur lesquelles la modernité s’est construite et a fondé l’exercice de la démocratie : le travail, le droit, la souveraineté, la discussion publique, la raison, la science et la technique, le progrès historique, entre autres. Discrédit qui trouve lui-même sa source dans le triomphe de l’économisme comme pratique et comme représentation, dans la réduction de tout et de tous à la "logique" unidimensionnelle de l’accumulation du capital.
Simultanément et contradictoirement, cette perte des références conduit, par réaction, à la renaissance de divers fondamentalismes, religieux (intégrismes) ou politiques (nationalisme, populisme, fascisme), menaçant d’instaurer un ordre institutionnel et symbolique autoritaire [4].
"Forum civique mondial"
RELEVER ces différents défis est une question vitale pour la démocratie. Elle en possède assurément la capacité, à condition toutefois de se renouveler, tant dans ses formes que dans ses contenus.
Face à la mondialisation des rapports sociaux, n’est-il pas urgent d’édifier un cadre institutionnel supranational qui puisse constituer tout à la fois un forum débattant des grandes questions intéressant l’avenir de l’humanité (écologie et démographie ; redistribution des richesses et des capacités productives entre le Nord et le Sud ; sécurité collective et désarmement), de manière à dégager les axes d’un consensus, et une structure de régulation des rapports économiques, politiques et culturels entre peuples, nations, aires de civilisation ? L’édification d’un pareil cadre institutionnel ne partirait sans doute pas de rien : il existe déjà toute une série d’institutions internationales qu’il s’agirait soit de réformer en les démocratisant et en les renforçant - c’est le cas par exemple de l’Organisation des Nations unies (ONU) et notamment de son Conseil de sécurité [5], ou celui du GATT -, soit de supprimer purement et simplement (Fonds monétaire international et Banque mondiale) en les remplaçant le cas échéant par d’autres.
Les institutions ne sont démocratiques que pour autant qu’elles sont placées sous le contrôle direct (ou du moins sous la pression) des citoyens. Aussi serait-il nécessaire, simultanément, de travailler à l’éclosion et au développement d’une "société civile mondiale", dont la trame pourrait être constituée par les coordinations permanentes des mouvements associatifs indépendants des États (les fameuses organisations non gouvernementales) opérant sur les mêmes terrains, mais aussi par celles des organisations syndicales et professionnelles. Leur rôle serait de constituer non seulement un "forum civique mondial", d’où émergeraient des propositions interpellant États et institutions internationales (à l’image de ce qui s’est passé en marge du sommet de Rio en 1992), mais aussi une "structure de contre-pouvoir" capable de susciter des pratiques alternatives, de manière à résister aux nouveaux pouvoirs opérant sur le plan mondial : pression sur les institutions internationales, mise au ban d’États violant les principes démocratiques à l’intérieur de leurs propres frontières, organisation du boycottage de firmes transnationales ne respectant pas les normes jugées minimales en matière de droits sociaux, etc.
S’engager sur ces voies implique de modifier le fonctionnement de la démocratie à l’intérieur des États nationaux. Et tout d’abord d’y dissocier l’attribution des droits afférents à la citoyenneté de la possession de la nationalité : la première doit être assurée à tout individu résidant et travaillant dans un État de manière durable, quelle que soit son origine.
De même, pour faire face à l’inévitable renforcement des pouvoirs publics locaux, il convient d’édifier des structures permettant aux citoyens, à leurs associations et organisations de faire pression sur les pouvoirs existants et d’expérimenter des pratiques alternatives, notamment sur le terrain de l’organisation des tâches collectives et de la gestion des équipements et des services publics.
Mais ces nécessaires réformes institutionnelles risqueraient de rester lettre morte si elles ne s’accompagnaient pas de l’ouverture de nouveaux chantiers. Les exigences de solidarité, d’égalité et d’autonomie doivent s’étendre à l’ensemble des rapports sociaux, pour faire face à la dualisation grandissante des sociétés développées (comme plus largement de l’ensemble de la planète). Il n’y aura pas de résorption du chômage, de la précarité et de l’exclusion sans une réduction générale et massive du temps de travail, politique dont le financement suppose à son tour une vaste redistribution des revenus [6].
C’est bien le champ des droits économiques et sociaux qu’il s’agit d’élargir, en assurant les conditions concrètes non seulement du droit à l’emploi et du droit au revenu, mais encore du droit à la protection sociale, du droit au logement, du droit à la santé, du droit à la formation, du droit au temps libre, etc. Sans quoi les idéaux démocratiques risquent de rester de pieux ou même de cyniques mensonges.
Ce n’est qu’à la double condition de développer des formes de démocratie directe, capables de faire pendant aux pouvoirs économiques, politiques et médiatiques, et d’étendre le domaine des droits sociaux et de leur application que la démocratie pourra relever les défis qui la menacent. Pour y répondre, elle n’a d’autre possibilité que de se parachever dans ses propres exigences.
Alain Bihr
* Auteur notamment de "Déchiffrer les inégalités" (en collaboration avec Roland Pfeferkorn, Syros, Paris, 1995.
[1] Lire Alain Bihr, "Malaise dans l’État-nation", Le Monde diplomatique, février 1992.
[2] Lire François Subileau et Marie-France Toinet, Les Chemins de l’abstention, une comparaison franco-américaine, La Découverte, Paris, 1993.
[3] Voir le dernier rapport de feu le Centre d’études des revenus et des coûts (CERC), Précarité et risques d’exclusion en France. Document n° 109, La Documentation française, Paris, 1993.
[4] Lire Alain Bihr, "Crise du sens et tentation autoritaire", Le Monde diplomatique, mai 1992.
[5] Voir à ce sujet les propositions de Maurice Bertrand, "Demain, la sécurité mondiale...", Le Monde diplomatique, mars 1994.
[6] Lire Bernard Cassen, "Impérative transition vers une société du temps libéré", Le Monde diplomatique, novembre 1994.
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