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Alain BIHR et Roland Pfefferkorn *
sociologue français se revendiquant du communisme libertaire
professeur des universités à l'université de Franche-Comté.
“Statistiques et idéologie.
Ces chiffres qui masquent les réalités sociales.”
Un article publié dans Le Monde diplomatique, Paris, février 1995, p. 19.
Résumé
- Que savons-nous des inégalités sociales en France ? Avant de disparaître, sanctionné pour son indépendance, le Centre d’études des revenus et des coûts (CERC) révèle et mesure, dans son tout dernier rapport, la forte progression des revenus du capital au cours de ces dernières années de crise. Ce type d’information n’est pas fréquent : quand on cherche à réunir des éléments de connaissance dans l’énorme masse de données disponibles, on y découvre de stupéfiantes lacunes, qui ne sont pas toujours dépourvues de signification politique.
- Mots-clés : • France • Économie • Inégalités
La connaissance statistique de la réalité socio-économique, et celle des inégalités sociales en particulier, comprend des zones d’ombre quelquefois surprenantes [1]. Ainsi est-il impossible de connaître le taux de chômage de longue durée (plus d’un an) ou de très longue durée (plus de deux ans) par catégorie socioprofessionnelle [2]. De même, les données sur les revenus des professions indépendantes, les dividendes d’actions, les intérêts des obligations, les plus-values boursières, etc., continuent à être entachées de lacunes et d’approximations de l’avis même des organismes qui les fournissent. Le Centre d’études des revenus et des coûts (CERC) concluait, par exemple, qu’il convenait de multiplier par 1,5 à 2 le revenu fiscal des professions indépendantes pour obtenir une approximation satisfaisante de la réalité [3]. Dans sa dernière analyse disponible sur les revenus fiscaux, l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) parvenait en gros aux mêmes estimations [4]. Aussi ne connaît-on à peu près rien des très hauts revenus [5]. Autant dire que toutes les enquêtes sur les inégalités s’en trouvent faussées.
Quand ils existent, les éléments statistiques sont souvent hétérogènes : produits par une multitude d’organismes, ils résultent d’enquêtes disparates, portant sur des champs d’étude différents et conduites avec des méthodologies variées. Dispersées dans l’espace institutionnel, les données ne le sont pas moins, quelquefois, dans le temps, parce que produites à l’occasion de recherches isolées qui n’ont pas connu de postérité. Ainsi la dernière enquête sur les taux réels de la taxe à la valeur ajoutée (TVA) acquittée par les ménages des différentes catégories sociales (rapport de la TVA à leur revenu disponible) date-t-elle de 1984 et est-elle fondée sur des chiffres remontant à 1975 [6] !
Enfin, les éléments disponibles sont quelquefois proprement insignifiants et n’apportent rien à la connaissance purement intuitive de la réalité. Destiné à masquer la vacuité des résultats, le commentaire qui les accompagne mériterait alors de figurer dans une anthologie des lapalissades. Telle cette conclusion dégagée au terme d’une exploitation mathématique fort complexe des résultats de l’enquête "Actifs financiers" menée par l’Insee en 1986 : "En un mot, ce sont les gens qui n’ont pas d’argent qui ont le plus souvent peur d’en manquer, ou du moins qui considèrent le plus qu’il est essentiel d’en avoir de côté [7]." Truisme à rapprocher de cette remarque proprement tautologique figurant en gras dans un rapport du CERC, habituellement mieux inspiré : "La chute du niveau de vie du ménage en situation d’instabilité professionnelle ou de chômage se traduit donc par de grandes difficultés financières [8]."
Les riches, loin des regards indiscrets
ALORS que les recherches sur les pauvres et la pauvreté n’ont cessé de se multiplier, celles sur les riches et la richesse se comptent sur les doigts d’une main [9]. La "haute société" demeure largement une terra incognita des sciences sociales, ses membres exprimant une volonté farouche de demeurer "entre soi", à l’abri de tout regard indiscret. L’immense majorité des spécialistes des sciences sociales se sont tacitement conformés à cette injonction, au nom d’une prétendue neutralité. Il est vrai que le thème est explosif, comme l’ont montré récemment les déboires du CERC.
Promptes à minimiser les inégalités sociales [10], les enquêtes statistiques ne le sont pas moins, inversement, à exagérer l’ampleur des actions correctrices. Pour définir le revenu disponible des ménages, on calcule leurs revenus primaires (professionnels et patrimoniaux) dont on soustrait les prélèvements obligatoires (impôts directs et indirects, cotisations sociales) et auxquels on ajoute les prestations sociales. Les chercheurs insistent sur la réduction des inégalités qui s’opérerait par le biais de ce mécanisme de redistribution. Pourtant, ils oublient deux éléments cruciaux. Les revenus primaires pris en considération sont nets de cotisations sociales, ce qui conduit à masquer le poids très inégal de ces dernières ; et on ne tient pas davantage compte de la manière - non moins inégale - dont les revenus disponibles se trouvent amputés par les impôts indirects, notamment par la TVA. On occulte ainsi plus de 70% des prélèvements obligatoires, tout en tenant compte de l’intégralité des transferts sociaux ! Autrement dit, on ne comptabilise que 30% de ce qui est soustrait aux ménages, mais 100% de ce qui leur est alloué.
L’approche statistique, par sa nature même, est condamnée à sous-estimer les inégalités. La grille d’analyse la plus couramment utilisée est la nomenclature des catégories socioprofessionnelles de l’Insee [11]. Ce découpage-montage de la réalité (notamment des classes sociales) occulte les groupes situés aux deux extrémités de la hiérarchie soit en les dispersant entre différentes catégories, soit en les fondant dans des ensembles plus vastes, avec évidemment pour effet, dans les deux cas, de réduire les disparités entre les extrêmes.
Ainsi, par exemple, la bourgeoisie n’apparaît à aucun moment [12] : elle se trouve éparpillée entre les "agriculteurs exploitants", les "chefs d’entreprise", eux-mêmes mélangés aux "artisans et commerçants", les "cadres et professions intellectuelles supérieures", sans qu’il soit toujours possible d’isoler les cadres dirigeants, ces "fonctionnaires de l’accumulation du capital", comme les nommait Karl Marx. Les rentiers vivant grâce à un patrimoine de rapport important se retrouvent dans la catégorie fourre-tout des "inactifs".
Comment peut-on alors percevoir les disparités de ressources ? Lorsque les "chefs d’entreprise" se trouvent amalgamés à la masse des "artisans et commerçants", le rapport entre leur patrimoine moyen et celui des ouvriers n’est que de 9,5 ; en revanche, lorsque les "industriels et gros commerçants" se trouvent isolés, ce même rapport s’élève à 50 [13] !
Par définition, les moyennes masquent la dispersion. Or, au fur et à mesure que l’on s’élève dans la hiérarchie, la diversité au sein même de chaque catégorie socioprofessionnelle s’accroît. Ainsi, en 1987, le bénéfice non commercial moyen déclaré d’un membre d’une profession libérale exerçant à temps plein était de 300 000 francs ; mais les disparités entre les différents métiers étaient énormes : 926 400 francs en moyenne pour un avocat auprès du Conseil d’État ou de la Cour de cassation, 180 000 francs pour un architecte [14]. Les disparités au sein de chaque profession étaient encore plus importantes : en 1986, le rapport entre le revenu des 10% les mieux rémunérés et celui des 10% les moins rémunérés était de 7,3 chez les notaires, de 8,8 chez les huissiers, de 12,9 chez les avocats, et s’élevait jusqu’à 20 chez les conseils juridiques et fiscaux [15] ! Autrement dit, pour pleinement évaluer l’ampleur des inégalités, il faudrait pouvoir disposer, ce qui est rarement le cas, d’indications précises sur les hiérarchies à l’intérieur de chaque catégorie.
La quasi-totalité des analyses statistiques souscrivent à la logique de spécialisation, qui prévaut largement dans le domaine des sciences sociales : la bonne connaissance doit se limiter à un "champ d’analyse" étroitement circonscrit. D’où la tendance à occulter un aspect essentiel : l’accumulation des inégalités qui forment système, s’engendrent réciproquement et se renforcent. Ainsi, les handicaps, facteurs de disqualification, de dévalorisation et d’exclusion, se cumulent à l’une des extrémités du spectre social, tandis que les privilèges (en termes de revenu, de fortune, de pouvoir, de prestige) se concentrent à l’autre extrémité. De cette complexité, des approches parcellaires ne peuvent, par définition, rendre compte [16].
De plus, l’appareil statistique tend en effet à privilégier ce qui est immédiatement dénombrable, à s’intéresser en priorité aux éléments de nature juridique (les données de l’état civil, les titres de propriété), marchande (les revenus et les coûts), administrative (la nationalité, les diplômes) [17]. Du coup se trouve délaissé ce qui n’est pas encore normalisé. Comment rendre compte de la qualité d’un paysage, de la diversité de l’espace public disponible, de la variété des parcours qu’il offre, de la fréquence plus ou moins grande des rencontres qu’il rend possibles, etc. ?
Aborder les inégalités par le biais de leur connaissance statistique revient à les soumettre à un filtre réducteur. On escamote, derrière un nombre froid, le drame social, avec ce qu’il implique de passion, de souffrance, de désespoir ou de révolte chez les uns, d’indifférence satisfaite et de morgue chez les autres, de violence ouverte ou contenue entre les deux. Les chiffres, sous leur apparente scientificité, masquent souvent l’idéologie dominante, celle de la "pensée unique". Les pourcentages ignorent le vécu des inégalités, mais aussi les mille et une micro-stratégies que déploient leurs victimes, dans la vie quotidienne, pour tenter d’y faire face, d’y résister, d’y échapper.
Alain Bihr et Roland Pfefferkorn
* Auteurs de "Déchiffrer les inégalités", Syros, Paris, 1995.
[1] Les exemples qui vont suivre ont été extraits de notre ouvrage Déchiffrer les inégalités, Syros, Paris, à paraître le 14 février 1995, 592 pages, 95 F.
[2] Cf. Dominique Rouault-Galdo, "Sortir du chômage : un parcours à handicap", in Economie et Statistique, n° 249, décembre 1991.
[3] Cf. "Le revenu des non-salariés", document du CERC, n° 53, Paris, La Documentation française, 1980.
[4] Cf. ministère de l’économie et des finances, les Notes bleues de Bercy, n° 15, mai 1993.
[5] Yves Chassard et Pierre Concialdi, les Revenus en France, La Découverte, Paris, 1989, p. 51.
[6] Cf. Jacques Cohen, "La TVA, un impôt inégalitaire mal connu", Consommation, n° 1, Credoc, Paris, 1984.
[7] Insee, Economie et Statistique, n° 202, septembre 1987, p. 77.
[8] "Précarité et risque d’exclusion", document du CERC n° 109, La Documentation française, Paris, 1994, pp. 57 et 64.
[9] Cf. notamment les travaux de Béatrix Le Witta, Ni vue ni connue. Approche ethnographique de la culture bourgeoise, Editions de la Maison des sciences de l’homme, Paris, 1988 ; et de Michel Pincon et Monique Charlot-Pincon, Dans les beaux quartiers, Le Seuil, 1989.
[10] Cf. pour un exemple, Insee, Données sociales 1993, Paris, 1993, p. 385 et sq.
[11] Pour une présentation d’ensemble de cette nomenclature et des problèmes que soulève sa constitution, cf. Alain Desronières et Laurent Thévenot, les Catégories socioprofessionnelles, La Découverte, 1989.
[12] Cf. aussi Bernard Zarca, "Les patrons dans la statistique officielle française", Politix, n° 23, 1993 ; et Bruno Duriez et Jacques Ion, "La représentation sociale de l’élite dans les classifications socioprofessionnelles britanniques", Politix, n° 25, 1994, pour une comparaison avec d’autres taxinomies.
[13] "Les Français et leurs revenus : le tournant des années 80", document du CERC, n° 94, La Documentation française, Paris.
[14] Cf. Insee, Données sociales 1990, p. 155. Pour actualiser ces bénéfices déclarés en francs 1994, il convient de les multiplier par 1,18.
[15] "Les professions libérales juridiques et judiciaires : revenus et conditions d’existence", document du CERC, n° 90, La Documentation française, Paris, 1988, p. 13.
[16] Cf. cependant André Villeneuve, "Les formes multiples de la pauvreté et le rôle des difficultés de jeunesse", in Données sociales 1993, pp. 363-369.
[17] Cf. François Heran, "L’assise statistique de la sociologie", Economie et Statistique, n° 168, juillet-août 1984, pp. 23-35.
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