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L’actualité d’un archaïsme.
La pensée d’extrême-droite et la crise de la modernité
Introduction
L'idée est encore couramment répandue, parmi ses opposants, du caractère archaïque de l'extrême droite. Son archaïsme serait multiforme. Economiquement et sociologiquement, elle serait liée aux secteurs arriérés de la société, aux rapports sociaux et aux formes de développement condamnés par la dynamique socio-économique du capitalisme, par exemple la petite production et la petite propriété. Politiquement, l'extrême droite serait nostalgique de formes d'organisation sociale prémodernes : les sociétés composées de petites communautés unanimes dans lesquelles l'individu ne dispose que de peu d'autonomie, les États corporatistes excluant le débat et régulés par l'autorité de la tradition et du chef, etc. Idéologiquement enfin, elle rêverait de rétablir un « monde enchanté » où mythes et rites collectifs inscriraient à nouveau l'existence individuelle et collective dans un rapport de subordination à une transcendance sacrée.
Cette représentation de l'extrême droite n'est certes pas entièrement fausse, car celle-ci véhicule bien de pareils éléments passéistes ou se trouve étroitement liée à eux. Mais, si l'extrême droite était un phénomène purement archaïque, elle aurait dû disparaître depuis longtemps, ou du [8] moins ne plus subsister que très marginalement comme d'autres reliquats de l'Histoire, en aucun cas être en mesure de conquérir périodiquement une audience de masse dans les sociétés les plus développées qui soient aujourd'hui, comme c'est à nouveau le cas depuis une quinzaine d'années dans un certain nombre de pays européens. Pour expliquer cette récurrence du succès de l'extrême droite, voire la continuité qu'elle a pu s'assurer au cours de ce siècle, il faut donc supposer qu'en dépit de ses attaches au passé et contradictoirement à elles, elle se caractérise aussi par une actualité certaine : qu'elle est organiquement liée à certaines tensions, contradictions et crises propres à la modernité capitaliste la plus récente ; ou que, du moins, ces contradictions et crises de la modernité sont susceptibles de réactiver les éléments archaïques véhiculés par l'extrême droite, de les rendre en quelque sorte à nouveau fonctionnels. Contre ce préjugé unilatéral d'une extrême droite prisonnière de l'héritage historique, le premier but de cet ouvrage est de mettre à jour certains des processus à la fois sociaux et mentaux qui expliquent son enracinement au sein même de la modernité et de sa crise et lui assurent en quelque sorte la permanence de son efficacité politique.
Il est une seconde idée assez couramment partagée par les adversaires de l'extrême droite, dont je me propose également de souligner le caractère superficiel et pour tout dire erroné. À qui l'aborde en adversaire politique, la pensée d'extrême droite apparaît, en effet, le plus souvent comme un monde étrange parce qu'étranger, un fatras de thèmes et d'idées dont la cohérence interne lui échappe d'autant plus qu'il est affecté d'un fort coefficient d'irrationalité, et auquel seuls le dogmatisme et le fanatisme semblent pouvoir donner consistance à défaut de cohérence. Bref, il n'y aurait pas, à proprement parler, de pensée de ce côté, ni rien non plus à y penser par conséquent.
En fait, la pensée d'extrême droite n'est ni plus ni moins cohérente que toute autre. Simplement cette cohérence a été rarement soulignée et encore plus rarement exposée en tant que telle, du moins d'un point de vue critique. Cette cohérence lui assure pourtant une certaine [9] ampleur et profondeur de vue, elle lui confère incontestablement du style - et l'on peut comprendre qu'elle ait pu en séduire plus d'un. Ne serait-ce que, sous cet angle, elle rompt résolument avec les platitudes auxquelles nous a habitués la pensée dominante, d'inspiration libérale ou social-démocrate.
En définitive, il m'apparaît qu'en tant qu'adversaires de l'extrême droite, nous avons eu tendance à sous-estimer sa force idéologique en plaçant systématiquement ses élaborations doctrinales et politiques sous le signe d'un déficit régressif, que ce soit sur le plan historique ou sociologique en parlant à son propos d'archaïsme, ou sur le plan logique en lui déniant toute cohérence. Jugement souvent corroboré par des approches psychanalytiques de ces mêmes élaborations, soulignant à l'envi son caractère psychologiquement régressif (archaïque là encore), en la faisant relever de catégories proches à la fois de celles de la « mentalité primitive » et de celles de la pensée délirante.
Ma conviction est qu'en ayant ainsi sous-estimé notre adversaire, c'est nous-même que nous avons affaibli, en rendant notre combat moins pertinent et moins judicieux. Et le pari que j'engage implicitement, en me proposant de rompre avec les deux préjugés précédents, est qu'on parviendra à combattre d'autant plus efficacement l'extrême droite qu'on aura approfondi la compréhension de sa cohérence idéologique interne comme de son enracinement dans la modernité.
Les différents essais ici réunis apportent leur contribution à cette double tâche : mettre en évidence la structure interne de la pensée d'extrême droite en dépit de ses incohérences apparentes, comprendre les mécanismes par lesquels elle s'enracine dans la modernité en crise, en dépit de ses caractères archaïques, ou peut-être à cause d'eux.
Le premier de ces essais expose précisément la structure de cette pensée, la triade identité/inégalité/pugnacité, ou plutôt les trois opérations fondamentales dont elle résulte : le fétichisme de l'identité collective, l'érection de l'inégalité au rang de loi ontologique et axiologique primordiale, l'exaltation de la lutte comme principe existentiel et politique, [10] éthique et esthétique. Par sa cohérence relative, cette triade signe le caractère propre de cette pensée. Elle fournit ainsi son critère distinctif, permettant d'identifier à coup sûr l'appartenance d'une œuvre à cette famille politique ou l'influence qu'elle en a subie, par-delà les variantes et les variations auxquelles elle peut donner lieu. Elle permet de comprendre comment s'articulent en profondeur des thèmes, des concepts, des images, des références, des modes rhétoriques mêmes, qui pris à part peuvent paraître anodins car ils ne prennent tout leur sens que dans et par les liens qui, précisément, en font une structure de pensée bien particulière.
Les deux essais suivants procèdent d'un commentaire de Gilles, le principal roman de Drieu La Rochelle, une des figures du fascisme français dans la seconde moitié des années 1930 et de la collaboration pendant l'occupation nazie. Le premier de ces deux essais met en évidence la valeur heuristique de la structure exposée précédemment, qui permet d'éclairer tous les enjeux du traitement qui est réservé dans ce roman, et sous le couvert du genre romanesque, à des thèmes aussi banals en l'occurrence que les rapports hommes/femmes, l'engagement politique ou l'expérience de la guerre.
Quant au second de ces deux essais consacrés à Gilles, il donne l'occasion de retrouver l'un des lieux communs de la pensée d'extrême droite, et non des moindres puisqu'il s'agit de l'antisémitisme. Si ce dernier s'intègre tout à fait à la structure propre à cette pensée, il n'en reste pas moins énigmatique tant par sa permanence historique que par la violence paroxystique des passions politiques qu'il a su déchaîner. Discret mais certain, l'antisémitisme qui traverse Gilles, peut-être parce qu'il n'atteint pas les hauteurs délirantes auxquelles l'a porté à la même époque Céline dans Bagatelles pour un massacre et Les beaux draps, retient ici notre attention par les pistes qu'il permet de suggérer pour un approfondissement ultérieur de la compréhension critique du phénomène, qui attend toujours son explication.
C'est délibérément que, pour illustrer la pertinence de la structure de la pensée d'extrême droite, j'ai retenu ici [11] une œuvre littéraire, où cette pensée s'exprime le plus souvent implicitement, plutôt que les innombrables discours politiques, présents ou passés, dans lesquels elle se déploie ouvertement. Il m'a semblé intéressant, cependant, d'éprouver malgré tout cette pertinence sur un discours de ce genre, en l'occurrence celui de Jean-Marie Le Pen, héritier d'une longue tradition de tribuns d'extrême droite. En choisissant de montrer comment son discours reproduit de manière quasi caricaturale la thématique d'extrême droite lors même qu'il semble s'en éloigner, le quatrième essai de ce recueil vérifie lui aussi la parfaite cohérence de ce discours et sa congruence à la structure trinitaire précédente.
L'essai consacré à Maurice Barrés, autre grande figure de l'extrême droite française, aujourd'hui pourtant largement oubliée quoique le verbe lepéniste lui doive tant, n'est pas seulement l'occasion de renouveler cette même opération. Il permet surtout de s'interroger sur les enjeux multiples de la formation de ce nationalisme du sol et du sang - en profonde rupture avec l'exaltation révolutionnaire de la nation républicaine, de la communauté des citoyens - qui s'est formé à la fin du siècle dernier et dont Barrés fut le premier chantre. En ce sens, cet essai est à l'articulation des deux objectifs poursuivis dans ce recueil. Il permet surtout de signaler combien le devenir nationaliste d'un jeune dandy au cours des années 1880 ne peut s'expliquer que sur fond de cette crise du sens, ce déficit chronique d'ordre symbolique, dans lesquels les sociétés capitalistes développées n'ont cessé de s'enfoncer depuis lors.
C'est précisément à cette crise, à ses effets psychopolitiques, notamment à la manière dont elle peut contribuer à former des dispositions propres à favoriser l'adhésion à l'extrême droite, que sont consacrés les deux essais « Le traumatisme ordinaire » et « Parcours de la xénophobie ». Partant du concept paradoxal de « traumatisme ordinaire », le premier se propose essentiellement de saisir la déstructuration psychologique qui caractérise la « personnalité de base » des sociétés capitalistes développées, sous l'effet précisément de leur déficit d'ordre symbolique, après avoir [12] sommairement exposé les principales raisons de ce dernier. Personnalité à la fois fluide et amorphe, fuyant son propre vide en pratiquant le nomadisme identitaire, qui offre de ce fait une faible résistance aux discours et aux pratiques d'extrême droite et que tente constamment, à l'inverse, la crispation identitaire qui peut l'amener à basculer dans ses ornières.
Quant au second, il propose un parcours à travers ce phénomène complexe qu'est la xénophobie, qui est évidemment au cœur de ce fétichisme de l'identité collective qui caractérise l'extrême droite. Parcours qui nous conduit de ses aspects psychologiques et psychopathologiques à ses aspects sociaux et plus proprement politiques, la crise du sens servant ici une fois de plus de médiateur entre les deux bouts de la chaîne. Il nous permet de comprendre que, si l'extrême droite apparaît, communément, se nourrir de la haine de l'autre (et notamment de l'étranger), derrière cette haine se cache un ressort affectif plus fondamental encore : la peur ou, plus exactement, l'angoisse de la perte de soi. Que ces deux essais (le second surtout) empruntent à la théorie analytique ne les empêche pas de déboucher sur la conclusion que seule la lutte politique est en mesure de faire obstacle à l'exploitation par l'extrême droite de cette « matière explosive » qu'est le ressentiment.
Le dernier essai, inédit, ne figurait pas dans la première édition de cet ouvrage. S'il s'agit en un sens d'un texte de circonstance, non dépourvu d'intention polémique, il n'en traite pas moins un problème de fond : est-il possible de disputer à l'ennemi le thème de l'identité ? Peut-on reprendre ce thème, et comment, sans pour autant renforcer en définitive l'ennemi que l'on prétend combattre ? La question est inévitable, non seulement au vu de l'émergence de revendications et de combats identitaires dans l'espace politique contemporain, dont tous ne sont pas portés par l'extrême droite ni orientés dans sa direction ; mais encore du fait même de certaines conclusions antérieures : comment assurer des identités collectives s'il est vrai que c'est aussi au déficit de ces identités que se nourrit la pensée d'extrême droite ? Cet ultime essai nous donne ainsi [13] l'occasion de revisiter l'un des thèmes majeurs de cette dernière, mais d'une manière inattendue.
Primitivement conçus de manière indépendante les uns des autres, ces différents essais n'en forment donc pas moins une unité, en répondant aux deux objectifs sous lesquels je les ai ici regroupés. Ils le font cependant inégalement. S'ils mettent bien en évidence la cohérence interne de la pensée d'extrême droite, en en dégageant la structure et en la repérant dans différents contextes, l'analyse qu'ils proposent de son enracinement dans la modernité en crise reste lacunaire. Certes, avec la crise du sens, ils désignent incontestablement l'une des sources auxquelles l'extrême droite est venue s'alimenter depuis un siècle, que la plupart de ses critiques n'ont pas saisie ou n'ont pas su, du moins, clairement expliciter. Ce n'est pas la seule cependant.
L'essai consacré à Barrés en signale une autre, au moins aussi importante, et qui interfère en partie avec la précédente, en l'occurrence la crise de l'État-nation. La trop rapide analyse qui y est développée des tenants et aboutissants de cette crise, dans le contexte de la généralisation du modèle de l'État-nation et de la montée des rivalités impérialistes à la fin du siècle précédent, demanderait à être complétée par et confrontée à une analyse de la forme que revêt cette même crise dans l'actuel contexte de transnationalisation du capital (notamment financier), après que la parenthèse des « trente glorieuses », qui aura vu l'État-nation ressouder sa cohérence et raffermir son prestige, a été refermée. J'ai développé ailleurs cette analyse, en montrant comment une force nationaliste comme le Front national y puise la matière et l'énergie de son combat [1].
L'avant-dernier essai « Parcours de la xénophobie » suggère l'existence de bien d'autres processus propres à alimenter en permanence l'extrême droite, depuis l'angoisse d'abandon, la culpabilité, l'agressivité réactionnelle que génère la dépendance infantile, jusqu'à la déstabilisation permanente [14] des conditions sociales d'existence et la mise en relation et concurrence de toutes les unités collectives que produit le capitalisme, en passant par l'aliénation historique ou la division de la société en classes. Ce ne sont là que des indications, des pistes ouvertes que cet essai n'a pas davantage explorées, pas plus que les autres d'ailleurs. Autant d'incitations à continuer à approfondir l'analyse pour comprendre pourquoi « le ventre reste encore fécond dont la bête immonde est sortie ».
Strasbourg, avril 1999.
Sources des divers essais
Des premières versions des essais présentés dans cet ouvrage ont paru dans les publications suivantes (selon l'ordre des chapitres de ce livre) :
Raison présente, n° 99, Paris, 3e trimestre 1991 ; Histoire et anthropologie, n° 16, Strasbourg, janvier-juin 1998 ; Raison présente, n° 125, Paris, 1er trimestre 1998 ; Revue des sciences sociales de la France de l'Est, n° 24, Strasbourg, 1997 ;
Histoire et anthropologie, n° 10, Strasbourg, janvier-mars 1995 ; Actes du séminaire Psychiatrie, Psychothérapie et Culture(s) organisé par l'association Paroles Sans Frontière, Le traumatisme et l'effroi, Strasbourg, Conseil de l'Europe, 1995 ;
Actes du séminaire Psychiatrie, Psychothérapie et Culture(s) organisé par l'association Paroles Sans Frontière, Qu'est-ce que l'étranger ?, Strasbourg, Conseil de l'Europe, 1996.
[1] Le spectre de l'extrême droite. Les Français dans le miroir du Front national Paris, Editions de l'Atelier, 1998, chapitres II, III et IV.
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