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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article d'Alain Bihr, “De la positivité sociale à la critique des valeurs: Éléments pour une critique des sciences sociales.” In: L’HOMME ET LA SOCIÉTÉ, no 84, 1987. Numéro intitulé: “Éthique et science sociale”, pp. 70-80. Paris: L’Harmattan. [Autorisation accordée par l'auteur le 9 août 2015 de diffuser cet article en accès libre dans Les Classiques des sciences sociales.]

Alain BIHR

De la positivité sociale
à la critique des valeurs :
Éléments pour une critique
des sciences sociales
.”

Un article publié dans la revue L’HOMME ET LA SOCIÉTÉ, revue internationale de recherches et de synthèses sociologiques, no 84, 1987, pp. 70-80. Numéro intitulé : “Éthique et science sociale.”


Abstract / Résumé
Introduction [70]
1.  Analytiques, les sciences sociales le sont doublement [70]
2.  Leur caractère positif [72]
3.  Leur caractère « neutre » [76]


Abstract

A. Bihr, From the social positivity to the criticism of values
(Elements for a critic of the social sciences)

In this critical review of the social sciences, the central argument questions their supposed « axiological neutrality » which derives from the concealment of the dialectic of fact and value. This dialectic is briefly reintroduced via the concept of possibility. This restoration provides the vital lead for the criticism of the analytical method of the social sciences and the viability of their theoretical models. The whole text is a vindication of the solidarity existing between the concepts of totality, contradiction and possibility.

Résumé

La présente critique des sciences sociales s'en prend pour l'essentiel à leur soi-disant « neutralité axiologique », qui procède d'un escamotage de la dialectique du fait et de la valeur qui est ici brièvement restituée par l'introduction du concept de possibilité. Cette restitution sert de fil conducteur à la critique de la démarche analytique de ces sciences et de la positivité de leurs paradigmes. L'ensemble du texte est ainsi un plaidoyer en faveur de la solidarité théorique des concepts de totalité, de contradiction et de possibilité.

[70]

Introduction

Hegel annonçait la résorption du savoir dans le double système philosophico-politique, Marx proposait de fonder l'unité de la théorie sociale dans ou sur la pratique révolutionnaire, mais c'est à Auguste Comte pariant sur le développement des sciences sociales analytiques et positives que l'avenir, apparemment, devait donner raison. Non seulement en effet, les sciences sociales (géographie, démographie, économie, sociologie, histoire, anthropologie, linguistique, sémiologie, psychanalyse, etc.) se sont développées en dehors de la tradition philosophique et du marxisme et même contre eux (non sans simultanément leur emprunter quelques éléments essentiels) mais encore, bien souvent, ces sciences ont pénétré dans la philosophie (déterminant des élaborations philosophiques, renouvelant l'activité philosophique qui allait dépérissant) et dans le marxisme (donnant lieu à des interprétations scientistes du marxisme, mais permettant aussi quelquefois au marxisme de s'enrichir de cet apport) : que l'on pense par exemple à la linguistique ou à la psychanalyse et à leur récent succès.

On ne saurait donc négliger les sciences sociales et leur contribution à l'analyse de la praxis sociale dont elles ont su par moments bouleverser l'intelligence. Cependant cette contribution ne peut s'intégrer, croyons-nous, qu'à travers la critique des limites qu'elle pose et impose à la connaissance de la praxis, du fait essentiellement de leur double caractère à la fois analytique et positif.

1. Analytiques, les sciences sociales
le sont doublement


D'une part elles procèdent d'une analyse (d'un découpage, d'une division, d'un éclatement) de la totalité théorique et pratique tant bien que mal assumée jusqu'alors par la philosophie et que le marxisme s'est efforcé de ne pas réduire (mettre à l'écart ou entre parenthèses) : chacune délimite au  sein de la praxis son  « objet » propre (le groupe de phénomènes [71] qu'elle se propose d'étudier) et le fait relever de concepts, d'hypothèses, de méthodes et de techniques d'analyse spécifiques. D'autre part chacune de ces sciences sociales ainsi définies et délimitées se divise à son tour en branches particulières, différentes, opposées, voire concurrentes : à l'intérieur de la sociologie par exemple, distinguée de l'économie politique, de l'histoire, de l'anthropologie, etc., apparaissent une sociologie religieuse, une sociologie politique, une sociologie de l'art, une sociologie urbaine et une sociologie rurale, etc. La procédure analytique ne connaît pas de fin et, à terme, ne produit qu'un savoir en miettes qui ne rassemble plus que des miettes de savoir : la totalité sociale et le mouvement qui la produit-détruit, qui la compose et la décompose, échappent complètement au concept et à la conscience réflexive.

Notons d'ailleurs que depuis que ces sciences analytiques sont apparues, une question reste posée qui demeure sans réponse : s'agit-il avec ces différences sciences de différents points de vue, de différentes perspectives, donc des différents aspects d'une même « réalité » sociale ? Ou s'agit-il au contraire des différents moments, des différents éléments constitutifs (niveaux, dimensions, secteurs) de la « réalité » sociale ? Autrement dit les découpages dont procèdent les sciences sociales sont-ils fondés objectivement ? Ont-ils leur fondement dans la réalité sociale ? Ou au contraire ne répondent-ils qu'à des critères et des exigences méthodologiques ?

Quoi qu'il en soit, la procédure analytique engage les sciences sociales dans une série d'impasses et de conflits, d'apories et de contradictions. Tout d'abord entre le particularisme et le totalitarisme. Ou bien, en effet, chacun (chaque spécialiste) se contente de cultiver son jardin, de défendre jalousement la parcelle de savoir qu'il s'est appropriée (dont il a fait sa propriété privée), défendant à l'étranger (au non-spécialiste) d'y pénétrer, exhibant fièrement le (maigre) résultat de ses travaux : l'esprit de clocher n'est pas absence de la Cité scientifique. Ou bien chacun prétend que seule sa « discipline » (ses concepts, ses hypothèses, ses méthodes et techniques) a droit de cité : il en chasse les autres ou cherche à se les subordonner ; il érige sa discipline en modèle et en référence ; ainsi se reconquiert une représentation de la totalité (théorique et pratique), mais c'est au prix d'une opération idéologique de réduction-extrapolation : on importe ou on exporte abusivement des concepts au-delà de leur champ de validité. Le structuralisme nous a fourni au cours des années 60 un tel exemple d'impérialisme théorique en décrétant que les modèles élaborés par la linguistique (voire une partie de celle-ci, la phonologie) devaient constituer les modèles de toutes les sciences sociales.

À cette première aporie et contradiction s'en ajoute une seconde : celle entre le babélisme et l’épistémologie. Ou bien, en effet, pour éviter à [72] la fois l'esprit de clocher et l'arrogance du colonisateur, on parie sur la convergence et l'intégration réciproque (à long terme) des différentes disciplines, dans le respect de leurs différences et de leur spécificité : c'est le pari des multiples rencontres interdisciplinaires qui se tiennent régulièrement sur tel concept, tel thème, tel problème. Il faut en fait vite déchanter : on ne s'entend pas en règle générale sur les termes et les concepts, encore moins sur les thèses ou les « théories ». La Cité scientifique rappelle alors la tour de Babel. Ou bien la recherche d'un langage commun mène vers le métalangage : vers la réflexion épistémologique sur le langage scientifique (sur ses concepts, leur organisation, leur devenir). On place ses espoirs dans ce langage second par rapport à ce langage lui-même second qu'est le discours scientifique : on espère y trouver l'unité de ce dernier. Il faut ici encore déchanter : l'épistémologie se contente en règle générale de redoubler le découpage du champ théorique entre les différentes disciplines scientifiques : elle en accuse et en justifie même le caractère analytique [1]. Dans la mesure où l'épistémologie parvient à unifier le champ du savoir scientifique, c'est qu'elle prête son concours à l'une des entreprises impérialistes de réduction-extrapolation précédemment dénoncées : ce fut, par exemple, le cas de l'épistémologie bachelardienne reprise par Althusser dans le cadre de l'offensive structuraliste.

Ainsi, la totalité (théorique et pratique) initialement réduite, c'est-à-dire écartée ou mise entre parenthèses par les sciences sociales, ne peut plus être restituées par elles : elle les hante comme un objectif ou un idéal inaccessibles.

2.  Leur caractère positif

Les sciences sociales ont en général peu goûté la pensée dialectique, ses catégories (contradiction, mouvement dialectique, dépassement), sa méthode (sa démarche : la dialectique de la réduction-restitution) [2]. Cela les a conduites sur le plan mental, à privilégier les catégories de la logique formelle (identité, cohérence) et de la logique dialectique [73] (différence, opposition pertinente) comme formes de l'intelligibilité ; et sur le plan social à privilégier l'analyse des « êtres » (des identités concrètes, de leur unité phénoménale, de leurs formes organisationnelles, des processus qui assurent leur permanence ou constance relative) par rapport à l'exposé du devenir (réduit le plus souvent à des schémas linéaires, mécanistes ou évolutionnistes, par le fait de l'exclusion des contradictions et mouvements dialectiques). Ce n'est que récemment, par le biais de la théorie (scientifique) des systèmes, que la notion de contradiction a timidement fait son apparition dans le langage et la conceptualité des sciences sociales [3]. En un mot, au négatif dans la pensée théorique et dans la pratique sociale (les contradictions et mouvements dialectiques), les sciences sociales ont préféré en règle générale le positif (l'identité, c'est-à-dire la cohérence sur le plan mental et la cohésion sur le plan social) ; qu'il s'agisse de leur méthode, de leur forme (ou modèle) d'intelligibilité, de leurs instruments d'analyse.

Cette tendance (car il ne s'agit que d'une tendance qui peut s'actualiser à des degrés divers et sous des formes diverses), cette tendance donc à la positivité des sciences sociales s'explique en effet par de multiples raisons. Et tout d'abord par leur méthode, par leur démarche analytique. En effet, découper dans le champ global de la praxis un « objet » d'analyse, l'isoler comme tel en le faisant relever de concepts, d'hypothèses, de techniques spécifiques, c'est inévitablement réduire (mettre à l'écart, mettre entre parenthèses) les contradictions et mouvements dialectiques au sein de la pensée et de la réalité. C'est inévitablement mettre l'accent sur la cohérence (mentale) et la cohésion (sociale) ; ce qu'indique d'ailleurs le terme (image plutôt que concept) d'« objet » scientifique.

Mais ce ne sont pas seulement les contradictions internes à l'« objet » analysé (à l'aspect, à l'élément, au moment de la praxis retenu par la démarche analytique) qui se trouvent ainsi écartées. Ce sont aussi ses contradictions externes : c'est-à-dire les contradictions entre les différents aspects, cléments, moments de la praxis et les contradictions entre la praxis dans sa totalité (son unité globale, ses contraintes organisationnelles) et ses différentes parties [4].

[74]

Cette tendance à la positivité des sciences sociales s'explique ensuite par leurs présupposés idéologiques les plus généraux et les plus globaux, c'est-à-dire les représentations qu'elles se font a priori, implicitement ou explicitement, de la réalité sociale [5]. Deux tendances se font ici jour parmi les sciences sociales (chacune de celles-ci pouvant suivre plutôt l'une ou l'autre de ces tendances, ou même être traversées par les deux à la fois). La première, positiviste, conçoit la « réalité » sociale sur le modèle de la « réalité » physique, c'est-à-dire comme un ordre ou un système de lois objectives, globales ou partielles, immuables ou transitoires, que la science doit s'efforcer de dégager et de formuler, que ces lois soient de nature causale (déterminismes), statistique (lois du grand nombre) ou organisationnelle (reposant sur les formes, structures, fonctions assurant la cohérence du groupe de phénomènes considéré). Telle est en gros, après Comte et Durkheim, la position de l'école sociologique française qui a marqué le développement de toutes les sciences sociales en France et dans les pays d'expression latine (par exemple, en Amérique du Sud) : la science sociale y est toujours conçue en définitive comme une physique sociale.

En réaction contre le positivisme, sous l'influence du néo-kantisme et de ses représentants (Dilthey, Windelband, Rickert, Lask) et sous l'impulsion de Max Weber s'est développée en Allemagne une conception différente des sciences sociales et de la « réalité » sociale. Partant des prémisses kantiennes, ces auteurs conçoivent la « réalité » sociale non plus comme un système de lois objectives mais comme l’œuvre d'une liberté subjective (celle du « sujet » humain, individuel ou collectif). La connaissance ne doit plus être alors explication par des lois générales de phénomènes sociaux particuliers mais compréhension (interprétation) de l'œuvre humaine dans ses significations toujours singulières et renouvelées. Ce qui pose le délicat problème des conditions de validité scientifique de l'interprétation (problème auquel est consacrée une bonne part de l'œuvre épistémologique d'un Max Weber par exemple). Malgré ces difficultés, la science sociale est toujours conçue en définitive dans cette orientation comme une herméneutique sociale.

Cette différence ou opposition (qui est parfois allée jusqu'au conflit) de conception quant à la nature de la « réalité » sociale et au statut de sa connaissance, a traversé toute l'histoire des sciences sociales et en a ponctué les rebondissements. Le structuralisme, par exemple, peut sous cet angle être considéré comme la dernière forme en date du positivisme : ne cherchait-il pas  à établir que le sens de toute œuvre [75] humaine (quel qu'en soit le domaine) n'est qu'un effet de surface, un mirage illusoire et trompeur dont est victime la « subjectivité » et sous lequel l'analyse (structurale) est toujours en mesure de dégager l'ordre objectif rebaptisé pour la circonstance « structure » ? Cependant par-delà leur différence ou opposition, on retrouve au sein de ces tendances une commune réduction de la dialectique :

— Réduction de la dialectique de l'ordre social (ou de l'organisation sociale : du mouvement dialectique organisation-désorganisation-réorganisation, structuration-destructuration-restructuration) au sein de laquelle les contradictions internes à tout ordre (à toute organisation sociale) jouent un rôle producteur et destructeur essentiel ; contradictions qui impliquent entre autres la lutte de groupes sociaux déterminés contre cet ordre, lutte à travers laquelle ces groupes conquièrent leur liberté.

— Réduction de la dialectique de la liberté sociale, c'est-à-dire du mouvement dialectique qui traverse toute production sociale, partielle ou globale, tout mouvement concret de libération (puisque l'homme, individuel ou social, ne conquiert sa liberté qu'en produisant son « monde » et en s'appropriant le monde naturel et social) : le mouvement production-aliénation-appropriation.

Aussi, au lieu de fixer à part et de figer dans leur identité le « sujet » et l'« objet » (l'ordre et le sens, le déterminisme et la liberté) pour en tirer des modèles positifs d'intelligibilité, la pensée dialectique médiatise le « sujet » et l'« objet » : elle ne définit la pratique sociale ni par le « sujet » pris isolément, ni par l'« objet » pris isolément, conçu à chaque fois de façon positive (selon des concepts et des méthodes relevant de la pensée logique) mais par la contradiction entre le sujet et l’objet, de l'acte et de l'œuvre, du producteur et du produit, contradiction qui traverse la pratique sociale dans son ensemble et dans chacun de ses moments [6].

[76]

C'est exactement ce que fait Marx lorsqu'il entreprend la critique de l'économie politique. C'est cette contradiction et ce mouvement dialectiques entre le « sujet » et l'« objet » qu'il place au centre de son analyse critique. Contre l'économie politique (quelle qu'elle soit) qui affirme l'existence de lois autonomes du développement économique, Marx montre comment ces « lois » (qu'il précise d'ailleurs considérablement dans leur contenu et leurs limites) résultent de la forme que prend l'acte social de travail au sein de la production marchande, donc comment ces « lois » expriment, tout en la masquant, la contradiction entre le « sujet » producteur (le prolétariat) et l'« objet » produit (la marchandise, l'argent, e capital) qui se dresse face à lui en l’asservissant. C'est pourquoi la critique marxiste de l'économie politique continue à fournir un modèle pour la critique de toute science sociale positive.

Enfin, la tendance à la positivité des sciences sociales s'exprime mais s'explique aussi par leurs instruments ou formes de connaissance. Les sciences sociales se caractérisent en effet par une réduction (tendancielle) du concept comme forme de la connaissance, soit que la nécessité du concept soit ignorée ou négligée comme telle (au profit des diverses techniques empiriques : enquêtes, statistiques, etc., qui réduisent la connaissance à l'information) ; soit que les possibilités du concept et de la conceptualisation (notamment leur dimension critique et utopienne) soient réduites au profit de formes plus positives de la connaissance (le type, le modèle, la forme mathématique) [7].

3. Leur caractère « neutre »

Toutes les sciences sociales (qu'elles se rattachent à la tendance « objectiviste » ou à la tendance « subjectiviste ») se veulent neutres, c'est-à-dire pures de tout « gauchissement » par un intérêt partisan. Leur domaine serait celui des seuls jugements de fait, elles s'interdiraient tout jugement de valeur (moral ou politique) sur l'objet de leur étude. Leur idéal est d'être strictement descriptives et analytiques et non point normatives et axiologiques, même si cet idéal n'est pas toujours réalisé (ce serait la grandeur du savant que de s'y conformer, à en croire aussi bien Durkheim que Max Weber).

Cette séparation tranchée entre le fait (le descriptif, l'analytique) et le droit (le normatif, l'axiologique) par laquelle les sciences en général se représentent et se justifient à elles-mêmes, peut et doit se critiquer. Nous lui substituerons une dialectique du fait et de la valeur, du réel et du possible, de l'actuel et du virtuel. En effet, pour nous :

[77]

Le fait est valeur. L'idée d'un domaine séparé des jugements de fait, qui constituerait celui de la science, repose sur une fausse conception de l'objectivité scientifique, selon laquelle l'« objet » de la connaissance existerait en soi, indépendamment de la démarche de connaissance (et donc du « sujet » connaissant) qui se l'approprie. Or rien n'est plus illusoire : tout fait scientifique, pour autant qu'on ne le confonde pas avec le donné phénoménal, empirique, avec la « matière première » brute et confuse de toute connaissance, est fait élaboré, construit, produit par la démarche même de la connaissance. Il n'est pas d'objectivité scientifique qui ne soit l’objectivation même de la démarche (la méthode) scientifique.

Cette analyse de l'objectivité scientifique en termes d'objectivation de la démarche scientifique est aujourd'hui, notamment après les travaux de Bachelard sur l'épistémologie des sciences physico-chimiques, une idée acquise en ce qui concerne toute démarche scientifique (quel qu'en soit l'objet). Il revient cependant à Jürgen Habermas, héritier de l'Ecole de Francfort, d'avoir établi contre le positivisme, qu'il y a différentes méthodes, c'est-à-dire différentes procédures scientifiques d'objectivation, et partant différentes formes d'objectivité scientifique [8].

Habermas confie un statut transcendantal [9] à chacune de ces méthodes (c'est-à-dire à leurs concepts, à leur articulation logique, à leur déploiement méthodique) et montre que chacun de ces cadres transcendantaux (cadres d'une expérience et d'une connaissance scientifiques possibles) est déterminé par ce qu'il appelle un « intérêt orientant la connaissance » (en allemand : ein erkenntnisleitende Interesse). Il distingue ainsi trois intérêts fondamentaux : un intérêt technique qu'il définit comme étant celui qui meut « l'action rationnelle contrôlée par le succès » (telle l'expérimentation scientifique) et détermine le cadre transcendantal des « sciences empirico-analytiques » (les sciences de la nature) ; un intérêt pratique qu'il définit comme étant celui qui anime toute recherche d'un consensus (« l'intersubjectivité d'un accord possible orientant l'action ») et détermine le cadre transcendantal des « sciences historico-herméneutiques » (c'est-à-dire l'herméneutique, la philologie, les sciences historiques, la psychanalyse) ; enfin un intérêt émancipatoire [78] qu'il définit comme étant celui qui meut toute action visant à l'autonomie de la conscience-de-soi, c'est-à-dire toute action de désaliénation de l'être humain et qu'il voit à l'œuvre dans la philosophie classique et la théorie critique (au sens de l'Ecole de Francfort) [10].

Ainsi, il n'est pas de connaissance qui ne soit orientée par un intérêt qui en détermine le cadre transcendantal. Autrement dit, toute démarche (méthode) scientifique et, par conséquent, toute objectivité scientifique est déterminée par un intérêt, donc par un ensemble de valeurs liées à cet intérêt. L'illusion d'une science « pure » (de tout intérêt et de toute valeur), couplée à celle d'une objectivité en soi, ne s'explique que parce que la connaissance doit effectivement refouler la sphère des intérêts particuliers (et donc partisans) pour faire triompher l'un des intérêts orientant la connaissance qui sont, eux, de caractère général (puisqu'attachés, selon Habermas, à chacune des dimensions fondamentales de « l'histoire naturelle de l'être humain » : le travail, le langage, la domination politique). Autrement dit, pour écarter l'intérêt particulier et se produire ainsi illusoirement comme connaissance pure, toute démarche de connaissance prend en fait encore appui sur un intérêt, mais général cette fois-ci (et sur les valeurs elles-aussi générales qui lui sont liées).

La valeur est fait. Par cette proposition inverse de la précédente, nous n'entendons pas seulement rappeler que la production sociale de sens et de valeur, la position des valeurs au sein de la vie sociale, la sphère des jugements de valeur, le conflit et la hiérarchie des valeurs sont eux aussi des faits à étudier positivement comme tels.

Ces faits ressortissent au concept marxiste d'idéologie. Une compréhension et un usage non réducteurs de ce concept permettent de reconnaître dans toute production idéologique, outre une représentation aliénée-aliénante du « réel » social (des rapports sociaux existants), une dimension utopique, c'est-à-dire une représentation du possible et du possible-impossible. Considérons par exemple cette valeur de l'idéologie bourgeoise libérale qu'est l'individu. L'exaltation de l'individu et même de l'individualisme (de la vie et de la conscience « privées ») que la pensée libérale couvre des attributs les plus nobles de l'humanité (la liberté, la raison, le bon goût), cette exaltation ne correspond pas seulement à la représentation illusoire que l'individu (et tout d'abord l'individu bourgeois) peut se faire de lui-même et de sa position au sein des [79] rapports sociaux capitalistes : la dissolution des rapports féodaux (rapports de dépendance personnelle au sein d'une communauté étroite mais forte) lui confère l'illusion de la liberté (du quant-à-soi) et de la rationalité (la raison servant essentiellement de médiation entre ces « monades » isolées que sont les individualités bourgeoises) alors qu'en fait il tombe sous la dépendance impersonnelle d'abstractions sociales (la marchandise, l'argent, le capital mais aussi le droit, la loi, l'État) et que c'est au niveau de ces abstractions que se reconstitue l'unité du tout social. Si l'individu bourgeois peut dans un premier temps se représenter comme centre et source du monde, il fui faut ensuite rapidement déchanter : il tombe lui même victime de ces abstractions au pouvoir grandissant et menaçant qui ne constituent pourtant que le double totalisant et même totalitaire de l'atomisation sociale qu'exalte précisément l'individualisme bourgeois. La « base » sociale (les rapports sociaux) sur laquelle se constitue l'individualité bourgeoise apparaît ainsi trop étroite, mutilante, aliénante et en définitive destructive de cette individualité elle-même. Cette dernière se donne alors pour ce qu'elle est : une œuvre inachevée, une esquisse, un projet, en un mot un possible bien plus qu'une réalité donnée. Pour achever cette œuvre, pour actualiser pleinement ce possible, une révolution sociale (une transformation des rapports sociaux fondamentaux) est nécessaire qui seule peut accomplir la pleine appropriation par l'individu de ses puissances naturelles et sociales.

L'individualisme bourgeois n'est en ce sens idéologique qu'en ce qu'il représente le possible comme réel (réalisé) [11] : ce qui, dans le cadre de la société bourgeoise et de ses rapports constitutifs, n'est qu'une possibilité (c'est-à-dire simultanément une irréalité, une virtualité, une potentialité), à savoir l'accomplissement de l'individu, est représenté comme une « réalité » achevée. La valorisation de l'individu tel qu'il existe au sein de la société bourgeoise masque tout ce qui, dans les rapports constitutifs de cette société, limite, mutile, écrase l'individu et son développement. Et pourtant si ce développement n'était pas un possible au sein de cette société, c'est-à-dire à la rois une virtualité réduite et une potentialité tendant à s'actualiser, la valorisation de l'individu n’aurait ni sens, ni existence.

La valorisation de l'individu au sein de l'idéologie bourgeoise apparaît ainsi à l'analyse critique comme l'expression « subjective » (superstructurelle) d'une contradiction « objective » (structurelle) entre le réel et le possible ; au niveau superstructurel, la contradiction disparaît [80] comme telle au profit de l'identité (entre le réel et le possible) : tels sont précisément le sens et la fonction de l'idéologie. Nous pensons qu'il en est de même pour toute valeur : toute valeur est expression subjective (idéologique et/ou utopique) d'un conflit objectif entre le réel et le possible, entre l'actuel et le virtuel [12]. En ce sens le conflit des valeurs au sein d'une société n'est qu'un moment (le moment subjectif) du conflit des possibles au sein de cette même société.

Par conséquent, si la position d'un domaine séparé des jugements de fait correspond à une fausse conception de l'objectivité (scientifique), la position d'un domaine séparé des jugements de valeur correspond de même à une fausse conception de la subjectivité (sociale) : de même que l'objectivité scientifique n'est qu'un moment de la subjectivité transcendantale, de même la subjectivité sociale (les sens et les valeurs dont sont créateurs et porteurs les « sujets » sociaux) est un moment de l'objectivité sociale (de la contradiction objective entre le réel et le possible, entre l'actuel et le virtuel, dans laquelle se trouvent pris ces groupes).

Ainsi, écarter les jugements de valeur du domaine de la connaissance, c'est écarter la dialectique du réel et du possible sur laquelle ces jugements reposent ; c'est écarter la contradiction entre l'actuel et le virtuel, les mouvements qui en naissent, les conflits qui se développent entre les divers possibles eux-mêmes. C'est opter pour le réel contre le possible ou opter (sans le savoir) pour un possible contre les autres.

Ecarter les jugements de valeur du domaine de la connaissance, c'est encore prendre position dans le conflit des valeurs et dans le conflit des possibles qui le sous-tend.



[1] Cf. par exemple l'ouvrage publié dans la collection « La Pléiade » (Gallimard) sous la direction de Jean Piaget : Logique et connaissance scientifique.

[2] Il existe cependant de notables exceptions dont celle de Georges Gurvitch. Ce dernier a beaucoup œuvré, sous l'influence conjointe de Marx et de Proudhon, à la réintroduction des concepts dialectiques dans la sociologie analytique et positiviste française. Cf. notamment Dialectique et sociologie, Paris, Flammarion, 1962. Dans son concept central, celui de « phénomène social total », Georges Gurvitch redécouvre la contradiction par laquelle Hegel et Marx définissaient toute praxis humaine, celle du sujet et de l'objet, de l'acte et de l'œuvre. Il est remarquable que ce soit en réintroduisant le concept de totalité (de phénomène social total) que Gurvitch ait été conduit à restituer la dialectique du social. Ce qui constitue un argument supplémentaire en faveur de la thèse de la solidarité théorique des concepts de totalité et de contradiction.

[3] Timidement disons-nous, car dans la théorie scientifique des systèmes, les contradictions inhérentes à toute organisation (à toute totalité) restent subordonnées à la cohésion de cette organisation : la considération de la cohésion (de l'unité, et donc de la permanence et de la constance) prime, et les contradictions sont dès lors conçues unilatéralement soit comme mécanismes de/dans la régulation (les contradictions « sages »), soit comme facteurs et causes de désordre et de désorganisation (les contradictions « sauvages »). Rappelons donc que les contradictions sont toujours à la fois productrices et destructrices d'« êtres », que la destruction (la désorganisation, le dérèglement) opère à l'intérieur de la production (l'organisation, la régulation et que, si les contradictions peuvent servir pendant un moment de mécanismes de/dans la régulation lors des « crises » de l'organisation), elles finissent toujours par déborder et dépasser les processus de régulation et de stabilisation : le travail du négatif, comme dirait Hegel, s'accomplit tôt ou tard.

[4] Sur ce point, cf. mon article dans L'homme et la société, Paris, Anthropos, n° 45-46 et n° 50-51.

[5] Le caractère a priori de ces représentations de la « réalité » sociale ne les désigne pas seulement comme déterminations idéologiques (cf. note suivante) mais encore comme déterminations transcendantales, fixant le cadre méthodologique et conceptuel de ces sciences (cf. infra la critique de la neutralité des sciences sociales).

[6] Cette oscillation entre le sujet et l'objet saisis isolément et dans leur identité dépasse de loin les seules sciences sociales : elle caractérise toute la pensée (l'idéologie) bourgeoise, de ses origines (la Renaissance) à nos jours. En effet cette oscillation marque et masque à la fois la contradiction inhérente à la pratique sociale et historique de la bourgeoisie et au monde bourgeois qui en est l'œuvre. Car, d'une part, la bourgeoisie est le premier groupe social (historique) à avoir élaboré et réalisé un projet de transformation du monde (naturel et social, pratico-sensible et pratico-social) : elle est donc le premier groupe social à pouvoir représenter le monde comme œuvre et signification de la liberté humaine. D'autre part et simultanément, le monde social tel qu'il résulte de l'action historique de la bourgeoisie est profondément réifié : la réification marchande de l'acte social de travail tend à saisir la pratique sociale dans son ensemble et à fixer celle-ci dans une extériorité (à la fois apparente et réelle) à l'égard de la conscience et de la volonté des sujets qui y opèrent, sous la forme d'une « nature sociale » ; tout se passe, apparemment et réellement, comme si le monde bourgeois (l'univers capitaliste) fonctionnait selon un système de lois objectives qu'il faut connaître pour les dominer. D'où l'élaboration au sein de la pensée bourgeoise d'un double modèle d'intelligibilité de la praxis sociale et, plus largement, d'un double projet (simultanément philosophique, politique, éthique, esthétique, pédagogique) : un projet de libération (qui implique la prééminence du « subjectif » sur « l'objectif »), un projet de domination (qui implique inversement la prééminence de « l'objectif » sur le « subjectif »).

[7] Cf. l'article précédemment cité dans lequel nous avons longuement mis en évidence cette réduction tendancielle du concept dans et par les sciences sociales.

[8] Cf. l'article « Connaissance et intérêt » dans La technique et la science en tant qu'« idéologie », Paris, Gallimard, trad. française et l'ouvrage plus important portant le même titre : Erkenntnis und Interesse, Surkhamp, Frankfurt-am-Main, 1968, trad. française, Gallimard, 1976.

[9] Il entend ce terme au sens que lui donnait Kant notamment dans la Critique de la raison pure. Rappelons qu'est transcendantal pour Kant tout élément de connaissance (qu'il soit forme, schème, catégorie, idée) qui non seulement ne peut pas dériver de l'expérience mais qui est antérieur (chronologiquement et logiquement) à toute expérience en lui servant de condition de possibilité, c'est-à-dire essentiellement en organisant cette expérience, en lui conférant unité et sens.

[10] Jürgen Habermas ne va pas, du moins dans l'article cité, jusqu'à déterminer les catégories qui sont celles de chaque cadre transcendantal. Nous avancerons donc pour notre part l'hypothèse suivante : le cadre transcendantal d'une connaissance orientée par l'intérêt émancipatoire est, dans les conditions du capitalisme contemporain, celui que définissent les concepts dialectiques de totalité, d'aliénation et de possibilité ainsi que les procédures méthodologiques afférentes.

Quant aux intérêts technique et pratiques, nous les retrouvons à la base des deux tendances (respectivement « objectiviste » et « subjectiviste ») précédemment désignées des sciences sociales.

[11] Toute idéologie procède en définitive de cette identification du réel et du possible (du souhaitable) ; elle repose toujours sur la formule leibnizienne : nous vivons dans le meilleur des mondes possibles.

[12] Quelle différence y a-t-il entre l'idéologie et l'utopie ? Si l'idéologie procède de la confusion (l'identification) entre le réel et le possible, l'utopie au contraire procède de leur séparation. Ce qui n'exclut pas la présence d'éléments idéologiques au sein d'une utopie ou d'éléments utopiques au sein d'une idéologie.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mercredi 19 août 2015 12:46
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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