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TRAITÉ DE SCIENCE POLITIQUE.
Tome 3. L’action politique
Chapitre X
“L’ACTION DE L’ÉTAT
DIFFÉRENCIATION
ET DÉDIFFÉRENCIATION.”
Par Pierre BIRNBAUM
- Section 1 - L’absence de l’État [644]
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- 1. La démocratie contre l’État [644]
2. Les pluralismes contre l’État [646]
- 3. Le système ou l’État [651]
- 4. Les marxismes et l’État [652]
- Section 2 - La différenciation de l’État [661]
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- 1. Théories de la différenciation de l’État [661]
2. Les indicateurs de la différenciation [663]
- 3. Des différenciations partielles [668]
- Section 3 - Dédifférenciation de l’État ou dédifférenciation partielle ? [670]
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- 1. Vers une nouvelle fusion des catégories dirigeantes nationales et locales ? [671]
2. Le corporatisme contre l’État [673]
- 3. La mobilisation contre l’État [674]
- 4. Le totalitarisme contre l’État [676]
- Bibliographie [677]
Lieu par excellence de l’exercice du pouvoir, l’État a néanmoins longtemps presque disparu de la science politique contemporaine. C’est que, dans son histoire récente, d’autres notions paraissent essentielles pour analyser les phénomènes politiques : on a préféré ainsi se pencher sur le rôle des citoyens, la nature des classes, des élites, ou des groupes qui se disputent le pouvoir, ou analyser encore le type de régime qui résulte de leur affrontement. La difficile conciliation entre les principes de liberté et d’égalité a pour beaucoup rendu plus fragile le fonctionnement des sociétés démocratiques, confrontée par ailleurs à la montée des nationalismes et des totalitarismes. De plus, la naissance des partis de masse, la personnalisation extrême du pouvoir des dirigeants charismatiques, l’épanouissement des régimes totalitaire ou autoritaire et le déclin des structures démocratiques se marquant, par exemple, par la plus grande dépolitisation des citoyens se préoccupant davantage de la défense de leurs intérêts privés que des affaires de la cité ont davantage retenu l’attention des politologues. L’État fait alors figure de grand absent et les débats des siècles passés qui portaient souvent sur sa finalité et sa légitimité ne semblent plus de mise. De nos jours, il semble urgent de faire à nouveau de l’étude de l’État un objet essentiel, ne serait-ce que pour clarifier ses rapports avec la démocratie, la république, ou la nation, ses liens avec les classes ou les élites, son devenir en fonction de l’engagement ou de la passivité des citoyens, en raison aussi de la mobilisation de mouvements sociaux qui tentent de lui porter atteinte ou encore de l’émergence de pouvoirs partisans qui prétendent à leur tour incarner une nouvelle légitimité [1].
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Un grand nombre de théories n’accordent pourtant que peu d’attention à l’État lui-même. Aussi diverses et opposées soient-elles, toutes, pour de multiples raisons, négligent de prendre en considération le principe de différenciation qui est pourtant le seul à pouvoir rendre compte de sa naissance.
1. La démocratie contre l’État
Les concepts de « démocratie » et d’« État » peuvent apparaître comme exclusifs l’un de l’autre. Une démocratie qui attribue véritablement le pouvoir tout entier au peuple ne saurait tolérer la formation d’un État, ensemble différencié et agissant en fonction de ses intérêts propres. Au mieux, elle se dote d’institutions représentatives, d’un gouvernement auquel elle accepte de déléguer un pouvoir qu’elle estime pouvoir contrôler. En un mot, dans la démocratie, c’est le peuple qui demeure souverain, non l’État. Pour Rousseau, le « gouvernement » n’est qu’une « commission » qui peut revêtir différentes formes, républicaine ou monarchique : peu importe, puisqu’elle demeure toujours révocable (Rousseau, 1943, III, p. 6). La démocratie, en ce sens, n’est pas compatible avec la différenciation d’un espace étatique. C’est pourquoi, pour C. J. Friedrich, « de manière stricte, l’État n’existe pas dans une démocratie » (cité par Dyson, 1980, p. 7). Cette conception de la démocratie contre l’État ne peut, de plus, être considérée comme propre à la perspective du seul Rousseau ; la tradition anglo-saxonne qui est presque toujours hostile à l’auteur du Contrat social et qui va dominer la science politique contemporaine établit elle aussi une sorte d’antinomie entre la démocratie et l’État : selon Sir Ernest Barker, « l’État en tant que tel n’agit pas en Angleterre, même le Premier Ministre ne dispose pas de l’autorité de l’État » (Barker, 1930, p. 173). Dans un tel contexte, l’État n’existe pas comme un lieu particulier à partir duquel des institutions fortement structurées exerceraient leurs actions sur l’ensemble de la société. Les sociétés à État comme la France ou la Prusse, et celles qui en ont limité le développement, tels les pays anglo-saxons, ont donc une conception différente de la souveraineté : les premiers ont tendance à voir dans l’État le représentant exclusif de la souveraineté nationale, les autres identifient plus strictement les notions de peuple et de souveraineté, préférant un simple régime représentatif aux multiples formes à un véritable État. Les idées de « puissance publique » ou de Staatsgewalt ne sont guère utilisées dans des sociétés façonnées davantage par l’individualisme lockien en fonction duquel, dans une société au passé non féodal, mobile et ouverte comme le sont les États-Unis (Hartz, 1955) a été imaginée une démocratie à la dimension essentiellement politique destinée précisément à rendre plus malaisée la différenciation de l’État que connaissaient certaines sociétés du vieux continent.
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On peut trouver dans l’œuvre d’Alexis de Tocqueville une présentation très solide de l’opposition qui se fait jour dans les sociétés modernes entre d’une part, la force de la démocratie et d’autre part, celle de l’État. Pour lui, « dès l’origine, le principe de la souveraineté du peuple avait été le principe générateur de la plupart des colonies anglaises d’Amérique » (Tocqueville, 1961, I, pp. 54-55). La spécificité des États-Unis se révèle par conséquent à ses yeux dans cet unique « principe générateur » qui y est devenu « la loi des lois » reléguant à l’arrière-plan tout autre pouvoir et contenant à l’avance celui d’un État différencié. Pour Tocqueville, le principe de la souveraineté du peuple est « répandu dans la société tout entière » : c’est pourquoi, aux États-Unis « la société agit par elle-même et sur elle-même » car « il n’existe de puissance que dans son sein » (Tocqueville, 1961, I, p. 56). Pour lui, c’est parce que « chaque individu est donc censé aussi éclairé, aussi vertueux, aussi fort qu’aucun autre de ses semblables » que le peuple apparaît comme « la cause et la fin de toutes choses » (Tocqueville, 1961, I, pp. 56, 63). La force du « principe générateur » repose par conséquent sur la raison de chaque acteur : d’où la possibilité du self-government qui peut seule empêcher la différenciation. La théorie de l’intérêt bien entendu de chaque acteur tel que les Américains le conçoivent paraît proche de celle de Locke qui, par son refus de tout gouvernement absolu s’engage, dans une certaine mesure, dans la voie de l’auto-régulation. L’égalisation des conditions, en dépit de ses effets de désintégration et de séparation, jointe à la doctrine de l’intérêt bien entendu permet la conciliation entre l’égalité et la liberté.
Dans cette démocratie, « les associations forment, pour ainsi dire, les seuls particuliers qui aspirent à régler l’État » (Tocqueville, 1961, t. 2, p. 125). La décentralisation sous toutes ses formes brise les velléités despotiques de l’État (Lively, 1965 ; Zetterbaum, 1967). Comme les hommes sont égaux et libres, il se produit une sorte d’équivalence au sein de la société américaine entre le civique et le civil, entre le citoyen et l’homme social. En vivant ainsi librement avec leurs « semblables », les individus rendent désormais possible l’auto-régulation du corps social (Manent, 1982 ; Gauchet, 1980). En France, au contraire, la tradition absolutiste a façonné un État fort qui s’est renforcé sans cesse à travers tous les régimes y compris la Révolution française : pour Tocqueville, « sous l’Ancien Régime comme de nos jours, il n’y avait ville, bourg, village, ni si petit hameau en France, hôpital, fabrique, couvent ni collège qui pût avoir une volonté indépendante dans ses affaires particulières, ni administrer à sa volonté ses propres biens. Alors, comme aujourd’hui, l’Administration tenait donc tous les Français en tutelle » (Tocqueville, 1952, p. 122). La force de l’État paraît donc à ses yeux à la mesure de la faiblesse de la démocratie. Pour lui, comme pour les libéraux du xixe siècle, l’épanouissement de la démocratie empêche seule la différenciation étatique.
Une telle conception de la société fait pourtant problème dans des pays comme la France où la citoyenneté s’est construite à partir d’un système de rôles spécifiques qui traduit l’engagement de l’acteur dans l’espace étatique : le passage du civil au civique (Bendix, 1964 ; Kelly, 1979 ; Leca, 1983) exprime précisément la réalité de la différenciation étatique. Il témoigne de l’impossibilité de l’auto-régulation à laquelle participeraient, comme dans la société américaine, tous les acteurs également raisonnables. Préférant nier la réalité historique de la différenciation étatique, les [646] libéraux français, à la suite de Benjamin Constant ou de Guizot ne conçoivent l’État que comme la représentation juridique des individus. Ainsi Adhémar Esmein propose de voir dans l’individu la source de l’action de l’État (Esmein, 1909) ; d’autres juristes, plus tard, à partir d’une perspective moins volontariste mais tout autant libérale de l’État maintiendront pourtant cette relation entre l’individu, considéré cette fois comme faillible, et l’État capable de réaliser un ordre rationnel universel : l’État est alors davantage un phénomène moral et spirituel et non le résultat d’un processus incontournable, historique et empirique, de différenciation (Hauriou, 1927). La IIIe République s’efforce précisément de remettre en question la force de ce processus en voulant établir, dans la perspective libérale et individualiste, une adéquation entre la République et l’État ou encore, simplement, le gouvernement. Pour J. Berni, la République est une forme de gouvernement mais aussi la chose publique, c’est-à-dire « ce qui intéresse à la fois tous les membres d’une société constituée en État » ; pour lui, à cette même époque, « la république, c’est le peuple qui se gouverne lui-même, au lieu de se laisser gouverner par un maître… ou par une caste » (cité in Nicolet, 1983, pp. 410-411) et, a fortiori, par un État différencié. Le radicalisme exprime tout particulièrement ce refus de l’État : comme l’observe justement Claude Nicolet, sous la IIIe République, « il est encore quasiment impossible d’exposer de façon unitaire l’articulation des notions d’État, de nation, de régime, de peuple, de gouvernement dans le vocabulaire français : la République est comme flottante entre tous ces concepts » (Nicolet, 1983, p. 398). Dans une société d’auto-régulation comme la société américaine, ces difficultés sont moindres car l’État y est faible et la démocratie est censée rendre possible l’auto-régulation sans différenciation ; en France, le libéralisme semble vouloir revenir sur un phénomène historique qui caractérise tout particulièrement ce pays, à savoir un État différencié, pour réduire la spécificité de l’espace étatique. Mais si le libéralisme souhaite l’absence de l’État, il n’est pas certain qu’il puisse mener à bien, dans la réalité des choses, cette négation au profit de la seule démocratie.
2. Les pluralismes contre l’État
La démocratie d’autorégulation limite la différenciation étatique dans la mesure où elle repose sur la participation de tous les acteurs au fonctionnement du système social. Confrontée au constat de leur dépolitisation et au fait que les acteurs préfèrent souvent se consacrer davantage à faire fructifier leurs intérêts privés, suscitant par contre-coup une spécialisation des rôles proprement politiques, la théorie de la démocratie a évolué : elle reconnaît maintenant le phénomène de la diversification des intérêts qui se manifeste soit par la naissance de multiples groupes d’intérêts, soit encore, par la présence de nombreuses élites aux intérêts spécifiques. Dans un cas comme dans l’autre, cette adaptation de la théorie démocratique et sa transformation en pluralisme supposent la non-différenciation de l’État.
C’est la théorie politique américaine qui la première a conçu la démocratie sous la forme d’un gigantesque et permanent échange fluctuant entre de nombreux groupes d’intérêts. Elle a ainsi doté le système politique américain d’un nouveau [647] type de légitimité. À l’époque contemporaine, d’Arthur Bentley (Bentley, 1908) à David Truman (Truman, 1951), on présente la négociation entre les divers groupes, leur « marchandage » comme la garantie d’un fonctionnement démocratique dans la mesure où chaque groupe peut librement s’organiser. Avec une telle analyse, on ne saurait concevoir l’État comme le représentant de la souveraineté nationale. Prenant acte de la quasi-absence de l’État aux États-Unis, cette théorie pluraliste confère tout au plus au gouvernement une fonction de « médiateur » (Bentley, 1908, p. 295). D’une certaine manière, les institutions politiques font figure de groupe de pression parmi d’autres. Légitimes, les nombreux groupes pénètrent les institutions politiques et participent à l’élaboration des décisions (Milbrath, 1963), réduisant très fortement l’institutionnalisation des autorités et la particularisation des rôles. Dans le même sens, les multiples conditions préalables à la formation d’une polyarchie demeurent muettes sur le rôle que devrait jouer un hypothétique État. À vrai dire, à nouveau, la polyarchie présuppose l’absence d’État : les décisions résultant de l’affrontement entre de nombreuses élites qui représentent chacune un groupe particulier. L’essentiel c’est d’assurer la circulation des élites afin « que le groupe des leaders politiques soit composé de tous les représentants des groupes importants dans le pays » (Dahl, 1978, p. 126). En définitive, la théorie pluraliste reconnaît l’existence du politique comme activité spécifique exercée par un groupe ou une élite qui puisse servir de porte-parole à tous les groupes n’ayant pas eux-mêmes une activité politique. La théorie pluraliste admet par conséquent la spécialisation du politique et souligne même la professionnalisation de ceux qui se livrent à cette activité. Pour elle, la politique est une action mise en œuvre par une élite particulière. Si, à ses yeux, l’État n’existe pas comme un lieu différencié, la politique est réservée à un groupe d’acteurs particuliers : pour la théorie pluraliste, le pouvoir conçu comme un affrontement de groupes ou, comme on le verra, comme un conflit entre élites est pourtant un lieu différencié même si l’État lui-même ne s’inscrit pas dans un lieu propre.
On comprend mieux dès lors le succès rencontré par les théories élitistes dans la science politique américaine. Par-delà l’arme qu’elle lui fournit contre la critique marxiste, la théorie élitiste permet de rendre compte de la survie des phénomènes de pouvoir dans une société démocratique qui prétendait s’auto-réguler tout en se révélant particulièrement adaptée à une société où l’État demeure quasi absent. Toutefois, pour être conformes à la théorie politique américaine et se trouver compatibles avec sa vision pluraliste, les modèles élitistes ont d’abord été l’objet de sévères critiques. Si elle refuse d’utiliser le concept d’État comme lieu différencié, cette théorie n’accepte pas non plus une conception unifiée de l’élite qui fait silence sur le pluralisme et ne permet plus de rendre compte du rôle de l’élite politique proprement dite. Cette perspective se révèle par exemple dans la définition de l’élite que donne Pareto. Après avoir inclus dans une définition générale de l’élite tous les individus qui réussissent le mieux dans tous les domaines, il estime que pour l’étude à laquelle nous nous livrons, celle de l’équilibre social, il est bien de diviser en deux cette classe. Nous mettons à part ceux qui, directement ou indirectement, jouent un rôle notable dans le gouvernement : ils constitueront l’élite gouvernementale. Le reste formera l’élite non gouvernementale… Nous avons donc deux couches dans la population : 1) La couche inférieure, la classe étrangère à l’élite… 2) La couche supérieure, [648] l’élite qui se divise en deux : a) L’élite gouvernementale ; b) L’élite non gouvernementale (Pareto, 1965, §§ 2032 à 2034). Cette définition tend à dénier toute spécificité à l’élite politique puisque tous ceux qui, directement ou indirectement, influencent le gouvernement, en font partie. Dans l’élite gouvernementale ainsi conçue, on peut donc inclure aussi bien les dirigeants du monde des affaires ou des syndicats, que les chefs de l’Église et de l’armée ou encore le personnel politique lui-même. Une telle définition nie à la fois la réalité de l’État, hypothèse acceptable par la sociologie politique américaine, mais aussi l’existence du pluralisme qu’elle considère quant à elle, au contraire, comme un principe essentiel. Dans le même sens, même s’il adopte une problématique moins psychologique de l’élite que celle de Pareto, Wright Mills considère à son tour l’élite du pouvoir qui dominerait la société américaine comme un ensemble homogène composé des leaders du monde des affaires, de ceux de l’armée ainsi que de l’élite politique mais comme ces trois élites sont, selon lui, en étroite interpénétration et que, de surcroît, l’évolution historique provoquerait le laminage du pouvoir politique, l’élite politique perd toute spécificité. Pour Mills, « seul l’ordre politique, en l’absence d’un véritable corps de fonctionnaires, est resté à la traîne, créant ainsi un vide administratif qui a attiré les bureaucraties militaires et les intrus de l’entreprise » (Mills, 1969, p. 902 ; Birnbaum, 1971). Là encore, la quasi-absence de l’État suscite plus aisément une théorie unifiée de l’élite qui dénie même à une élite politique pouvant néanmoins se former dans le cadre du système partisan, toute spécificité. En affirmant de plus qu’un industriel, par exemple, qui devient homme politique conserve dans l’exercice de son nouveau rôle politique, les valeurs liées à ses intérêts d’industriel, Mills nie radicalement la spécificité des rôles politiques grâce à laquelle pourraient se renforcer la professionnalisation et, du coup, la différenciation de l’élite politique.
La théorie politique américaine qui applique aux élites sa perspective pluraliste ne pouvait donc que récuser aussi bien le modèle de Pareto que la perspective de Mills en affirmant, de manière peut-être trop rigide, que l’un comme l’autre adhèrent à la formule des trois C (Conscience, Cohérence et Complot) en présentant une vue trop volontariste et unifiée d’une classe dirigeante qui serait, en réalité, aux États-Unis, profondément morcelée (Meisel, 1958). Par contre, elle peut adopter sans difficulté l’autre courant de la théorie élitiste d’inspiration cette fois pluraliste et non marxiste. Celui-ci trouve sa source dans l’œuvre de Mosca qu’on rapproche trop souvent de celle de Pareto. Selon Mosca, au contraire, la classe politique des sociétés libérales et représentatives se compose d’une pluralité de groupes politiques qui s’affrontent librement dans la conquête des suffrages des électeurs. On voit ainsi apparaître dans les théories élitistes la reconnaissance du rôle des organisations politiques que sont les partis politiques. C’est par ce biais que la spécificité du politique va se développer permettant sa professionnalisation (Mosca, 1939, pp. 409-412). Avec Mosca, la théorie pluraliste peut se concilier avec l’approche élitiste et reconnaître la particularité du politique. Notons, dans ce sens, qu’elle rejoint de la sorte la perspective de Weber qui soulignait déjà qu’« il y a deux façons de faire de la politique ou bien on vit « pour » la politique, ou bien « de » la politique » (Weber, 1963, III). En insistant sur la naissance des « hommes politiques professionnels » vivant « de » la politique, Weber met l’accent sur « l’autonomie [649] du politique » dont la fonction revient à une élite spécifique dans des sociétés de démocratie représentative. Le courant Weber-Mosca se prolonge à l’époque contemporaine par les œuvres de Schumpeter, Raymond Aron ou Robert Dahl qui soulignent toutes la spécificité du politique et non celle de l’État. Pour Schumpeter, la démocratie est « le règne du politicien… certes, des hommes d’affaires ou des hommes de loi, par exemple, peuvent être élus membres d’un parlement… cependant, le succès personnel ou politique, quand il dépasse, notamment, la nomination occasionnelle à un poste ministériel, implique normalement une concentration sur la tâche du type professionnel et relègue les autres activités d’un homme au rang d’occupations accessoires ou de corvées… la politique devient une carrière » (Schumpeter, 1965, pp. 387-388). C’est la fin de la parabole de Saint-Simon car le politicien n’est plus conçu comme un parasite qu’il faut supprimer, rejeté par la théorie élitiste pluraliste, il peut seul au contraire assurer le gouvernement du système social. Et cela quelle que soit la « formule politique » ou l’idéologie du régime car, d’après Schumpeter, dans un régime socialiste également, « une profession politique aura sa place » (Schumpeter, 1965, p. 410). De nos jours, Raymond Aron prolonge ce type d’analyse en proposant de distinguer l’élite au sens de la définition générale de Pareto, de la « classe politique », terme qui devrait, selon lui, être réservé au groupe, à l’élite particulière qui « exerce effectivement les fonctions politiques du gouvernement ». Il utilise enfin le concept de « classe dirigeante » pour désigner le groupe composé de ceux qui ne remplissent pas strictement les fonctions politiques mais exercent malgré tout, grâce à leur pouvoir économique ou autre, une influence politique. Cette terminologie indique déjà que Raymond Aron entend bien souligner, à l’instar de Schumpeter, la spécificité du personnel politique. Il tente ainsi de montrer comment la variable politique permet de distinguer les multiples systèmes politique : pour ce faire, il compare les relations entre les diverses élites qui peuvent constituer une classe dirigeante lorsqu’elles sont unies. Avec des légères variations, Aron distingue ainsi cinq élites qu’il étudie séparément : ce sont les dirigeants politiques, les détenteurs du pouvoir économique, les syndicalistes, ceux qui détiennent un pouvoir spirituel et enfin les administrateurs ou fonctionnaires.
Dans Démocratie et totalitarisme, il tente de montrer comment les sociétés occidentales connaissent une pluralité d’élites qui rend impossible la formation d’une classe dirigeante. Pour lui, « tout régime comporte une classe politique, que ce régime soit démocratique ou soviétique. Une société ne comporte pas une classe dirigeante si les dirigeants de l’industrie, ceux des syndicats ouvriers, ceux des partis politiques, se considèrent comme ennemis les uns des autres, au point de n’avoir aucune conscience de solidarité » (Aron, i960). Pour Raymond Aron, il n’y a donc pas d’élite gouvernementale au sens de Pareto et la forte hétérogénéité sociale des sociétés occidentales modernes mène à un pluralisme des élites bien plus développé que dans le modèle de Mosca. La catégorie dirigeante ou élite que constitue le personnel politique est « une minorité qui, conformément à la formule de légitimité et à la traduction institutionnelle de celle-ci, est engagée dans la compétition dont l’exercice du pouvoir est l’enjeu ou encore, une minorité qui englobe les délégués de ceux qui détiennent le pouvoir » (Aron, 1965, p. 13). Le pouvoir est ici conçu comme spécifiquement [650] politique et les individus qui l’exercent forment une élite distincte. On trouve donc bien, comme chez Schumpeter, un lieu du politique au sein du système social ainsi que des dirigeants politiques qui l’occupent en se livrant à une compétition pour conquérir les suffrages des citoyens. Sauf dans le cas d’un système à parti unique (R. Aron utilise à nouveau une variable politique), ou encore dans celui où les diverses élites se recrutent dans une même classe sociale favorisée, il n’y a pas de classe dirigeante et la catégorie dirigeante politique une fois constituée entre en lutte et en négociation avec les autres catégories dirigeantes du système social.
Ce qui importe, c’est que le résultat de cette lutte ne découle pas, selon Raymond Aron, d’un strict déterminisme. La spécificité du politique est telle, dans sa conception, que les dirigeants politiques conservent toujours une grande latitude d’action face aux pressions des groupes d’intérêts de nature diverse : « Qu’un dirigeant de la Standard Oil ou de la General Motors intervienne auprès du State Department pour obtenir des commandes ou le soutien du gouvernement contre une menace de nationalisation, rien de plus normal et de plus vraisemblable. Le State Department cède-t-il à ses pressions ? C’est à voir. Ce qui serait intéressant, ce serait que les dirigeants politiques prissent des décisions parce que celles-ci seraient conformes aux intérêts soit de telle grande corporation influente, soit des grandes corporations ou des « monopoles » en tant que tels. Or c’est précisément ce fait qui n’est pas démontré et qui paraît même improbable » (Aron, 1960).
Dans une démocratie pluraliste, R. Aron exclut une fusion intégrale des élites dans laquelle l’élite politique perdrait son autonomie et il rejette du même coup un schéma semblable à celui proposé par Wright Mills. Appliqué à la France, le modèle de la classe dirigeante ou de l’élite du pouvoir se révèle, d’après Raymond Aron, inadéquat : pour lui, la France de la IVe République a connu une désunion totale des élites et donc, une forte spécificité du politique (Aron, 1950).
Cette approche qui combine les perspectives pluraliste et élitiste, en tentant dès lors de préserver la légitimité des démocraties où persiste la dichotomie gouvernants-gouvernes, tout en récusant la critique marxiste aboutit, par conséquent, à nouveau, à reconnaître la possibilité de la différenciation de l’élite politique mais non celle de l’État. De nos jours, c’est sans aucun doute l’ouvrage de Robert Dahl, Qui gouverne ?, qui présente la meilleure illustration de cette perspective élitiste-pluraliste. Appliquant, au niveau local, son modèle polyarchique, Dahl s’efforce d’apporter une réponse à la question suivante : « Les inégalités dans les moyens d’influence sont-elles cumulatives ou non cumulatives ? » (Dahl, 1971, p. 13). À partir de l’étude de trois décisions politiques essentielles pour tous (élection des candidats pour les partis politiques, transformation du système scolaire, restructuration de l’espace urbain), Dahl affirme l’existence d’élites spécialisées et concurrentielles qui n’interviennent le plus souvent que dans la limite de leur propre sphère d’action : pour lui, seuls le maire et ses adjoints ont la possibilité d’intervenir souvent dans l’élaboration de toutes les décisions. R. Dahl estime être ainsi en mesure de démontrer le rôle essentiel et autonome de l’élite politique composée de professionnels et bénéficiant de la légitimité que leur confère l’élection. La méthode décisionnelle utilisée dans Qui gouverne ? aurait donc l’avantage de montrer empiriquement le bien-fondé des théories pluralistes-élitistes, en soulignant la différenciation [651] croissante de l’élite politique. Cette méthode est pourtant loin d’être crédible et les critiques sévères qu’on lui a portées entachent également les conclusions auxquelles elle croit pouvoir parvenir. Rappelons rapidement qu’une telle approche demeure individualiste et se révèle incapable de mettre en lumière les phénomènes de pouvoir plus structurel, qu’il n’est pas certain que les questions choisies par les politologues soient réellement essentielles, par exemple, pour le monde des affaires et qu’en réalité, les vraies questions fondamentales restent peut-être des non-décisions, c’est-à-dire que leur résolution provoquerait de tels conflits que le système et les valeurs sur lesquels repose le consensus les éloignent de la scène politique : elles restent dans le silence politique. Pour Peter Bachrach et Morton Baratz, « le pouvoir s’exerce également quand A consacre son énergie à créer et à renforcer des valeurs sociales et politiques ou encore des pratiques institutionnelles qui limitent le champ du processus politique aux décisions qui ne représentent aucun danger pour lui » (Bachrach et Baratz, 1970, p. 7). À travers la « mobilisation des bias », certains acteurs particulièrement puissants font en sorte que « les non-décisions restreignent le champ d’application des décisions aux enjeux « sûrs », à l’aide de la manipulation des valeurs dominantes de la communauté, des mythes, des institutions et des pratiques politiques » (Bachrach et Baratz, 1970, p. 18). La thèse de la « deuxième face » du pouvoir met par conséquent sérieusement en cause la spécificité et le pouvoir propre à l’élite politique dont la différenciation n’aurait en fait que peu de signification (Lukes, 1974) ; Birnbaum, 1975). Notons surtout ici qu’aussi bien la méthode décisionnelle que la démarche non décisionnelle sont essentiellement formulées en terme d’acteur et d’élites et qu’élaborées par la science politique américaine, elles ne recourent ni l’une ni l’autre au concept d’État. Critiquables en elles-mêmes, ces méthodes ne sont, de plus, peut-être que peu applicables à des sociétés où des États différenciés ont été peu à peu construits comme des espaces publics presque clos.
3. Le système ou l’État
L’analyse systémique occupe une place essentielle dans la théorie politique contemporaine : on peut la rapprocher des théories pluralistes dans la mesure où elle examine les échanges qui se produisent entre un sous-système particulier, à savoir le système politique et les autres groupes, éléments et sous-systèmes de la société globale ; on peut également voir en elle une théorie élitiste car elle attribue elle aussi un rôle essentiel à une élite politique spécialisée et professionnalisée, à savoir, les autorités. Les modèles de Karl Deutsch ou de David Easton mettent l’accent sur l’adaptation et la persistance du sous-système politique guidé par les autorités qui convertissent le soutien et les demandes en décision et actions afin de procéder à une allocation des valeurs qui assurent sa stabilité. Le système politique apparaît bien par conséquent comme un lieu autonomisé : pour Easton, « la professionnalisation des rôles politiques » résulte d’une « division minimale du travail politique » (Easton, 1974, p. 121). Pourtant, ce système servi par une élite n’exerce aucun pouvoir car, selon Deutsch, « le pouvoir n’est ni le centre ni même l’essence [652] de la politique » (Deutsch, 1966, p. 124) et pour Easton « la lutte pour le pouvoir ne décrit pas le phénomène essentiel de la vie politique » (Easton, 1953, p. 143). Dans ce sens, l’analyse systémique se distingue des problématiques pluralistes et élitistes dont elle est pourtant par ailleurs proche puisque ces dernières considèrent que l’élite politique détient bien une parcelle du pouvoir. En rejetant ainsi cette notion, l’analyse systémique devient incapable de rendre compte des conflits par lesquels les groupes sociaux s’affrontent et auxquels prend part le pouvoir politique. Selon elle, le système ne fait face qu’à des difficultés techniques dues, par exemple, à la trop grande quantité de demandes qui peuvent être, de plus, contradictoires, à une défaillance du leadership ou de la communication. Étant dans l’incapacité de prendre en considération l’origine des conflits plus structurels, elle ne peut a fortiori, adopter un point de vue historique. Pur instrument technologique d’un processus de communication adaptable à toute société moderne, le système politique, dans cette perspective, n’est en rien doté des attributs de l’État. Élaborée dans une société sans tradition étatique, l’analyse systémique nous détourne d’une sociologie de l’État. Seuls son déclin ainsi que l’apparition de traces étatiques dans la société américaine ont rendu possible l’éclosion d’une théorie politique américaine qui cherchera, à partir d’une relecture de Weber et de Marx, à réfléchir en termes d’État et non plus de système.
4. Les marxismes et l’État
On ne peut trouver dans l’œuvre de Marx une théorie systématique du politique et il est par conséquent très difficile d’élaborer à partir de ce modèle une sociologie du pouvoir politique qui rendrait véritablement compte de l’action du personnel politique et de celle de l’État. Selon Althusser par exemple, « il faut bien dire que la théorie de l’efficace spécifique des superstructures et autres « circonstances » reste en grande partie à déterminer… cette théorie demeure comme la carte de l’Afrique avant les grandes explorations » (Althusser, 1965). Poulantzas reconnaît lui aussi que Marx et Engels « n’ont pas spécifiquement traité, au niveau de la systématicité théorique, la région du politique » ; pour lui, « Pas plus qu’on ne trouve dans Le Capital une théorie systématique de l’idéologie dans le mode de production capitaliste… on n’y trouve une théorie du politique » (Poulantzas, 1968). Il est de plus très important de remarquer que les textes dans lesquels Marx étudie le problème du pouvoir politique se situent presque tous dans ce qu’il est convenu d’appeler la période de « jeunesse », période durant laquelle Marx produira des travaux qu’il désirera par la suite abandonner aux « souris ». L’auteur des Manuscrits de 1844 faisant encore œuvre de philosophe, les textes dans lesquels il s’interroge sur le rôle des hommes politiques et sur la fonction de l’État n’ont pas encore le caractère plus rigoureux des écrits sociologiques ou économiques qui marquent la période dite de « maturité ». Les œuvres politiques conservent ainsi un caractère philosophique qui s’efface parfois dans des textes de circonstances rédigées par un Marx faisant profession de journalisme (Le 18 brumaire de Louis Bonaparte, [653] Les luttes de classes en France, etc.). Dans les deux cas pourtant, la spécificité du pouvoir n’est pas analysée de façon complète.
Pour Marx, le pouvoir politique en tant que réalité particulière naît de la séparation de l’État d’avec la société civile : le pouvoir politique apparaît quand la société elle-même se scinde en groupes sociaux opposés. Dans un très bel article sur « Les vols de bois », Marx montre, par exemple, comment le droit conçu par l’État contredit la coutume qui exprime au contraire le sentiment de justice des individus eux-mêmes : l’État élabore en effet une jurisprudence favorable aux propriétaires fonciers qui transforme le ramassage traditionnel du bois mort en un vol pur et simple (Marx, 1939, t. V). Le pouvoir politique est ainsi l’instrument des possédants. Les individus qui exercent un pouvoir politique font figure, dans cette conception, d’exécutants au service de la classe possédante : ils ne disposent d’aucune autonomie car ils sont dépourvus de toute ressource propre. Cette conception du pouvoir politique a été exprimée par Marx à de nombreuses reprises, de façon journalistique ; elle sous-tend aussi toute l’œuvre de Marx et d’Engels. Ce dernier déclare par exemple : l’État est « l’État de la classe la plus puissante, de celle qui domine au point de vue économique et qui, grâce à lui, devient aussi classe politiquement dominante » (Engels, 1966).
Dans la conception matérialiste de l’histoire, « la structure économique de la société (est) la base concrète sur laquelle une superstructure juridique et politique » (Marx, 1957, p. 4). Le pouvoir politique n’est ainsi que l’expression d’un rapport de forces économiques, il est l’instrument de la domination d’une classe sur une autre classe. L’État ne possède dorénavant plus aucune légitimité universellement reconnue et la légalité qu’il impose est fondée sur la force et la manipulation : les hommes politiques ne seraient alors eux-mêmes que les serviteurs des intérêts économiques.
Examinant en « philosophe » ou en journaliste le problème du pouvoir politique, Marx semble aussi limiter la scission État-société civile à une certaine période historique pour laquelle se poserait seule la question du degré d’autonomie ou de détermination du pouvoir politique. Dans la période qui précède l’avènement du capitalisme, les classes sociales ne sont pas encore véritablement constituées et l’État ne se sépare pas de la société civile : il n’a pas d’existence distincte, de lieu spécifique. Le politique s’étend par conséquent à la société tout entière. Avec l’apparition de la société bourgeoise, les liens réels et véritables des hommes entre eux s’évanouissent sous l’influence de la propriété privée : « Le droit se substitue au privilège, l’homme bourgeois se scinde en homme réel et en citoyen abstrait. Cet homme réel, c’est l’homme du besoin, du travail, l’homme égoïste de l’intérêt privé : il fonde l’existence allégorique de l’homme politique abstrait » (Marx, 1948). Comme le remarque Jean-Claude Girardin, la séparation infrastructure-superstructure s’applique uniquement, selon Marx, à la période bourgeoise de l’histoire (Girardin, 1969). Avant cette époque, l’État ne se distingue pas de la société et les hommes politiques ne reçoivent par conséquent aucune fonction de domination ; après, selon les prévisions de Marx (Critique du Programme de Gotha et d’Erfurt), l’État disparaîtra car la société sera à nouveau réconciliée. Comme le note Engels, quand l’État finit par « devenir le représentant de toute la société, il se rend lui-même superflu. Dès qu’il n’y a plus de classe sociale à tenir dans l’oppression… il [654] n’y a plus rien à réprimer qui rende nécessaire un pouvoir de répression, un État… L’intervention d’un pouvoir d’État dans des rapports sociaux devient superflue dans un domaine après l’autre, et entre alors naturellement en sommeil. Le gouvernement des personnes fait place à l’administration des choses » (Engels, 1950). Le pouvoir politique perd ainsi toute raison d’être : « La société qui réorganisera la production sur la base d’une association libre et égalitaire des producteurs reléguera toute la machine d’État là où sera dorénavant sa place : au musée des antiquités, à côté du rouet et de la hache de bronze » (Engels, 1966, p. 159). Le politique perd toute différenciation minimale : on retourne à la situation antérieure à la division en classes de la société. Une telle analyse de l’État présente un caractère profondément évolutionniste et réducteur.
Pourtant, à partir de l’analyse du despotisme oriental, de celle du bonapartisme et en fonction d’un grand nombre d’observations historiques particulières, on trouve par ailleurs dans l’œuvre de Marx une véritable introduction à une sociologie de l’État. Rappelons rapidement qu’en examinant les conséquences d’un contrôle rigoureux des eaux dans certaines régions comme l’Inde, Marx suggère que l’État auquel se trouve confiée cette tâche essentielle, exerce une action propre d’emprise sur l’ensemble du système social. Dans de telles circonstances, il apparaît bien comme un pouvoir propre organisé bureaucratiquement pour imposer aux propriétaires fonciers sa propre politique (Marx, 1967 ; Wittfogel, 1977 ; Godelier, 1969 ; Bailey et Llobera, 1981).
Cette position privilégiée qu’occupe l’État se manifeste également dans d’autres circonstances particulières. Dans Le 18 brumaire de Louis Bonaparte, Marx décrit une situation où les divisions internes à la classe dirigeante sont fortes, où elle est incapable de dominer la classe ouvrière et où les paysans eux-mêmes ne peuvent se représenter politiquement car ils ne sont ni organisés, ni conscients de leur position de classe ; « le despotisme d’un homme » va s’imposer : « La lutte parut apaisée en ce sens que toutes les classes s’agenouillèrent également impuissantes et muettes devant les fusils » (Marx, 1964, p. 350). Pour Marx, en France, « l’État enserre, contrôle, réglemente, surveille et tient en tutelle la société civile ». Gomme « la machine d’État s’est si bien renforcée en face de la société bourgeoise », « l’État semble être devenu complètement indépendant de la société » (Marx, 1964, pp. 274, 348). Ce modèle qualifié de « bonapartiste » (Rouquié, 1975) a connu une grande fortune et a été appliqué aussi bien à l’urss qu’au gaullisme ou encore aux nombreux régimes militaires d’Amérique latine, car en liant le problème de l’autonomie de l’État non seulement à un rapport de classes mais également et surtout à la constitution d’une immense « machine d’État » bureaucratique, il permet, dans le cadre d’une perspective marxiste plus originale, de voir dans l’État un acteur spécifique ayant ses propres ressources de pouvoir.
Il existe aussi dans l’œuvre de Marx des éléments pour une analyse sociologique comparative des différents types d’État (Maguire, 1978 ; Badie et Birnbaum, 1979 ; Lefebvre, 1976). Selon Marx, « l’État actuel change avec la frontière. Il est dans l’empire prusso-allemand, autre qu’en Suisse et en Angleterre, autre qu’aux États-Unis ». Aux antipodes de toute conception évolutionniste et réductionniste, Marx souligne les profondes différences qui existent entre des États qui agissent pourtant [655] tous dans des sociétés capitalistes mais dont certains sont issus d’un système féodal que d’autres n’ont pas connu. Pour Marx, « Hegel part de la séparation de la « société civile » et de l’« État politique » comme de deux oppositions fixes, de deux sphères réellement différentes. Cette séparation existe, il est vrai, réellement dans l’État moderne » (Marx, 1948, p. 30).
Non seulement les États se distinguent les uns des autres mais, de plus, leur pouvoir respectif apparaît comme un fait essentiel ; il est d’ailleurs, pour Marx, plus accentué dans certains pays comme la France que dans d’autres, tels les États-Unis. Tout en estimant que la différenciation est un trait essentiel de l’État qui se marque pourtant moins dans certains États que dans d’autres, Marx persiste malgré tout à utiliser le même concept d’État pour rendre compte de ces différents types de pouvoir politique qu’il s’applique ainsi à analyser en tant que tels.
Bien qu’ils s’opposent sur plusieurs points, les différents courants qui se réclament du marxisme à l’époque contemporaine refusent tous de prendre véritablement en compte la théorie de la différenciation. On peut de ce point de vue schématiquement distinguer quatre grandes écoles : celle qui se réclame de la notion de capitalisme monopoliste d’État, celle qui s’inspire de la structure de l’économie elle-même et, en particulier, des difficultés produites par l’accumulation du capital, celle qui reconnaît l’autonomie de l’État et lui confère même une fonction essentielle, celle enfin, proche de la précédente qui, en s’inspirant aussi de l’analyse systémique, considère l’État comme un système exerçant des fonctions indispensables à la marche du système social tout entier.
La théorie du capitalisme monopoliste d’État s’inspire des travaux de Hilferding et de Lénine, lequel au moins à une reprise, met l’accent sur la fusion entre le pouvoir financier et celui de l’État (Lénine, 1917 a). De manière plus générale, pour Lénine, l’État est surtout un instrument de répression politique aussi bien vis-à-vis du prolétariat qu’à l’égard des peuples colonisés (Lénine, 1917 b). Pour Boukharine comme pour Varga, l’État est lui-même capitaliste puisqu’une étroite fusion s’est réalisée entre le pouvoir économique et l’État. Il faut pourtant attendre la conférence des 81 partis communistes, en 1960, pour que, clairement, se trouve affirmée l’idée que « en renforçant le pouvoir des monopoles sur la vie nationale, le Capitalisme monopoliste d’État (cme) réunit la puissance des monopoles et celle de l’État en un mécanisme unique destiné à sauver le régime capitaliste, à augmenter au maximum les profits de la bourgeoisie impérialiste par l’exploitation de la classe ouvrière et le pillage des couches de la population ». Cette conception de l’État a été acceptée par tous les grands partis communistes même si certaines adaptations ou prolongements ont été réalisés ici ou là (pour la France, Boccara, 1976 ; pour la Grande-Bretagne, Fine et Harris, 1979 ; pour l’Allemagne fédérale, Jung et Schleifstein, 1979) qui soulignent le rôle politique et idéologique de l’État aidant à extraire la plus-value en se conciliant la social-démocratie, en renforçant le pouvoir exécutif et en jouant un rôle essentiel dans le contrôle idéologique (Jessop, 1982, chap. 2). En percevant l’action étatique comme une simple réponse aux besoins de la reproduction du capital, ces théoriciens présentent une conception économiste de l’État comme le simple instrument d’une catégorie homogène de monopoles oubliant que la classe dirigeante est divisée et qu’elle doit, en plus, tenir compte des intérêts du petit [656] capital. De plus, en négligeant les formes particulières propres à chaque État des sociétés capitalistes, ces théoriciens ne peuvent que confondre, de même que les dirigeants de la IIIe Internationale, les systèmes démocratiques et les systèmes fascistes. De manière plus globale, comme c’est l’État qui est capitaliste, c’est qu’il est partout identique dans toutes les sociétés occidentales, quelles que soient leurs histoires propres : il n’est pas le lieu d’un pouvoir spécifique et, finalement il ne résulte jamais d’un processus de différenciation. La perspective du Staatsableitung qui s’est essentiellement développée en Allemagne fédérale accentue encore davantage la conception purement économique de l’État dont le rôle se trouve expliqué par le processus de circulation des marchandises qui requiert son intervention. L’État est purement « déduit » des catégories générales de l’économie politique : comme les marchandises ne peuvent s’échanger d’elles-mêmes, leur circulation doit être organisée par des forces juridiques et politiques extra-économiques qui légalisent ce processus par leur dimension impersonnelle (Blanke et al., 1976). L’existence et les fonctions de l’État sont donc « déduites » logiquement de la structure du marché alors que pour les tenants de la thèse du capitalisme monopoliste d’État, l’État est un instrument au service des monopoles. D’autres auteurs préfèrent déduire le rôle de l’État non de la sphère de la circulation des marchandises mais du cycle de production lui-même. Ainsi, pour Altvater, la « particularisation » de l’État en tant qu’institution « en dehors et au-dessus de la société bourgeoise » est provoquée par les besoins du capital et est susceptible de servir les intérêts collectifs du capitalisme (Altvater, 1973). Toutefois, cette autonomie ne signifie en rien une quelconque différenciation réelle, l’État étant entièrement intégré au cycle de production capitaliste. Selon Holloway et Picciotto, l’État et la sphère de production des marchandises se caractérisent par une « séparation à l’intérieur d’une unité », la « particularisation de l’État assurant la fétichisation de la séparation du politique et de l’économique qui facilite l’accumulation du capital et, par conséquent, l’exploitation sociale » (Holloway et Picciotto, 1977, pp. 79-81, 84, 85). Avec Elmar Altvater, Joachim Hirsch est l’un de ceux qui illustrent mieux les orientations de nombreuses études marxistes allemandes contemporaines. Hirsch estime que l’État remplit des fonctions générales nécessaires à l’accumulation du capital : pour lui la « particularisation » de l’État est à nouveau considérée comme indispensable à la reproduction capitaliste ; il insiste pourtant davantage que les autres auteurs membres de cette école, sur les luttes de classes qui se déroulent au sein de l’État. Hirsch pense par conséquent que l’État doit revêtir une structure pluraliste afin d’être capable de contrôler les actions des classes dominées qui trouvent en lui un lieu pour s’exprimer. En ce sens, l’État est conçu comme une forme qui s’impose aux classes sociales en lutte, capable de « sélectivité structurelle », c’est-à-dire apte à prendre des décisions et à façonner des non-décisions en faveur du capital. Cette capacité de l’État lui semble d’ailleurs de plus en plus problématique : d’où la crise actuelle, le déclin de la valorisation du capital et de son accumulation et enfin une loyauté incertaine des masses (Hirsch, 1977, 1980 ; Vincent, 1979). Hirsch intègre ainsi à l’analyse marxiste la plus économiste, la perspective radicale américaine issue de la critique de l’analyse systémique. Pour lui, « l’État bourgeois, en raison de sa forme spécifique et des modes de fonctionnement bureaucratique internes qui en découlent, se présente [657] concrètement comme un système, profondément échelonné, de filtres, de barrières et d’instances de transformation et de traitement des exigences politiques et d’articulation de besoins : ce système dans son mode de fonctionnement, a structurellement une double orientation, à savoir, d’une part se prémunir contre les exigences « dysfonctionnelles » du point de vue de la domination de la bourgeoisie et, d’autre part, formuler et imposer un intérêt général de classes en réalité proprement bourgeois (à long terme) ». Ce « processus de bargaining » à niveaux multiples entre des groupes de pression administratifs et des têtes de pont d’intérêts particuliers, processus marqué par le principe d’un muddling through bureaucratique au cas par cas se trouve pourtant, selon Hirsch, remis en question étant donné la crise structurelle suscitée par la baisse tendancielle du taux du profit (Hirsch, 1976).
Ce texte de Hirsch indique à quel point l’analyse marxiste parvient à se combiner avec les modèles de la théorie politique américaine, et en particulier, l’analyse décisionnelle et le modèle systémique. Le troisième courant de la pensée marxiste contemporaine intègre en effet l’analyse systémique et accepte par conséquent de considérer le politique comme un système en lui-même, exerçant des fonctions propres de régulation de demandes contradictoires. Pourtant, dans cette perspective, le système connaît non seulement des crises techniques mais il se trouve surtout, ce que ne percevaient pas les tenants de l’analyse systémique, confronté à des contradictions socio-économiques plus structurelles. Cette synthèse entre l’analyse marxiste et la perspective systémique se trouve tout particulièrement exprimée dans l’œuvre de Claus Offe. Dans la mesure où il considère la politique comme un objet spécifique, qui ne se déduit pas strictement du processus de production des marchandises, Offe de même que Nicos Poulantzas est sévèrement critiqué par les tenants du deuxième courant (Holloway et Picciotto, 1978, p. 3). Offe commence par rejeter aussi bien la théorie marxiste de l’État en tant que simple instrument de la classe capitaliste que l’interprétation plus structuraliste qui en surdétermine également la nature de classe. Dans un cas comme dans l’autre, ces perspectives marxistes affirment la détermination externe de l’État. Pour lui, au contraire, « on ne peut parler d’un « État capitaliste » ou d’un « capitalisme collectif idéal » que si l’on arrive à prouver que le système des institutions politiques exerce sa propre sélectivité spécifique de classe conforme aux intérêts de l’accumulation du capital » (Offe, 1974). En construisant des « relations de tutelle ou de contrôle hiérarchique » à l’égard des groupes capitalistes, l’État doit garder vis-à-vis d’eux une « certaine distance ». L’État protège le capital collectif éventuellement contre certains intérêts capitalistes spécifiques mais également contre ceux qui souhaitent s’en prendre au capitalisme. Pour être un « État de classe », l’État ne doit donc pas être subordonné à une classe. À cette seule condition, il peut tenter de protéger l’accumulation du capital tout en parvenant à préserver la légitimité des institutions. Pourtant, selon Offe, avec l’intervention croissante de l’État dans la vie économique, l’extension du secteur public, l’aide de plus en plus massive apportée par l’État au monde industriel pour favoriser l’expansion va limiter la baisse du taux du profit et le déclin de l’accumulation du capital qui susciterait en retour un ralentissement de la production et donc, une accélération du change et de la crise sociale, une crise de direction devient de plus en plus probable qui se marque également par le déclin de la légitimité [658] du système aux yeux des classes dominées. On assiste par conséquent à une crise fiscale de l’État, à une crise de la rationalité administrative, et à une crise de la loyauté des masses (Offe, 1975 a, 1975 e, 1976, 1981). Très explicitement, Offe s’inspire du travail de James O’Connor sur la crise fiscale de l’État. Selon O’Connor, en effet, l’État capitaliste doit remplir des tâches contradictoires : d’une part, il favorise l’accumulation du capital en diminuant les coûts de production, par la construction des routes, des ponts, en avançant des prêts financiers à de faibles taux, etc., tout en agissant pour conserver la loyauté des masses, en construisant des hôpitaux, des écoles, etc. De plus, la croissance et la concentration du capital suscitent la crise du petit capital et, en renforçant par ailleurs la productivité, augmentent dans les deux cas le chômage, rendant nécessaire l’augmentation des dépenses sociales de l’État (O’Connor, 1973). O’Connor souligne l’incapacité de l’État capitaliste de faire face à ces tâches contradictoires d’autant plus que si les aides de l’État aux entreprises sont publiques, les intérêts qu’elles procurent demeurent privés et le système fiscal ne permet pas à l’État de récupérer une partie importante des bénéfices que son action a rendu possibles mais qui restent de nature privée. D’où, selon O’Connor, le caractère quasi inévitable de la crise fiscale de l’État (Block, 1981), constat repris par Claus Offe et Jurgen Habermas en Allemagne fédérale, ce dernier proposant une systématisation de ces différentes crises. S’inspirant en effet des travaux de Offe et de O’Connor, Habermas tente une synthèse encore plus explicite du marxisme et de l’analyse systémique. Pour lui, « le système politique a besoin au départ, à l’entrée (input), d’une loyauté des masses qui soit la plus diffuse possible. La sortie (output) consiste en décisions administratives imposées de façon souveraine. Les crises de sortie prennent la forme d’une crise de rationalité : le système administratif ne parvient pas à rendre compatibles les impératifs de régulation qu’il reçoit du système économique et à satisfaire à ces impératifs. Les crises d’entrée prennent la forme d’une crise de légitimation : le système de légitimation ne parvient pas à maintenir, en satisfaisant aux impératifs de régulation qu’il a reçus du système économique, la loyauté des masses au niveau nécessaire » (Habermas, 1978, p. 70). S’éloignant toujours davantage de l’école de la dérivation de l’État, Habermas confère un rôle spécifique au système politique qu’il nomme État et qui se trouve mis en œuvre grâce à une bureaucratie particulière. Plus que Offe et O’Connor, il insiste sur les crises de loyauté qui s’accentuent dans le capitalisme avancé, les formes traditionnelles de légitimation étant fortement battues en brèche. Dans ce sens, les systèmes politiques font non seulement face à des crises de gouvernabilité dues au caractère contradictoire des demandes trop nombreuses face à des stocks restreints (Rose, 1980) mais ils se heurtent de plus tant à une crise fiscale produite par la distribution des rapports économiques qu’à une crise de légitimité ayant pour origine un déclin de l’hégémonie et du contrôle social. Affaibli, le système politique voit sa marge de manœuvre diminuer vis-à-vis des forces sociales contradictoires (Donolo et Fichera, 1981). À la différence des précédents, ce courant marxiste accorde par conséquent une importance propre au système politique qu’il conçoit comme un pouvoir spécifique doté d’une administration grâce à laquelle il mène sa stratégie particulière bénéfique au capital. Pourtant, en nommant État un tel système politique dont l’autonomie est en réalité fonctionnellement adaptée aux [659] besoins contradictoires du capitalisme, ces auteurs cumulent les inconvénients d’une démarche systémique a-historique, indifférente à la fonction propre à chaque État construits dans les multiples sociétés capitalistes et ceux des courants marxistes plus traditionnels dans la mesure où, en définitive, l’autonomie dont bénéficie l’État capitaliste est la condition de son bon fonctionnement dans l’intérêt collectif du capital. Bien qu’elles s’en défendent, ces adaptations du marxisme à la science politique anglo-saxonne nous ramènent au vieux problème de la détermination « en dernière instance » de l’État dont l’autonomie n’est guère que « relative » (Birnbaum, 1981). Les modèles du capitalisme monopoliste d’État et ceux de l’État comme « dérivation » du système économique s’en trouvent simplement améliorés sans que la perspective de la différenciation véritable de l’État, provoquée par un processus historique spécifique, ne soit véritablement abordée.
Le dernier courant marxiste trouve sa source dans la perspective structuraliste formulée par Althusser. Dans ce sens, l’œuvre de Nicos Poulantzas apparaît comme essentielle car, davantage encore que les auteurs que l’on vient d’évoquer, il a non seulement critiqué les modèles économistes comme ceux du cme et de l’école de la dérivation, mais il a tenté, de plus, de saisir le rôle de l’État dans une perspective plus historique, en lui attribuant, au fur et à mesure de l’élaboration de son œuvre, un rôle de plus en plus spécifique au sein de la société capitaliste. S’il commence par rejeter sévèrement le modèle réductionniste du cme, Nicos Poulantzas n’en adopte pas moins, au début de sa réflexion sur l’État, une conception qui situe son autonomie dans le cadre d’une structure économique : l’État apparaît comme « une instance régionale du mode de production capitaliste » et, dans ce cadre, il gère les intérêts des classes dominées, favorise ceux des classes dominantes, façonne des compromis entre ces classes en lutte et entre les diverses fractions de la classe dominante. Car, loin que l’État soit aux mains des seuls monopoles, il est en réalité, pour Poulantzas la représentation du « bloc au pouvoir » qui « constitue une unité contradictoire de classe et fractions politiquement dominantes sous l’égide de la fraction hégémonique » (Poulantzas, 1968, p. 259). Comme la bourgeoisie est incapable d’exercer directement le pouvoir, elle est souvent absente de la « scène politique » et l’État, qui n’est en rien un « arbitre » apparaît comme la « fraction régnante » même si, « en dernière analyse », c’est bien la « fraction hégémonique » qui détient le pouvoir politique sans l’exercer elle-même : elle le confie à son « commis » qu’est la « classe-tenant » de l’État et fait elle-même partie du bloc au pouvoir (Poulantzas, 1968, pp. 270-272, 310-311). Il s’agit bien là d’un « décalage fonctionnel » (Poulantzas, 1968, pp. 167, 268), la « condensation matérielle » d’un rapport de classes. Rejetant les déterminismes purement économiques, Poulantzas a le mérite de se pencher sur les rapports entre les classes elles-mêmes, sur leurs luttes et leur équilibre changeant. Mais, pour lui, « l’appareil d’État ne possède pas du pouvoir car on ne peut entendre par pouvoir d’État que le pouvoir de certaines classes et fractions aux intérêts desquelles correspond l’État » (Poulantzas, 1976, p. 38). Dans ce sens, on peut même soutenir que l’État exprime un rapport social mais qu’il peut apparaître aussi comme l’expression d’un compromis de classe lorsque les ouvriers eux-mêmes, cherchant à maximiser leurs bénéfices préfèrent l’amélioration du capitalisme. Dans ce cas, l’État reproduit le capitalisme dans l’intérêt à la fois des capitalistes et des [660] ouvriers (Przeworski et Wallerstein, 1982). Pour Poulantzas, c’est bien parce que l’État n’a pas de pouvoir que la nature de l’élite qui le dirige ne revêt guère d’importance : peu importe, pour lui, l’origine de classe des agents de l’appareil d’État dans la mesure où sa nature bourgeoise est « médiatisée » par l’État lui-même et par son rôle au sein du « bloc au pouvoir » (Poulantzas, 1968, pp. 360-370 ; 1974, pp. 197-203). C’est pourquoi Poulantzas s’en prend vivement à tous les théoriciens élitistes comme Wright Mills ou encore Ralph Miliband, lequel, dans une perspective marxiste, tente de prouver l’existence d’une classe dominante dans la société capitaliste en analysant l’origine de classe des diverses élites et leur interpénétration (Miliband, 1973). Rejetant toute analyse de l’origine sociale des acteurs composant l’élite politico-administrative dans la mesure où leur rôle se trouve déterminé non pas par leur origine de classe propre et encore moins par la position qu’ils occupent au sein de cette organisation mais bien par la nature de classe de l’État lui-même, Poulantzas estime que « la bureaucratie d’État, en tant que catégorie sociale relativement « unifiée » est le « serviteur » de la classe dominante non pas en raison de ses origines de classe, d’ailleurs divergentes, ni en raison de ses relations personnelles avec la classe dominante mais en raison d’une unité interne qui lui vient de sa fonction d’actualisation du rôle objectif de l’État : rôle qui, dans l’ensemble, répond aux intérêts de la classe dominante » (Poulantzas, 1970, p. 71). Une telle appréciation implique naturellement la prédétermination de l’action des membres de l’élite et ne permet guère d’expliquer que des politiques différentes soient suivies par des élites ayant des origines sociales identiques ou au contraire, opposées. En bref, elle reste muette aussi bien sur les valeurs liées à la socialisation politique des élites que sur celles auxquelles les membres de l’élite peuvent adhérer eux-mêmes en réaction à leurs origines de classes, valeurs qui orientent leurs actions aux sommets d’un État qui ne peut être simplement perçu comme la « condensation matérielle » d’un rapport de classe dans la mesure où il constitue lui-même un pouvoir spécifique disposant d’un lieu propre, de ressources spécifiques et d’appareils bureaucratiques institutionnalisés. Dans ses derniers travaux, Poulantzas admet un tel constat et estime que l’on assiste à la « croissance irrésistible de l’administration » qui se présente comme un pouvoir propre au sein duquel se déroulent pourtant d’âpres conflits sociaux (Poulantzas, 1978). Ainsi se trouve considérablement modifiée la perspective gramscienne qui inspire tout à la fois l’œuvre d’Althusser et celle de Poulantzas et qui récuse tout particulièrement dans les sociétés occidentales fonctionnant à l’hégémonie et non à la répression comme dans les sociétés de l’Est, l’existence d’une séparation entre l’État et la société civile, entre le public et le privé (Buci-Glucksmann, 1975 ; Bobbio, 1976 ; Portelli, 1972 ; Mouffe, 1979 ; Przeworski, 1980). Dans la mesure où pour Gramsci, l’État c’est « la société politique plus la société civile » (Gramsci, 1959), la différenciation de l’État est réduite à sa plus simple expression et les appareils idéologiques d’État comprennent aussi bien des organisations publiques que privées (Althusser, 1970 ; Poulantzas, 1970, p. 74). C’est pour rejeter dorénavant une telle conception tout en nuançant considérablement l’interprétation fonctionnaliste de l’autonomie de la classe régnante qui le rapproche par ailleurs de la perspective d’un Claus Offe, que Poulantzas accorde finalement davantage d’importance au phénomène de la différenciation de l’État (Jessop, 1982 ; Carnoy, 1984).
[661]
Pour appréhender le degré de différenciation qui affecte l’État en lui conférant son entière spécificité, on évoquera d’abord rapidement les théories dont s’inspire ce type de démarche pour présenter ensuite les indicateurs de la différenciation et aborder enfin le problème de son caractère général ou, au contraire, partiel.
1. Théories de la différenciation de l’État
On présentera ici de manière succincte les théories modernes qui tentent de prendre véritablement en compte le processus de différenciation par lequel l’État devient lui-même en insistant plus particulièrement, pour prolonger la comparaison avec les théories exposées auparavant, sur sa différenciation d’avec le pouvoir économique. En se tournant vers les théories de la division sociale du travail, on peut voir dans l’État une fonction du système social, distincte des autres fonctions même si toutes agissent de concert. Une telle interprétation fonctionnaliste de l’État nous éloigne des perspectives identiques proposées parfois par certains auteurs marxistes car l’État, cette fois, ne dispose plus seulement d’une autonomie fonctionnelle limitée à la seule classe hégémonique. Emile Durkheim estime ainsi que « plus les sociétés se développent, plus l’État se développe, ses fonctions deviennent plus nombreuses, pénètrent davantage toutes les autres fonctions qu’il concentre et unifie par cela même » (Durkheim, 1975, III, p. 190) car l’État est un « phénomène normal » qui résulte des progrès mêmes de la division du travail (Durkheim, 1960, p. 201). Si, dans la perspective de la lutte des classes, l’État est l’instrument fonctionnel d’une classe dominante, en abordant, à la suite des travaux d’Auguste Comte ou de Saint-Simon, l’étude de la société à partir de la division croissante du travail qui l’affecte, l’État se présente maintenant comme le lieu d’exercice d’une fonction qu’il détient en propre (Duguit, 1911). Pour Durkheim, l’État se concentre dans un appareil bureaucratique différencié : « voilà ce qui définit l’État, c’est un groupe de fonctionnaires sui generis » liés entre eux par un ordre hiérarchique et détenteur de l’autorité. Comme la division du travail fait de lui « un organe distinct de la société », l’État se trouve maintenant « au-dessus de tout », des « castes, classes, corporations, coteries de toute sorte, toutes personnes "économiques" » (Durkheim, 1975, III, p. 177). Ce qui caractérise par conséquent maintenant l’État, c’est essentiellement sa séparation d’avec le pouvoir économique dans son ensemble.
Si l’on se tourne maintenant vers l’œuvre de Weber, on constate à nouveau que, pour l’auteur d’Économie et Société, l’État résulte d’un long processus de [662] division du travail qui favorise la modernisation des sociétés occidentales. La naissance du pouvoir rationnel-légal marque la fin du processus par lequel l’État est devenu une institution bureaucratique, un système de rôles impersonnels qui s’est dégagé de toutes les formes de pouvoir personnel de type charismatique ou encore, qui est parvenu à se différencier du pouvoir économique en mettant un terme aux structures patrimoniales. Pour Weber, « le grand État moderne dépend techniquement de manière absolue de sa base bureaucratique. Plus l’État s’accroît et davantage il se trouve dans une telle situation » (Weber, 1958, p. 211). L’État réussit à mettre un terme à toute appropriation privée de la puissance publique dans la mesure où les ressources dont il dispose grâce, par exemple, à la fiscalité, lui permettent de rémunérer directement un personnel propre, en salaire et non en bien. Dans ce sens, l’État a bénéficié de l’expansion du capitalisme car l’économie monétaire lui permet d’exproprier « les puissances privées indépendantes » en brisant le patrimonialisme. Loin d’être capitaliste, l’État utilise l’économie capitaliste pour mener le plus loin possible sa propre différenciation. Pour Weber, par conséquent, l’État se présente comme « une entreprise politique de caractère institutionnel lorsque et tant que sa direction administrative revendique avec succès, dans l’application des règlements, le monopole de la contrainte légitime » (Weber, 1971, p. 57). Notons que de même que le personnel politique a pu, selon Weber, se professionnaliser en vivant désormais « de » la politique et constituer par conséquent une élite spécifique, de même, la fin du patrimonialisme permet aux fonctionnaires de se constituer en une autre élite dont l’autorité est d’autant plus forte que la puissance de l’État qu’ils servent est grande. Ainsi se trouve posé le problème de la nature des relations qui vont s’établir entre ces élites au pouvoir propre, dont l’une, issue des partis politiques nés dans le cadre de la démocratie représentative détiendra peut-être un pouvoir d’autant plus fragile que l’autre, fondée sur la différenciation d’un État aux ressources nombreuses, disposera pour mener à bien son action, des privilèges de la puissance publique. D’où les rapports difficiles déjà évoqués entre l’État et la démocratie que l’on retrouvera à nouveau plus loin. Ainsi apparaît également sous un autre jour le phénomène de la pluralité des catégories dirigeantes dont les théories élitistes rendaient compte sans prendre en considération le problème de l’État et dont les théoriciens marxistes, le plus souvent, négligeaient la signification en préférant s’exprimer en terme de fusion ou tout, au plus, d’autonomie permettant une action relative et fonctionnelle des élites politiques, partie prenante d’un bloc au pouvoir contrôlé par une fraction hégémonique. Les théories de la division du travail proposées par Durkheim ou par Weber ont le mérite d’introduire à une sociologie de l’État comme fait social spécifique. Mais dans la mesure où elles n’étaient pas dépourvues l’une et l’autre d’une orientation évolutionniste qui faisait de l’État le terme ultime de la civilisation vers lequel doivent marcher toutes les sociétés, elles ont suscité une théorie politique moderne fondamentalement évolutionniste et universaliste dont les travaux de T. Parsons, S. Eisenstadt ou encore E. Shils sont les meilleurs exemples. Ceux-ci ont aussi pour inconvénient de procéder de manière ethnocentrique en plaquant le modèle occidental sur des sociétés pourvues de cultures différentes et ayant connu des processus historiques propres résultant aussi de la nature particulière des liens [663] sociaux qui s’y sont constitués. Ils ont enfin pour défaut d’opposer mécaniquement le moderne au traditionnel en estimant, ce qui reste à démontrer, que seul l’État différencié, produit de l’histoire occidentale, se présente comme la forme moderne et unique de gouvernement efficace qui requiert par conséquent l’abolition des structures communautaires. Ils impliquent que les États des sociétés occidentales modernes sont tous également différenciés et qu’ils entretiennent par conséquent d’identiques relations avec les élites politiques ou encore le monde des affaires. Pour toutes ces raisons (Badie et Birnbaum, 1979) la sociologie de la différenciation de l’État interprétée comme la conséquence d’une division du travail aux effets et au rythme univoque présente de grandes insuffisances. Ce n’est qu’en examinant chacun des processus historiques de division du travail que l’on peut voir dans quelle mesure, en fonction de tel type d’organisation sociale ou encore, de tel code culturel, la division du travail social produit ou non une division du travail politique plus ou moins accentuée, et, par conséquent, un État fort ou un État faiblement différencié.
2. Les indicateurs de la différenciation
Les États contemporains résultent de processus historiques qui se nouent presque toujours à la sortie de la féodalité. Rappelons brièvement que, confrontés à une forte résistance de structures communautaires périphériques, certains pouvoirs politiques furent dans l’incapacité de procéder à la centralisation du système social et cet échec suscita en contrecoup la naissance et le renforcement continu d’un pouvoir politique qui, sous une forme absolutiste ou à travers des structures républicaines se transforme en un État fortement différencié de l’ensemble des périphéries territoriales et sociales. Avec Charles Tilly, on peut estimer qu’« une organisation qui contrôle la population d’un territoire particulier est un État dans la mesure où : 1) Elle est différenciée des autres organisations qui agissent sur le même territoire ; 2) Elle est autonome ; 3) Elle est centralisée et 4) Ses multiples sous-divisions sont coordonnées les unes par rapport aux autres » (Tilly, 1975, p. 70). Les indicateurs les plus révélateurs de la différenciation étatique sont par conséquent ceux qui témoignent de la naissance d’un espace spécifique : une bureaucratie civile et militaire fermée sur elle-même, recrutée sur critères méritocratiques et agissant, à l’écart des influences multiples et, en particulier, de celle du pouvoir économique ou des diverses formes de clientélisme, en fonction de valeurs universalistes et non particularistes, un droit public qui défend la spécificité des structures étatiques et qui permet aussi à l’administration de juger elle-même les affaires dans lesquelles ses propres membres se trouvent impliqués, un système étatique de contrôle social et, en particulier, des écoles ou des universités de statut public qui échappent à l’emprise soit du monde des affaires, soit de l’Église ou encore d’intérêts périphériques tels ceux d’une caste, d’une ethnie ou encore d’une région à la structure linguistique spécifique ; la séparation à tous les niveaux d’avec le pouvoir de l’Église, c’est-à-dire, dans cette perspective, de l’Église catholique contre laquelle l’État s’est construit en imitant [664] par ailleurs l’organisation de ses appareils bureaucratiques privés (dans ce sens, la laïcité est un élément essentiel de la différenciation étatique) ; un territoire organisé administrativement de manière hiérarchique par un découpage artificiel qui rompt les structures régionales communautaires et permet le contrôle étatique par l’entremise d’une administration d’État déléguant ses propres représentants aux divers échelons du pouvoir local ; une participation forte et constante de la haute fonction publique d’État à l’exercice du pouvoir politique qui écarte le plus souvent le personnel politique professionnalisé des sommets de l’État et contribue à renforcer l’antagonisme déjà souligné entre l’État et la démocratie, le pouvoir exécutif l’emportant régulièrement sur le pouvoir législatif et le Parlement, qui représente l’ensemble des intérêts de la société civile, se voyant supplanter par le pouvoir exécutif qui prétend incarner l’intérêt général, ses fonctionnaires n’ayant souvent que peu de considération à l’égard du personnel politique professionnalisé qu’ils considèrent comme étant lié à des clientèles partisanes ; lorsque l’État se trouve ainsi différencié, l’élite politico-administrative qui le sert tend à adopter des stratégies économiques interventionnistes ou encore, une politique étrangère et, même, au xixe siècle, une action colonisatrice marquée par la prééminence du politique et qui se traduit par des institutions économiques (du mercantilisme à la planification) ou coloniales (organisation administrative identique du territoire colonisé, extension plus ou moins accentuée de la citoyenneté, c’est-à-dire du lien direct à l’État) spécifiques. Au contraire, les systèmes à État faible ou sans État (Nettl, 1968) favorisent davantage la démocratie car ils résultent de processus réussi de centralisation compatible avec les mécanismes de la représentation (Finer, 13, pp. 4-5). Dans la mesure où elles peuvent se faire « entendre », les catégories sociales et territoriales qui composent le territoire ne sont pas tentées par une stratégie de « sortie » et demeurent donc, depuis plusieurs siècles déjà et encore à l’époque contemporaine, « loyales » au centre qui ne devient donc pas un véritable État différencié (Hirschman, 1972). Comme la démocratie ne se heurte pas à un État fort avec lequel elle devrait compter, les pays à État faible connaissent au contraire des appareils bureaucratiques plus modestes, un droit public tardif et qui n’a guère de signification politique, une absence de laïcité, un système scolaire et universitaire qui, du moins à l’origine et dans une moindre mesure de nos jours, reste contrôlé par des intérêts privés et soumis parfois à l’influence des Églises, une administration territoriale non étatisée et qui préserve ses propres mécanismes d’autorégulation sans tomber sous le contrôle de l’administration étatique hiérarchisée, un personnel politique composé de représentants des diverses catégories sociale et territoriale qui contrôlent elles-mêmes le centre politique, la division du travail politique n’ayant pas ici les mêmes conséquences que dans les pays à État fort et les hauts fonctionnaires, agents privilégiés de l’action étatique, y étant cette fois presque absents ; du coup, ce type de pouvoir politique laisse davantage jouer les mécanismes proprement économiques du marché et, en matière de colonisation, pratique un contrôle du territoire et de la population colonisés qui accorde une large place au « self-government » (Badie et Birnbaum, 1979 ; Dyson, 1980). Comme on l’a déjà noté, c’est bien parce que la Grande-Bretagne et les États-Unis apparaissent comme dotés de pouvoirs politiques peu [665] différenciés (quels que soient par ailleurs les traits qui les opposent, le caractère centralisé de l’un et la dimension fédérale de l’autre), que la sociologie politique contemporaine qui s’y est développée a tendance à raisonner en terme de groupes, d’élites ou de système et à refuser d’utiliser le concept d’État dont, de Burke à T. H. Green et Ernest Barker jusqu’aux théoriciens américains précédemment étudiés, elle ne voit guère l’usage dans leur propre société (Poggi, 1978 ; Dyson, 1980).
Ces indicateurs de la différenciation peuvent être aisément mesurés à l’aide d’une approche sociologique comparative. Ainsi, si l’on prend la France comme exemple privilégié d’un État différencié et la Grande-Bretagne, au contraire, comme un cas particulièrement frappant de faible différenciation, on s’aperçoit que ces indicateurs conservent, de manière globale, leur dimension explicative, du xviie siècle à nos jours. En France, de l’État absolutiste à l’État contemporain, une immense machine bureaucratique a été mise en place qui couvre de manière très hiérarchisée l’ensemble du territoire découpé artificiellement, depuis la Révolution de 1789, en départements. On peut sans difficulté quantifier le nombre d’agents qui dépendent de la puissance publique dans les administrations civile et militaire ainsi que dans les administrations para-publiques, les entreprises nationalisées, les services publics, les services communaux, régionaux, etc. Les millions de fonctionnaires ont tous été recrutés sur concours, par une procédure méritocratique et ils ont souvent été formés par des écoles d’État, de l’École normale d’instituteurs à l’École des Impôts ou encore, à l’École nationale d’Administration ou l’École polytechnique où une fois reçus, ils bénéficient du statut de fonctionnaire, passent d’un grade à l’autre, s’intègrent le plus souvent dans des corps et voient leur carrière organisée et protégée par le statut général des fonctionnaires. Le droit administratif et les institutions hiérarchisées qui l’énoncent, des tribunaux administratifs au Conseil d’État, apparaît, par excellence, en France comme le droit de l’État dont il protège les frontières. C’est dire qu’un véritable système de rôles étatiques a pris naissance et s’est solidement institutionnalisé qui tend à couper le fonctionnaire de ses liens de classe, de religion ou de territoire, lui confère des valeurs de service public grâce à une socialisation profonde « à l’État », lui impose, à des degrés variables, une obligation de réserve qui garantit l’action universaliste et non partisane, en particulier, de la haute fonction publique, et se marque même parfois jusque dans l’exercice des rôles privés. Cette forte emprise de l’État sur ses propres agents renforce la différenciation de l’espace étatique et permet à l’État d’agir de manière d’autant plus efficace sur la société tout entière. Au niveau le plus élevé de la fonction publique, les grands corps de l’État lui fournissent un personnel compétent ayant particulièrement intériorisé les valeurs d’intérêt général et qui constitue une part importante du personnel politique. Dans ce sens, les sociétés à État fortement différencié apparaissent moins comme de cohérentes démocraties représentatives que comme des « républiques de fonctionnaires » qui sont censés agir de manière universaliste, comme de pures fonctions en action, comme des « hommes sans qualité » autre que celle liée à leur rôle institutionnel. Sous Napoléon III comme à d’autres moments de [666] poussée de la différenciation étatique, les hauts fonctionnaires constituent, par exemple, sous la Ve République gaulliste jusqu’à 30 % du personnel ministériel. Issus presque toujours des grands corps et ayant été recrutés au sein des cabinets ministériels, ces hauts fonctionnaires-ministres se présentent ensuite le plus souvent à la députation : d’où des filières politiques qui témoignent de la prééminence du centre étatique sur les périphéries et qui contribue à accentuer le déclin d’un parlement où sont représentés les intérêts locaux. En France, comme en Prusse ou encore dans l’Allemagne contemporaine ou dans tous les pays à État différencié, les hauts fonctionnaires l’emportent donc souvent sur le personnel politique professionnalisé, sur l’élite politique analysée par Weber, Schumpeter ou Dahl, de même qu’ils rejettent du pouvoir les représentants du monde des affaires qui sont, dans tous ces États, peu présents dans le personnel politique lui-même. Tout au contraire, on peut même estimer qu’une telle situation favorise l’entrée des hauts fonctionnaires à la direction d’un grand nombre d’entreprises publiques ou privées industrielles et commerciales. Ainsi, en France, par exemple, le pantouflage des hauts fonctionnaires assure la présence des agents de l’État dans le monde industriel qu’il contrôle, par ailleurs, à l’aide d’une politique interventionniste : dans ce sens, mercantilisme, Zollverein ou planification procèdent de la même stratégie de développement industriel « par le haut ». Dans tous les pays à État fort, comme la France, l’Allemagne, l’Espagne ou encore, dans des pays qui connaissent des régimes autoritaires comme en Turquie ou en Amérique latine, on ne peut donc analyser le pouvoir simplement en termes d’élites rivales, de groupes de pression, de système ou encore, à partir de l’un des quatre modèles marxistes précédemment exposés : lorsqu’il est différencié non seulement de l’Église catholique mais surtout du pouvoir économique, l’État se dote d’une élite qui lui est propre, et sa présence brise le pouvoir monolithique d’une hypothétique classe dirigeante. Pour comprendre la nature et le rôle des élites, il faut donc se pencher sur le type d’État ; dans le même sens, la présence d’un État différencié dont on ne peut apprécier le pouvoir à l’aide de formules comme celle de « l’autonomie relative », par le recours à une explication « en dernière instance » ou par les modèles mécaniques de l’« autonomie fonctionnelle », limite réellement l’étendue du pouvoir économique et rend inadéquates les explications de la structure du pouvoir inspirées par les travaux sur l’« élite au pouvoir » ou encore, ceux qui s’inspirent des seules théories de la classe dirigeante. (Sur la France : Legendre, 1968 ; R. Cayrol et al., 1973 ; Darbel et Schnapper, 1972 ; Chevallier, 1975 ; Chevallier et Loschak, 1978 ; Antoni et Antoni, 1976 ; Birnbaum, 1977 ; Crozier et al., 1974 ; Thœnig, 1973 ; De Baecque et Quermonne, 1981 ; Suleiman, 1976 ; Thuillier, 1983 ; Rémond et al., 1983. Sur l’Allemagne : Zapf, 1965 ; von Beyme, 1971 ; Steinkemper, 1974 ; Ellwein, 1977 ; Broszat, 1981 ; Mommsen, 1966.)
Si l’on examine au contraire maintenant le cas des systèmes sociaux dans lesquels le phénomène de la différenciation de l’État ne s’est pas produit car une centralisation réussie facilitée par un autre contexte historique et un code culturel différent a rendu possible la représentation des périphéries sociales et territoriales, on se rend compte que grâce au caractère fonctionnel de ces « prises de parole » [667] non seulement la démocratie y est plus précoce et développée mais que, en revanche, les indicateurs de la différenciation étatique demeurent souvent négatifs. Comme on l’a déjà observé, la Grande-Bretagne apparaît comme un exemple particulièrement probant d’une société où la démocratie représentative s’est épanouie alors que l’État, comme structure différenciée, y reste largement inconnu ; même s’ils se sont dotés d’un système fédéral et non aussi centralisé que le système britannique, les États-Unis entrent également dans cette seconde catégorie de pays. Ainsi, en Grande-Bretagne, la fonction publique est infiniment moins développée, aujourd’hui encore, qu’en France ou en Allemagne ; elle est moins hiérarchisée, préservant de la sorte l’exercice du self-government. L’usage constant de la Common Law donne un caractère non étatique au droit administratif qui n’a pas ici, comme aux États-Unis, pour fonction, de défendre les frontières de l’État. Dans le même sens, les écoles de formation des fonctionnaires inspirées de l’exemple français sont assez récentes et bénéficient d’un faible prestige. De manière plus générale, la socialisation de l’ensemble des citoyens, de même que celle des fonctionnaires, ne se fait pas « à l’État », étant encore aujourd’hui souvent prise en charge par des institutions privées à caractère religieux, la laïcité demeurant presque inconnue dans la mesure où le pouvoir politique lui-même ne s’est pas totalement différencié du pouvoir religieux. Comme un système spécifique de rôles étatiques institutionnalisés ne s’est pas révélé indispensable, la division du travail politique revêt une tout autre dimension. En Grande-Bretagne, l’élite politique représente davantage les groupes et les classes de la société civile : l’absence de différenciation étatique a pour conséquence immédiate l’éviction des hauts fonctionnaires de l’élite politique à tous les niveaux du pouvoir et la présence de représentants des diverses catégories sociales. Non seulement les ouvriers se trouvent traditionnellement moins exclus du pouvoir politique qu’en France mais surtout, les dirigeants du monde des affaires qui sont très peu nombreux dans les rangs du personnel politique français jouent au contraire un rôle essentiel dans le personnel politique anglais ou américain. À nouveau, le type d’État influence le fonctionnement de la démocratie représentative et détermine le type d’élite ainsi que les rapports que les élites entretiennent entre elles. Comme l’élite politique britannique ou américaine échappe largement à la détermination étatique, on peut comprendre que les théories élitistes aient connu un tel succès, à tel point que même les auteurs radicaux comme Mills aux États-Unis ou pro-marxistes, comme Miliband en Grande-Bretagne, examinent en définitive seulement la nature de ces rapports et n’utilisent pas la notion d’État au sens où on l’a défini ici. Des systèmes à État non différencié connaissent presque inévitablement soit des phénomènes de fusion d’élites, soit des processus d’osmose entre le Parti et l’État, par exemple dans les pays de l’Est ou entre le pouvoir religieux et l’État comme dans la plupart des sociétés musulmanes où la communauté des croyants étant identique à la communauté politique, le rejet de l’État y est permanent et sa différenciation temporaire et non entière est la conséquence de réformes imposées et, comme en Turquie ou en Iran, d’autant plus fragiles qu’elles s’inspirent d’exemple de sociétés dans lesquelles le processus de différenciation étatique résulte du cours de l’histoire elle-même et d’un autre code culturel. Dans des pays occidentaux [668] comme la Grande-Bretagne ou les États-Unis, la fusion entre les élites prend un caractère différent même si elle témoigne là aussi de l’absence de l’État. Cette fusion se traduit cette fois par la formation d’une quasi-classe dirigeante baptisée Establishment en Grande-Bretagne et dans le cadre de laquelle les wasp jouent toujours un rôle essentiel aux États-Unis. Ajoutons que, dans un cas comme dans l’autre, les représentants du monde ouvrier s’intègrent parfois à cette classe dirigeante, par exemple, à travers la pairie en Grande-Bretagne ou participent à une concertation quasi permanente avec le pouvoir comme aux États-Unis. De manière quelque peu paradoxale, les sociétés à démocratie précoce n’ont pas d’État différencié mais une classe dirigeante traversée par des conflits internes et qui demeure assez cohérente alors que les sociétés à démocratie tardive comme la France ou encore l’Allemagne ont des États très différenciés qui excluent du même coup la présence d’une classe dirigeante homogène. (Sur la Grande-Bretagne : Self, 1973 ; Urry et Wakeford, 1973 ; Miliband, 1973 ; Stanworth et Giddens, 1974 ; Johnson, 1973 ; Crewe, 1974 ; Aaronovitch, 1961 ; Thomas, 1978. Sur les États-Unis : Zweigenhaft, 1975 ; Dye, 1976 ; Mintz, 1975 ; Domhoff, 1967, 1979, 1983 ; Baltzell, 1958 ; Sorel, 1980 ; Birnbaum, 1971.)
En cherchant par conséquent à mesurer les indicateurs de la différenciation, on parvient à mieux rendre compte tout à la fois, dans une perspective de sociologie historique comparative, de la nature et du rôle particulier des appareils bureaucratiques, de la composition et de l’action particulière des élites, des relations qu’elles entretiennent entre elles et enfin, de la possibilité ou de l’impossibilité de l’existence d’une classe dirigeante. (Pour une perspective comparative : voir Fischer et Lundgreen, 1975 ; Armstrong, 1973 ; Robins, 1976 ; Welsh, 1979 ; Badie et Birnbaum, 1979 ; Aberbach, Putnam, Rockman, 1981 ; Levi, 1981 ; Timsit, 1982.)
3. Des différenciations partielles ?
Au lieu d’opposer, comme on vient de tenter de le faire, les systèmes sociaux qui connaissent une forte différenciation étatique à ceux qui ignorent quasiment un tel processus, on peut se demander si des différenciations partielles peuvent se produire dans des sociétés pourtant dotées de codes culturels tels qu’ils devaient en éviter l’apparition. Une telle interrogation a l’inconvénient de limiter peut-être l’intérêt d’une explication sociologique de l’État en fonction de sa propre histoire, c’est-à-dire à partir de structures de très longue durée qui conserveraient à travers le temps leur efficacité propre. Poser une telle question revient donc à remettre nécessairement en question le caractère explicatif unique de la sociologie de l’État pris comme un ensemble cohérent dont la nature est déterminée par un processus historique particulier et un code culturel spécifique. Elle a pourtant l’avantage d’attirer l’attention du sociologue sur l’existence de tels phénomènes relativement inattendus dans des sociétés où l’espace public n’est guère différencié. On connaît bien sûr des moments de l’histoire de ces sociétés où se produisent, au cours de crises politiques toujours violentes, des tentatives de différenciation brutales et dysfonctionnelles [669] par rapport à la nature de la société globale. Ainsi, pour conserver les mêmes exemples que dans le paragraphe précédent, en Grande-Bretagne la monarchie subit, au temps des Stuarts, une défaite violente et complète lorsqu’elle tente de se bureaucratiser et de s’étatiser selon le modèle absolutiste de certains pays continentaux : les armées du Parlement l’emportent, mettant un terme à la soudaine volonté monarchique de différenciation. Dans le même sens, la guerre de Sécession a rendu possible le renforcement temporaire de la machine étatique fédérale. Mais dans un cas comme dans l’autre, ces essais de différenciation ont été limités dans le temps. Au contraire, des travaux récents soulignent que dans un système peu différencié comme le sont les États-Unis, où les mécanismes de fusion des élites sont très marqués, on peut démontrer que la détermination de la politique étrangère par une administration spécifique échappe à l’ingérence des grandes entreprises industrielles et des banques. Analysant les décisions vitales pour le monde des affaires, celles concernant la stratégie ayant pour but l’acquisition des matières premières ainsi que les investissements qui sont nécessaires pour la mener à bien, Stephen Krasner met en lumière le rôle central joué par le pouvoir politique, White House et le State Department : « Ces rôles et ces institutions sont isolés des pressions sociales » (Krasner, 1978, p. ii. Dans le même sens, Katznelson et Prewitt, 1979). D’où l’hypothèse suivante qui justifie la possibilité de la différenciation partielle : « A priori, il n’y a aucune raison pour que les multiples politiques soient mises en œuvre par d’identiques structures fortes ou faibles » (Krasner, 1978, p. 58). Des structures administratives spécifiques fortement constituées peuvent imposer des politiques publiques qui contribuent à renforcer leur propre organisation (Wildavsky, 1974 ; Tarschys, 1975) et, dans un système social où les intérêts sociaux eux-mêmes sont dispersés et multiples, ces structures bureaucratiques peuvent être encore plus fortes que celles d’un État différencié faisant face à des groupes unifiés et cohérents (Nordlinger, 1981). Dans le même sens, Theda Skocpol et Kenneth Finegold parviennent à montrer, à partir de l’examen de la politique agricole menée par le New Deal que des décisions tout à fait autonomes peuvent être prises dans des États qui sont pourtant « faibles » : pour eux, à cette époque, le ministère de l’Agriculture était « un îlot d’État fort dans un océan de faiblesse » (Skocpol et Finegold, 1982). Alors que les réformes industrielles échouent, la National Recovery Administration trop faible étant dominée par les intérêts privés, le ministère de l’Agriculture, fondé pendant la guerre civile, et ayant réussi à s’institutionnaliser réussit à mener à bien son action en cette période du New Deal où l’État parvient, même de manière partielle, à se différencier, et à imposer sa propre intervention dans le domaine de la protection sociale (Skocpol et Ikenberry, 1983) même si une politique keynésienne aussi rigoureuse qu’en Suède n’a pu être mise en place à cause de la nature particulière de l’État américain (Weir et Skocpol, 1983). Imaginer la possibilité de différenciations partielles qui ne font que probablement se renforcer aussi bien en Grande-Bretagne qu’aux États-Unis (Zeitlin, 1980 ; Skowronek, 1982) avec la croissance contemporaine des structures indispensables à la mise en place du Welfare State, c’est se prononcer en faveur d’approches sociologiques multiples des différentes structures étatiques internes à chaque pays en nuançant peut-être de [670] cette manière les perspectives de la sociologie historique de l’État. Ces problématiques complémentaires qui se font jour à propos de la différenciation peuvent également être utilisées pour analyser la dédifférenciation.
Section 3
DÉDIFFÉRENCIATION DE L'ÉTAT
OU DÉDIFFÉRENCIATION PARTIELLE ?
À un moment où certains théoriciens marxistes eux-mêmes en viennent à rejeter les hypothèses principales des courants examinés précédemment et à concevoir presque l’État dans une perspective weberienne dont l’action s’exerce au bénéfice du personnel qui le contrôle, en voyant du même coup son pouvoir augmenter au fur et à mesure où celui de l’État s’accroît (voir par exemple au sein du courant marxiste, Therborn, 1978, et Block, 1977), quand ces théoriciens expliquent le déclenchement des révolutions par la présence et l’action spécifique d’un certain type d’État particulièrement institutionnalisé (Trimberger, 1978 ; Skocpol, 1979), quand d’autres encore voient dans la nature de l’État, l’explication du mode de structuration des rapports sociaux (Stepan, 1978), les groupes et les classes se trouvant par conséquent obligés de s’organiser en fonction du type d’État qu’ils affrontent, de se doter d’idéologies qui témoignent de ce rapport particulier à un type d’État spécifique (Birnbaum, 1981), on peut être tenté de poser autrement le problème des rapports entre l’État et la société tout entière. Après avoir cherché dans la différenciation la marque véritable de l’État, après l’avoir essentiellement considérée comme l’expression d’un processus historique de très longue durée en courant le risque de retourner à un nouveau genre d’évolutionnisme pourtant si décrié, on s’est interrogé dans les pages qui précèdent, pour en écarter un peu le danger, sur les conditions de l’apparition de processus de différenciation partielle : dans des sociétés « sans État », on verrait pourtant se développer, surtout dans des moments de crise, des parcelles d’État. On voudrait, maintenant qu’il semble à peu près admis par la théorie politique contemporaine tout entière que l’État, comme structure globale ou partielle fait figure d’acteur collectif propre doté de ressources et de pouvoir particulier, s’interroger sur la possibilité de processus de dédifférenciation globale ou, de manière plus restrictive, de dédifférenciation partielle. Dans cette dernière section, on ne retiendra comme exemple que des États véritablement différenciés pour poser la question de leur possible dédifférenciation en écartant ainsi les dangers d’un nouveau type d’évolutionnisme qui affirmerait trop brutalement que l’État conserverait sa propre structure indéfiniment à travers l’histoire.
[671]
1. Vers une nouvelle fusion des catégories
dirigeantes nationales et locales ?
Dans la mesure où l’on a considéré l’exemple français comme particulièrement illustratif du processus de différenciation, il paraît normal de le conserver comme cas privilégié, pour analyser les problèmes de la dédifférenciation. Gomme cette dernière se marque particulièrement par la formation d’un espace public géré par une élite spécifique, on peut voir dans le retour de la fusion des catégories dirigeantes un symptôme essentiel de remise en question de la différenciation de l’État. Une fusion partielle des catégories dirigeantes peut se produire lorsque les hauts fonctionnaires perdent leur rôle privilégié à la tête de l’État, le personnel politique professionnalisé issu des grands partis parvenant à les évincer. Ainsi, sous la IIIe et la IVe République, la République semble ne plus s’identifier à l’État et la « République des députés » paraît porter atteinte à la différenciation de l’État. Dans la mesure où il occupe les « sommets de l’État », ce personnel politique réintroduit une logique de représentation des périphéries sociales et territoriales au sein de l’État (Birnbaum, 1977). Dans ce sens, on comprend que les théories élitistes ou encore les modèles décisionnels qui retiennent surtout l’action des groupes de pression pour expliquer le type de décision, soient davantage utilisés durant de telles périodes où les députés deviennent les « assistantes sociales » de leur département, les porte-paroles de groupes de pression ou encore ceux de partis politiques. Le retour au cursus politique propre aux démocraties représentatives précoces et qui mène le maire vers le mandat de député et enfin, parfois à la fonction de ministre, revient en force qui lamine la prétention universaliste de l’État. Cette politisation plus grande de l’État lui-même se répète durant le mitterrandisme qui, par diverses mesures, paraît vouloir accentuer une logique de représentation au détriment d’une logique d’État différencié : ainsi, on assisterait à la naissance d’un spoil system à la française, les détenteurs d’emplois publics perdant leurs attributions à dimension politique quitte à demeurer, contrairement à l’exemple américain d’État faible, au sein de l’appareil administratif, en rejoignant le plus souvent leur grand corps d’origine (Bodiguel et Quermonne, 1983) ; dans le même sens, la réforme de l’ena décidée par le gouvernement socialiste favorise également la représentation non plus des partis politiques au sein de l’État mais bien celle de groupes sociaux désavantagés et dont peu de hauts fonctionnaires étaient issus : à vouloir que la haute administration soit « le reflet social de la nation », on s’inspire nécessairement moins de l’idée de la nécessaire différenciation de l’État et l’on retrouve la perspective de la « proportzdémocracie ». La différenciation peut également se trouver menacée non pas par cette démocratie permettant une représentation quasi proportionnelle des divers groupes sociaux mais par la tentative de retour au pouvoir d’une classe dirigeante qui abolirait ou tout du moins menacerait, les frontières de l’espace étatique. Autant dans une société à État faible et peu différencié, une classe dirigeante peut occuper uniformément, quelle que soit l’intensité des conflits qui la traversent, le champ du politique qui se confond presque par exemple, dans le cas français, avec celui incarné [672] seulement par une élite, autant cette fois un tel processus constitue une remise en question de l’État, de la spécificité de son personnel et un retour à la fusion généralisée des élites. Certains travaux récents soulignent la place importante que l’aristocratie n’a cessé de jouer dans les différentes élites françaises, attirant ainsi l’attention sur un facteur de limitation ou de remise en question de la différenciation de l’État (Mayer, 1983), d’autres, à travers une étude de la multipositionnalité des élites, c’est-à-dire du nombre et du type des rôles détenus par les membres des diverses élites (Bourdieu et al., p. 12-5 ; Lewandowski, 1974) soulignent la circulation des élites d’un secteur à l’autre du pouvoir, mobilité semblable à celle que décrit par exemple Wright Mills aux États-Unis et qui rapprocherait la France de la situation des sociétés à État faible où la fusion des élites empêche la différenciation de l’État. D’autres montrent à quel point les structures de l’État sont elles-mêmes pénétrées par les intérêts privés, l’administration intensifiant ses échanges avec les milieux sociaux et confiant même de plus en plus des responsabilités de gestion à des organismes du secteur privé, les dirigeants du secteur privé étant eux-mêmes parfois nommés dans des entreprises du secteur public et les patrons du monde industriel gérant parfois directement des fonds d’origine publique (Chevallier et Loschak, 1978, t. 2). Dans ce sens, on a vu se développer en France des phénomènes analogues à ceux décrits par Philip Selznick dans son ouvrage classique, TVA and the grass-roots. De même qu’aux États-Unis où la pénétration des intérêts privés est aisée, la formation d’un secteur important d’économie mixte, l’établissement d’une sorte de quasi intégration entre les segments administratifs périphériques et les intérêts socio-économiques qui leur sont liés, leur « cooptation » (Selznick) parfois extrêmement marquée comme dans le cas du ministère de l’Agriculture ont diminué la cohérence de l’administration française tout en lui fournissant des informations indispensables à son propre fonctionnement. De même, l’entrée des dirigeants du secteur privé dans des organismes de planification telles les commissions du Plan (Nizard, 1975) ou encore l’Institut de Développement industriel a diminué la distance qui sépare l’État des groupes sociaux spécifiques en dédifférenciant certaines des fonctions qu’il assurait auparavant.
Tous ces phénomènes renforcent la fusion entre des catégories dirigeantes et jettent un doute sur la réalité de la différenciation véritable de l’État. On peut pourtant nuancer ce constat en soulignant par exemple comment l’institutionnalisation de l’État protège son personnel qui continue à se recruter à travers les écoles d’État et reste défendu par la complète fermeture des grands corps aux intrus éventuels du secteur privé (Birnbaum et ai, 1978). Dans ce sens, même si une classe dirigeante existe en France comme espace social et culturel, l’État n’en maintient pas moins sa spécificité et la dédifférenciation ne l’atteint, par l’action des partis politique comme par celle de la classe dirigeante, que modérément. Notons de plus, brièvement, qu’au niveau local, la coopération qui s’instaure entre les représentants de l’État et les notables, les rapports d’associés-rivaux qu’ils entretiennent, incitent à remettre en question l’image d’Épinal de la différenciation absolue de l’État. Pourtant si, à la périphérie, les structures étatiques sont influencées dans leur fonctionnement par les clientèles locales (Grémion, 1976), si, par exemple, les préfets, agents par excellence de l’État différencié, se [673] trouvent dans l’obligation de coordonner leurs actions avec les notables locaux (Worms, 1966 ; Thoenig, 1975), si l’ensemble de l’administration française se trouve ainsi plongée dans l’espace social avec lequel elle doit composer en établissant des rapports étroits avec le pouvoir économique local et en créant, par exemple, de manière « pragmatique », des sociétés d’économie mixte pour assurer ces liaisons (Ashford, 1982), si elle ne peut donc plus être considérée comme un phénomène bureaucratique clos sur lui-même (Dupuy et Thoenig, 1983), au niveau local l’État préserve pourtant aussi sa propre différenciation. Comme au niveau national, la fusion des élites reste par conséquent limitée en France dans le cadre local alors qu’elle l’est moins dans les systèmes à État faible (Lagroye et Wright, 1979 ; Mény, 1982).
2. Le corporatisme contre l’État
Dans les années soixante-dix, un certain nombre d’auteurs ont examiné les mécanismes par lesquels le pouvoir politique de chacune des sociétés occidentales faisant face à une crise fiscale, à des problèmes de « gouvernabilité », à un déclin du Welfare State, des protections sociales et des revenus qu’il garantissait, ont cru voir dans la formation d’un néo-corporatisme distinct de celui des sociétés d’Ancien Régime ou encore, de celui mis en place par les régimes totalitaires ou autoritaires du xxe siècle, le nouveau mécanisme par excellence des relations industrielles. Pour Philippe Schmitter, « le corporatisme peut être défini comme un système de représentation des intérêts dans le cadre duquel les acteurs sont organisés en un nombre limité de catégories fonctionnelles, obligatoires, disciplinées, hiérarchisées et à l’abri de toute concurrence ; elles sont reconnues et admises (sinon créées) par l’État et bénéficient d’un monopole de représentation dans la mesure où elles parviennent en retour à contrôler la sélection de leurs dirigeants, le type de demandes qui s’expriment et le soutien qu’elles reçoivent » (Schmitter, 1979, p. 13). Le corporatisme représente dès lors un système de régulation des conflits qui opposent le capital au travail en favorisant l’intégration des organisations qui les représentent au sein des structures étatiques et il n’apparaît donc pas seulement comme un type particulier de système économique. À travers un grand nombre d’organisations tripartites, l’État réussirait à intégrer le mouvement ouvrier, à susciter des négociations qu’il contrôlerait avec le patronat et atténuerait les risques de conflit social en limitant les conséquences de la crise fiscale. Dans ce sens, la social-démocratie apparaîtrait comme un mode fonctionnel de représentation de la classe ouvrière favorisant en réalité la stabilité du capitalisme. En fonction des remarques précédentes, on peut comprendre que la théorie du corporatisme ait été élaborée essentiellement dans des sociétés à État faible dans lesquels la représentation des multiples intérêts à travers des groupes de pression ou toute autre structure est courante et d’autant plus légitime que le système fonctionne ainsi « à la représentation » de tous les intérêts qui ont légalement le droit de déléguer leur porte-parole au sein des structures de pouvoir et non « à l’État ». Si le corporatisme ne parvient pourtant qu’à fonctionner de manière [674] instable (Crouch, 1978 ; Strinati, 1979) même dans des pays comme la Grande-Bretagne, c’est qu’il présuppose la différenciation minimale d’institutions étatiques capables de servir de cadre à cette intégration : or, celles-ci ne se sont pas véritablement développées (Jessop, 1980). Au contraire, pour que ce corporatisme puisse s’épanouir dans une société à État différencié comme la France, il est nécessaire d’assister à des dédifférenciations partielles qui porteraient atteinte à l’institutionnalisation de l’État en y faisant pénétrer les représentants d’intérêts partisans et en attribuant à leurs décisions une dimension légitime proprement incompatible avec le fondement supposé universaliste de l’État. On peut estimer qu’une telle dédifférenciation partielle qui remplacerait le fonctionnement « à l’État » par un fonctionnement « à la représentation » ne s’est pas produite en France, les institutions triparties n’ayant connu, sauf exception, qu’un pouvoir très limité. De même, les syndicats, sauf par exemple au ministère de l’Éducation nationale ne jouent pas réellement un rôle essentiel dans la gestion de l’administration. En dehors des autres raisons qui expliquent la faiblesse du corporatisme en France (organisations syndicales peu implantées, rivalités idéologiques : Schain, 1980 ; Lehmbruch, 1982), c’est donc bien la force de l’État qui prévient ce type de dédifférenciation limitée (Birnbaum, 1982).
3. La mobilisation contre l’État
Confrontés à un État fortement différencié, des groupes sociaux qui ne disposent d’aucune représentation étant donné le caractère peu précoce de la démocratie représentative dans un tel contexte et dont les intérêts ne sont pas véritablement pris en considération par cet État ne peuvent que tenter de s’élever contre lui. Contrairement à la perspective d’un auteur comme Gramsci qui oppose les sociétés de l’Est où la classe ouvrière affronterait la force de l’État à celles de l’Ouest où elle subirait surtout le poids du contrôle social hégémonique, il faut distinguer, parmi les sociétés occidentales, celles où l’État est différencié de celles où il l’est moins pour comprendre comment se forment les mouvements de mobilisation collective : dans un cas, ils peuvent le plus souvent se trouver canalisés par les partis politiques et être ainsi « entendus » par le pouvoir, dans l’autre, les partis politiques, par exemple, parviennent moins facilement à agréger et à transmettre ces demandes car ils sont eux-mêmes à l’extérieur de l’État. Les pays qui parviennent à changer à travers essentiellement des réformes seraient-ils ceux qui ne connaissent pas de véritable différenciation étatique alors que ceux dont l’histoire est traversée de révolutions s’identifieraient à ceux qui sont dotés d’un État très différencié ? On peut même soutenir que seuls les pays pourvus d’un État bureaucratique fort voient se mobiliser contre eux les mouvements révolutionnaires : comparant la Révolution française de 1789, la révolution bolchevique de 1917 et la révolution chinoise à partir de 1911, Theda Skocpol estime que ces ruptures historiques se produisent lorsque des États bureaucratiques se trouvent en guerre contre des pays économiquement plus avancés et sont mis dans l’impossibilité de se moderniser à cause de la résistance d’une classe dirigeante accrochée à ses privilèges. C’est souligner que [675] la différenciation État-classe dirigeante représente un facteur important dans le mode de changement social. Pour Skocpol, « on ne peut étudier les transformations socio-révolutionnaires que dans la mesure où l’on considère sérieusement l’État comme une macro-structure » (Skocpol, 1979, p. 29). Dans le même sens, après avoir souligné à quel point la nature des rapports sociaux influence la mobilisation collective, celle-ci se déroulant à travers des structures sociales associatives ou communautaires, Charles Tilly fait de la présence d’un État différencié un élément essentiel de la mobilisation. Analysant le cas français, il souligne comment « l’énorme centralisation du pouvoir a probablement plus qu’ailleurs déterminé la nature des différentes luttes en France qui opposent l’État à ses ennemis » (Tilly et al., 1975, p. 84). Tilly examine ainsi l’action de l’État d’origine absolutiste qui tente d’accroître sans cesse son emprise sur l’ensemble du système social, en provoquant par contrecoup des réactions violentes de la part de ceux qu’il s’efforce de dominer. Il estime pourtant qu’après 1848, les mouvements collectifs utilisent davantage les canaux de la démocratie représentative : la démocratie vient à nouveau limiter le fonctionnement « à l’État » (la mobilisation se trouvant véhiculée par les partis, les associations ou les syndicats : Tilly, 1978). Notons toutefois que dans tous les exemples historiques qui viennent d’être évoqués, on n’assiste ni à des dédifférenciations partielles et encore moins à une dédifférenciation généralisée : la mobilisation qui se déroule contre l’État réussit parfois à l’emporter mais la nouvelle élite s’adapte à la logique étatique qu’elle accroît même pour son propre profit, remarque qui rappelle la thèse de Tocqueville sur le renforcement continuel de l’État, de l’Ancien Régime à la Révolution ; la nouvelle élite s’insère dans les organisations démocratiques mais cela n’affecte alors que modérément le fonctionnement « à l’État ». Les mobilisations paysannes, ouvrières ou étudiantes n’entament pas, quelle que soit leur intensité, en 1789, en 1848 ou même en 1968, la différenciation de l’État qui perdure dans sa propre logique. On peut d’ailleurs tenter d’interpréter la faiblesse de la participation partisane ou syndicale, en dehors de période de crise, par la faible efficacité de ces organisations qui n’ont guère d’influence sur l’État. Celles-ci ont d’ailleurs conscience de leur relative incapacité à agir comme de véritables acteurs du changement social : du coup, elles orientent leur stratégie contre l’État. À la différence des pays anglo-saxons, les groupes sociaux et leurs organisations partisanes ou syndicales s’efforcent dès lors de remettre constamment en question le pouvoir de l’État : d’où, par exemple, la force en France, de la tradition anarchiste ou de l’anarcho-syndicalisme et la faiblesse de la social-démocratie qui présuppose une forte liaison syndicat-parti-parlement, ce dernier étant dans cette hypothèse le lieu du pouvoir réel. À l’époque contemporaine, la stratégie auto-gestionnaire implique peut-être également la déliquescence des institutions représentatives et la force d’un État en dehors duquel on souhaite s’organiser. Et l’euro-communisme lui-même qui s’est épanoui dans des sociétés à État assez différenciées comme la France, l’Espagne et, à un moindre degré, l’Italie, apparaît comme une tentative de changer la société non par la voie traditionnelle de la démocratie représentative mais bien par la prise de contrôle d’un État : pour Santiago Carrillo, par exemple, « le problème n’est pas seulement de parvenir au gouvernement. Il s’agit toujours de savoir comment transformer l’appareil d’État » (Carrillo, 1977 ; Wright, 1978). Remarquons enfin [676] que, de nos jours, dans un contexte où il participe lui-même au gouvernement, le Parti communiste français abandonne le modèle du cme auquel il est tellement attaché en estimant qu’il est possible de peser sur l’action et l’État, ce qui implique que lorsque l’État est à ce point différencié, il ne peut simplement se concevoir comme un État capitaliste mais qu’il est lui-même un acteur doté d’un pouvoir propre (Masson, 1982). On peut toutefois mettre en question cette hypothèse tant est également grande la différenciation de l’État à l’égard des partis qui occupent les sommets du pouvoir politique. Dans ce sens, ni la mobilisation révolutionnaire ni la mobilisation partisane ne parviennent à briser la différenciation de l’État. C’est pourquoi, même l’« espace public » à la Habermas (Habermas, 1978 ; Mastropaolo, 1981), c’est-à-dire la formation d’une opinion publique qui s’élabore à travers des institutions comme les élites, les cafés, la presse, etc., se montre incapable, en s’ouvrant à l’ensemble des classes sociales et en n’étant donc plus réservé à la seule bourgeoisie, d’abolir cet autre espace politique qu’est l’État différencié.
4. Le totalitarisme contre l’État
On peut dès lors se demander dans quelle mesure la mobilisation totalitaire, la forme la plus radicale que peut revêtir un mouvement collectif, réussit à entamer les frontières d’un tel lieu institutionnalisé. Il ne saurait exister d’État totalitaire dans la mesure où le totalitarisme se donne explicitement pour but de détruire l’État pour le remplacer par un pouvoir totalitaire partisan qui prétend étendre son emprise sur toute la société, abolissant du coup la spécificité de l’État. Le totalitarisme « détruit toutes les frontières qui séparent l’État des groupes sociaux » (Ekstein et Apter, 1963, p. 434) ; dans ce sens, « le système totalitaire se caractérise par l’élimination de la distinction recherchée dans les démocraties occidentales entre l’État et la société » (Curtis, 1969, p. 59 ; Barret-Kriegel, 1979, chap. 6). Espace institutionnalisé, l’État limite la prétention totale de ce type de mobilisation extrémiste. C’est pourquoi, dans l’Allemagne hitlérienne, on veut le plus rapidement possible, « jeter l’État par-dessus bord » (Rauschning, 1980, p. 74). Le mouvement totalitaire nazi apparaît clairement comme une mobilisation radicale qui vise à dédifférencier l’État, à détruire l’État prussien qui est parvenu à un degré élevé de différenciation, à briser l’administration et son mode de gestion de type bureaucratique, à réduire les corps, les institutions, les systèmes de rôles étatiques, à anéantir les valeurs qui leur donnent leur propre légitimité. Ennemi absolu de l’État prussien qu’il va tenter d’abolir, le nazisme souhaite, du point de vue politique, revenir en deçà de la différenciation et rétablir la relation d’homme à homme caractéristique du Moyen Âge (Koehl, 1972). Le pouvoir hitlérien fait par conséquent figure de « non-État » (Neumann, 1944). On assiste progressivement à une politisation de l’État, à une pénétration de la fonction publique par le Parti nazi qui acquiert lui-même un statut public. Comme le proclame Hitler, dès le 6 juillet 1933, « le Parti est devenu l’État ». Celui-ci a tenté de préserver ses structures et son institutionnalisation en résistant plusieurs années, grâce à la compétence de ses agents et à son caractère fonctionnel, à la totale politisation nazie. Et face à un État qui [677] s’efforce de défendre son institutionnalisation, le pouvoir nazi se voit forcé de créer des structures parallèles, un ministère des Affaires étrangères bis, une police, des services économiques ou d’aménagement du territoire, etc., organisés en dehors de l’État sur une base partisane (Broszat, 1981). La mobilisation nazie va finalement réussir à abolir l’État prussien en créant une dictature dirigée par un homme qui contrôle seul une multitude de pouvoirs rivaux (Hildebrand, 1979). La dédifférenciation est alors poussée à son point extrême car c’est l’institutionnalisation de l’État elle-même qui se voit détruite.
La sociologie historique doit donc tenir compte du fait que des crises extrêmes (les guerres, etc.) peuvent mener à la fin de l’État (Shaw, 1984). Dans des circonstances moins dramatiques, le conflit entre deux groupes culturels conduit également, comme en Belgique, à une forte dédifférenciation d’un État institutionnalisé. Prendre en compte le surgissement de tels évènements diminue le risque de construire une nouvelle théorie évolutionniste de l’État qui considérerait le type d’État comme immuable à travers le temps. De nos jours, la rapide croissance des organisations internationales dont certaines sont dotées de prérogatives supranationales pourrait également porter atteinte à l’État mais, à l’heure actuelle, ce risque paraît toujours lointain (Tivey, 1981). Il semble plus urgent de réfléchir maintenant sur la vulnérabilité comparée des sociétés à État fortement différencié par rapport à celles qui ont limité l’ampleur de processus de différenciation (Evans, Reuschmeyer, Skocpol, 1985) ; les premiers suscitent-ils par contrecoup les révolutions et parfois, la remise en question de la différenciation mais aussi de la démocratie qui, dans un tel contexte, est demeurée plus fragile ? Les dédifférenciations partielles et la souplesse qu’elles pouvaient entraîner demeurent-elles dans un tel cadre peu probables car incompatibles avec la logique d’un tel type d’État ? Les sociétés à État moins différencié sont-elles tout à la fois moins efficaces du point de vue politique et moins vulnérables ? Peuvent-elles redouter dans une moindre mesure les mouvements révolutionnaires et la remise en cause d’une démocratie qui y est plus précoce et plus forte ? Sont-elles plus capables de faire face, par exemple, à la crise du Welfare State, en tolérant des processus de différenciation partielle qui resteraient compatibles avec la logique d’un type d’État qui ne leur est guère favorable ? Telles sont peut-être quelques-unes des directions de recherche vers lesquelles peut s’orienter aujourd’hui l’analyse socio-historique des États contemporains.
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[1] L’État, et de manière plus générale, les phénomènes du pouvoir politique ne sont examinés ici que dans le cadre des pays occidentaux contemporains.
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