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Sociologie de l’État.
Introduction
La sociologie se trouve de nos jours tout entière confrontée à l’histoire. Devenue à l’époque contemporaine une discipline scientifique, elle a eu tendance à oublier la dimension historique que certains de ses pères fondateurs avaient donnée à leurs travaux. Elle a été dès lors dominée soit par une perspective d’origine organiciste qui l’engageait dans des analyses portant sur le système social considéré comme un ensemble en équilibre demeurant identique à lui-même, soit par une approche microsociologique qui la menait vers l’étude des petits groupes au sein desquels se déroulent de multiples formes d’interaction sociale. Dans un cas comme dans l’autre, la sociologie devenait indifférente à l’histoire et se détournait en même temps des phénomènes de domination. Cette coupure s'est révélée particulièrement profonde dans une large partie de la sociologie américaine contemporaine qui, en dépit de sa grande richesse, est restée délibérément ahistorique.
En France, il y a déjà plusieurs décennies, ce sont au contraire les historiens qui, en s’inspirant parfois des travaux des sociologues, leur ont emprunté leurs méthodes pour les appliquer à l’étude du devenir des sociétés. De nos jours, les choses paraissent se renverser : ce sont désormais les sociologues qui tentent d’intégrer à leurs analyses les travaux des historiens. La sociologie devient historique : elle applique ses propres modèles aux données [10] de l’histoire. Ce mouvement, largement amorcé dans la sociologie politique anglo-saxonne qui la première a pris conscience de l’importance des travaux historiques du sociologue Max Weber, a suscité des recherches d’une étonnante richesse. Il est urgent qu’à son tour la sociologie française redécouvre réellement l’histoire.
Seule, en particulier, cette nouvelle orientation peut favoriser l’éclosion d’une véritable sociologie de l’État. Longtemps abandonné aux philosophes et aux juristes, l’État relève en effet plutôt d’une approche sociologique. Non parce qu’il serait déterminé dans son organisation et son fonctionnement par un quelconque déterminisme social, comme le donne à croire trop souvent un certain sociologisme réducteur, mais parce qu’il est lui-même un fait social. Acteur du système social, l’État est lié à l’histoire de ce système mais n’en a pas moins sa propre histoire.
Seule une démarche comparative profondément renouvelée pourra en rendre compte. Elle suppose l’application des multiples paradigmes de la théorie sociologique aux analyses fournies par les historiens ayant réfléchi aussi bien sur les structures de l’État-cité que sur celles des Empires, des États absolutistes ou encore des États contemporains. Elle implique aussi une lecture différente de leurs propres efforts de théorisation. Les questions que pose le sociologue à ce propos diffèrent en effet de celles que formule l’historien.
Les auteurs de cet ouvrage ont déjà été confrontés à ces difficultés de méthode que certains, en France, résolvent rapidement en demandant simplement au sociologue de s’effacer devant l’historien ou, au mieux, de changer d’appellation. L’un s’est auparavant penché sur le problème du développement politique pour donner une explication sociologique à ce phénomène historique. L’autre s’est efforcé de renouveler l’interprétation de la transformation du pouvoir au cours de l’histoire récente de la société française. D’où l’idée de ce nouveau livre, largement redevable aux travaux déjà réalisés par les historiens.
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Reste que la sociologie historique se révèle encore très fragile. Elle repose sur des analyses de seconde main d’une littérature démesurée et parfois hétérogène. Elle prétend aussi tout à la fois connaître l’histoire des États et en donner une interprétation sociologique. Autant de difficultés que les auteurs n’ont certainement pas réussi à surmonter. Ils ont tenté malgré tout de poser quelques jalons supplémentaires, de dessiner quelques perspectives théoriques. Car il devient urgent d’essayer de construire une sociologie de l’État qui s’interroge sur sa genèse et ses transformations, sur la pluralité de ses formes et l’inégalité de son développement.
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