Une édition électronique réalisée à partir du livre de Martin Blais, Une morale de la responsabilité. Montréal: Fides, 1984, 242 p. (Ouvrage est épuisé.) Une édition numérique réalisée par Marcelle Bergeron, bénévole, professeure retraitée de l'École polyvalente Dominique-Racine de Chicoutimi.
Avant-propos
Depuis une dizaine d'années, le ministère de l'Éducation a investi des sommes importantes et réquisitionné beaucoup de compétence pour élaborer un programme de formation morale à l'intention du primaire et du secondaire. À l'origine, le programme s'adressait aux élèves dits « exemptés » de l'enseignement religieux. Mais, à compter de 1985, il n'y aura plus d’exemptés : les jeunes auront le choix entre un cours de formation morale et un cours de formation religieuse incluant des notions de morale. Le programme du Ministère ambitionne de répondre aux exigences des deux cours en proposant une morale naturelle.
L'entreprise suscite des critiques. Pour les partisans d'une confession religieuse, la notion de morale naturelle est suspecte. Ils voudraient que la morale incorporée au cours de formation religieuse soit élaborée par la confession religieuse concernée : catholicisme, protestantisme, islamisme, judaïsme, etc. Selon les partisans du mouvement laïc, une morale acceptable pour une confession religieuse déterminée aura fait des compromis, et ils s'en méfient.
Les discussions sont condamnées à tourner en rond, comme celles qui portent sur les goûts et les couleurs. Il faut donc tenter l'expérience ; essayer d'écrire un traité de morale qui s'en tienne à un tronc commun de notions, de problèmes et de solutions commun aux catholiques, aux protestants, aux musulmans, aux juifs, aux athées, etc. Les pages qui vont suivre cherchent à rejoindre l'être humain qui se cache derrière le croyant, le théiste ou l'athée.
La morale étant, depuis l'invention de notre philosophie, par les Grecs, il y a 2 500 ans environ, une branche de ce savoir, il était inévitable que le programme soit structuré autour de notions et de thèmes que les philosophes ont abordés dans leurs écrits et dont les professeurs de philosophie parlent quotidiennement.
Comme il y a mille façons inégalement claires d'exposer les mêmes notions et de parler des mêmes thèmes, aucune tentative d'apporter de la lumière additionnelle n'est désavouée a priori. C'est donc ma façon d'aborder les notions fondamentales de la morale et d'en développer les thèmes principaux que je livrerai dans les pages qui vont suivre.
On met d'une manière toute particulière les professeurs de morale en garde contre la tentation de servir aux jeunes des « notes de cours universitaires ». La remarque est loin d'être déplacée. Le mot pédant vient d'un mot italien, pédanté, qui a servi jadis à désigner un enseignant. Si le mot en est venu à désigner une personne qui fait étalage d'une érudition affectée et livresque, c'est parce que les professeurs versaient facilement dans ce travers.
Pourquoi ? Lucrèce nous en donne la raison dans son poème De la nature : « Les sots préfèrent et admirent ce qui leur est dit en termes mystérieux. Jadis Héraclite s'est rendu illustre chez les Grecs par son langage obscur » (1). Illustre parce que mystérieux, obscur ? Hé oui ! pour deux raisons.
Première raison : le style ambigu permet à plus de lecteurs de lire ce qu'ils veulent entendre. Quel lecteur n'aimerait pas l'écrivain qui abonde dans son sens ? qui dit ce qu'il avait sur le bout de la langue ? C'est pourquoi l'écrivain ambigu, parce qu'il abonde dans tous les sens chaque lecteur l'interprète à sa façon multiplie ses chances de se faire des amis et de devenir illustre.
Deuxième raison : la plupart des lecteurs ont cette humilité de ne pas croire profond ce qu'ils comprennent. Le lac est profond s'ils n'en aperçoivent pas le fond. Pourtant, l'œil le lit couramment sous trois mètres d'eau limpide, tandis qu'il n'en déchiffre rien sous dix centimètres d'eau boueuse.
Quand il s'agit de morale, c'est un devoir d'être limpide comme de l'eau de roche, parce que la morale n'est pas la chasse gardée de quelques spécialistes : elle est d'usage quotidien pour tout être humain, du premier au dernier venu. Chacun doit pouvoir la comprendre sans l'intermédiaire d'un professeur : plus un ouvrage de morale permet au lecteur de se passer d'explications, meilleur il est à mes yeux. Ces pages seront donc écrites dans le plus profond respect du conseil de Paul Valéry : « Entre deux mots, il faut choisir le moindre. »