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Charles BOLDUC
Docteur en philosophie, professeur de philosophie
au Cégep de Jonquière
“Une autobiographie intellectuelle
de Georges-Arthur Goldschmidt.
La joie du passeur.” [1]
In revue Études germaniques, vol. 70, no 1, janvier-mars 2015, pp. 165-168. Recension de livre.
Dans La traversée des fleuves, Georges-Arthur Goldschmidt nous convie à revivre avec lui le parcours douloureux et sinueux de sa jeunesse hantée par le nazisme. Avec La Joie du passeur, un recueil d’articles publiés au cours de ces quarante-cinq dernières années, c’est à une découverte de tous les méandres fascinants de sa vie de traducteur et d’essayiste qui a suivi qu’il nous invite. Marquée par des réflexions sur des figures comme Handke, Kafka, Freud et plusieurs autres, c’est un authentique voyage au cœur de la culture de langue allemande que propose Goldschmidt à ses lecteurs francophones.
Parmi le foisonnement d’auteurs et de thèmes abordés, l’un des plus grands mérites de cet ouvrage est certainement de redonner une place de choix dans l’histoire littéraire à l’Anton Reiser de Karl-Philipp Moritz publié de 1785 à 1790. Précédant de peu ce classicisme qui a célébré le roman d’apprentissage, l’œuvre de Moritz se révèle en être l’exact contrepied étant donné que le personnage n’est pas formé par les expériences qui lui sont données de vivre : celles-ci ne sont plutôt à chaque fois qu’une occasion renouvelée d’éprouver douloureusement cette condition humaine vécue de manière anonyme et pourtant singulière au plus profond de chacun de nous et qui nous condamne périodiquement à prendre conscience du gouffre qui existe entre ce que nous ressentons et ce que les autres perçoivent de nous. À la lumière des deux guerres mondiales qui ont ravagé l’Europe à coups de présomptions nationales, la valeur de ce « livre de la non-appartenance » (p. 46) résiderait ainsi rétrospectivement selon Goldschmidt dans la reconnaissance de cette donnée fondamentale de toute existence dont l’occultation dans « l’emportement de soi » (p. 45) pourrait avoir été l’un des ferments des catastrophes que l’on connaît, dans la mesure où l’on a cherché à nier [166] aveuglément et désespérément cette différence radicale et inaliénable entre les aspirations intérieures et le monde dans lesquelles elles s’inscrivent.
En dehors de cette réévaluation d’une œuvre longtemps méconnue, ce recueil est aussi l’occasion pour Goldschmidt de revenir par articles interposés sur ce qui l’a d’abord fasciné et ensuite séparé de Peter Handke, cet écrivain qu’il a traduit plus d’une vingtaine de fois depuis les années 1970. D’une part, comme ses livres permettent à chaque lecteur de s’incarner, de prendre place dans un monde qui se déploie devant lui sans que l’expérience de celui-ci ne soit déjà assujettie aux conventions de la conversation ou encore aux prérogatives d’un narrateur qui se voudrait le maître de la situation, il y a bien chez Handke ce talent d’« éliminer la langue par la langue pour la rendre aux choses » (p. 41), c’est-à-dire cette capacité de faire revivre des images et des sensations enfouies et oubliées sous la conduite assurée d’un récit et les formules éculées des expressions courantes. Cependant, d’après Goldschmidt, le constat d’un possible travestissement ou oblitération de la réalité par une certaine pratique d’écriture (comme le journalisme par exemple) en vient d’autre part à lui faire récuser de manière difficilement excusable des évidences politiques (on peut penser ici à l’attachement jamais démenti et controversé de Handke pour la Serbie dans les conflits qui ont divisé l’ex-Yougoslavie depuis les années 1990) qui, même si elles sont rapportées selon certaines formes préétablies orientant le regard qu’on y porte, n’en témoignent pas moins de certains faits indiscutables.
Enfin, pour ne citer qu’une dernière étude parmi la dizaine qui compose le livre, les mises au point sur les Considérations d’un apolitique de Thomas Mann remettent en question l’idée reçue voulant que le nobélisé ait eu une « conversion » (p. 82) entre les deux carnages qui marquèrent la première moitié du XXe siècle. Au contraire, selon Goldschmidt (qui suit en cela ouvertement ce qu’affirme Martin Flinker), quoique Mann ait bien d’abord combattu la démocratie et par la suite concentré ses feux sur le nazisme, sa condamnation de la première dans cet écrit est une constante du regard inquiet qu’il porte sur les dérives du monde moderne, puisque c’est la culture qui est en premier lieu menacée sous la forme capitaliste que prend ce régime politique pendant la Première Guerre mondiale, tout comme elle l’aura aussi été sous le régime totalitaire d’Hitler lors de la Seconde. Ce faisant, pour ceux qui questionneraient l’unité de la pensée politique de Thomas Mann, elle serait à chercher non du côté de ses prises de position en tant que telles, forcément circonstancielles, mais plutôt dans le motif qui les anime à chaque fois différemment selon le contexte et les forces en présence.
Les foyers d’une individualité
En plus de dévoiler une trajectoire personnelle singulière qui est en elle-même fascinante, ce qu’il est remarquable de constater au fil de la [167] lecture de ce recueil, ce sont les thèmes récurrents qui se découvrent comme les nœuds autour desquels gravite la pensée de Goldschmidt par-delà l’écrivain ou le penseur qui fait l’objet de son attention et, ce qui est encore plus étonnant, par-delà les nombreuses décennies qui séparent quelquefois l’écriture des articles.
Ainsi, alors qu’il affirme que « l’origine de la langue (dans l’actualité de son emploi), c’est la distance entre mon vouloir dire et elle, c’est là son sens » (p. 167), et qu’il évoque la liberté comme étant cette individualité non saisissable par les mots qui se situe entre les langues et assure le passage de l’une à l’autre, les liens qui unissent ces idées avec ses réflexions sur Anton Reiser apparaissent clairement à l’esprit, tout comme cela rejoint ce que Goldschmidt dit des écrits de Kafka et de Kleist. En effet, d’après lui, ces derniers mettent en scène une causalité renversée où le drame consiste non pas à développer les conséquences d’une action initiale, mais plutôt à confronter cette discordance apparue au départ entre les mouvements intérieurs et extérieurs au protagoniste de telle sorte que c’est « parce que la parole leur manque, que les personnages de Kleist et de Kafka entrent dans l’histoire » (p. 68).
De même, quand on lit que « jamais le traducteur ne doit inventer mais il doit toujours trouver, trouver exactement cela qu’a dit l’auteur, il ne doit pas se mettre à sa place, il doit être à sa place » (p. 174), on ne peut que se référer à ce qu’il suggère ailleurs à propos de l’œuvre de Freud, soit de la reformuler en français en prenant pour guide sa pensée plutôt que ses mots comme cela est le cas actuellement (p. 163), et à ce que nous permet de (ré)apprendre Handke selon son principal traducteur, à savoir que notre incorporation spatiale est le fondement de notre existence (p. 37), ce qui fait cette fois écho aux remarques éparses et multiples de Goldschmidt sur la spécificité de l’allemand comme langue éminemment spatiale.
La nécessité des passages
Ayant creusé ces sillons et plusieurs autres par l’entremise des sujets de prédilection de l’auteur de ces essais, on en vient en croire comme lui que la lecture est véritablement un exercice de traduction où les mots ne s’échangent que pour faire sentir avec plus d’instance que l’essentiel ne réside pas en eux. Cependant, ainsi qu’en fait foi le dernier article du recueil qui se conclut par une citation de Gershom Scholem, cette aventure dans des manifestations concrètes de la langue et de la culture allemandes n’aura pas été pour autant vaine, car « ce qui a sens et forme n’est pas le mot lui-même, mais la tradition de ce mot, sa transmission et sa réflexion dans le temps » (p. 177-178), toutes choses que rend possible Goldschmidt en gardant vivant ce dont il nous entretient.
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Cette ultime réflexion permet de jeter un dernier regard rétrospectif sur un ensemble hétéroclite marqué pourtant par le sceau d’une profonde cohérence : alors que les différences culturelles et linguistiques mises au jour ici et là pouvaient sembler par moments secondaires au lecteur profane à la recherche des idées tapies sous celles-ci, voilà que se trouve rehaussée la valeur de ces nombreuses saillies qui parviennent en fait à éclairer le sens de ce qui est parfois vénéré à l’aveuglette par les lecteurs francophones ne connaissant pas cet arrière-fond sur lequel se dessinent les concepts qu’ils choisissent comme objets d’étude.
À cet égard, les articles sur Jünger et Heidegger sont exemplaires, puisque dans le cas du premier, Goldschmidt tente bien de montrer, en analysant la langue utilisée dans Le Travailleur, en quoi ce livre « fait voir le fonctionnement du totalitarisme en exercice » (p. 95), de même que pour ce qui est du second, en recensant les passages dans son œuvre qui apparaissent soudainement compromettants une fois qu’ils sont replacés dans leur contexte d’énonciation, il essaie de rendre compte de l’adhésion au nazisme du philosophe allemand par-delà ce qu’il est convenu d’appeler la « parenthèse » du rectorat de 1933-34, et ce, avec un souci d’en montrer l’attachement indéfectible jusqu’au cœur de sa philosophie. Dans les deux cas, ce n’est pas le moindre mérite de cet ouvrage que de nous rendre plus que jamais sensibles et attentifs à cette dimension linguistique de la question du national-socialisme.
[1] Georges-Arthur Goldschmidt, La Joie du passeur, Paris, CNRS Éditions, 2013, 186 p.
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