Charles Bolduc
Docteur en philosophie, professeur de philosophie
au Cégep de Chicoutimi
“Deleuze et l’empirisme
de Hume.”
Texte d'une communication présentée à l'Association canadienne de philosophie dans le cadre du congrès 2005 de la Fédération des sciences humaines du Canada qui a eu lieu du 28 au 31 mai 2005 à London (Ontario).
David Hume est une figure marquante dans l'itinéraire philosophique de Gilles Deleuze. Il lui a tout d'abord consacré son premier ouvrage, Empirisme et subjectivité, publié en 1953 [1], puis il l'a introduit en 1972 dans le quatrième volume de l'Histoire de la philosophie de François Châtelet [2], et, enfin, il y est revenu à plusieurs reprises au fil des années afin de souligner l'influence décisive de l'empirisme sur sa pensée. [3] Cette filiation ouvertement revendiquée n'a pas manqué en retour de soulever chez les commentateurs un certain nombre de questions dont je voudrais, dans le cadre de cette présentation, rendre compte et discuter afin de mesurer l'apport spécifique de l'empirisme de Hume à la philosophie deleuzienne.
D'une manière générale, les rapports entre Deleuze et Hume ont été étudiés selon deux points de vue. D'une part, on a tenté de mesurer la justesse de cette interprétation en la confrontant directement avec les textes de Hume. Cette première approche n'a pas été sans mérite puisqu'elle a permis de relever les thèmes de prédilection, les ambiguïtés, les problèmes et les possibles contradictions qu'un tel choix interprétatif met en jeu, etc.; bref, elle a dégagé le point de vue spécifiquement deleuzien de la philosophie de Hume. D'autre part, certains commentateurs ont accepté, sans pousser plus à fond l'examen, la définition deleuzienne de l'empirisme de Hume et ils s'en sont servis afin d'expliquer la pensée de Deleuze dans ses nombreuses ramifications. Ce que l'on remarque au premier abord lorsque l'on compare ces deux approches, c'est qu'elles ne semblent pas du tout tenir compte l'une de l'autre. Devant cet état de fait, il m'apparaît intéressant de se demander si les particularités et les problèmes de l'interprétation deleuzienne de Hume soulevés par le premier groupe trouvent leur raison d'être dans la pensée philosophique de Deleuze telle que la commentent ceux du deuxième groupe. Si tel est effectivement le cas, alors nous serons en mesure de comprendre la portée de cette influence et les limites qu'elle a rencontrées dans le traitement de problématiques propres au XXe siècle. Mais avant de nous pencher sur cette question, commençons par un résumé des principales thèses de Deleuze sur l'empirisme de Hume.
Cet empirisme est tout d'abord présenté par Deleuze comme la doctrine de l'extériorité des relations par rapport aux termes -les idées- qui les composent. Les rapports entre les idées ne relevant pas d'une raison intrinsèque à celles-ci, les idées doivent trouver en dehors d'elles la source de leur union. Par les effets qu'ils induisent en nous, les principes d'association -ressemblance, contiguïté, causalité- rendent compte des relations que ces idées entretiennent entre elles dans notre esprit. Cette conception est d'ailleurs conforme à une perspective empiriste en ce qu'elle ne considère que ce qui est donné dans l'expérience (c'est-à-dire les idées dérivées d'impressions premières) et qu'elle ne cherche pas hors de ce qui est vécu dans l'esprit humain la raison des relations qui s'y constituent. Toutefois, puisque ces principes ne s'en tiennent pas aux idées en tant que telles, et puisque ce sont même eux qui président à leur liaison, ils en viennent nécessairement à dépasser le contenu de ces mêmes idées, et le lieu de cet excès, de cette inférence, est l'imagination. En elle s'instaurent des habitudes, des croyances, qui correspondent à la répétition de conjonctions similaires, de sorte qu'à la suite de l'apparition d'une impression de sensation particulière et de son idée concomitante dans l'esprit s'éveille et se joint à elle l'idée qui lui est généralement corrélative dans une situation semblable. La vivacité d'un tel mouvement déterminé par l'habitude engendre alors la croyance en cette relation. Selon Deleuze, ce processus qui règle les associations -et par le fait même la connaissance- est cependant miné de l'intérieur par l'imagination qui a une propension à établir indistinctement des relations entre toutes les idées. Bien qu'un recours à l'expérience, comme calcul des probabilités, puisse corriger ces inclinations illégitimes, Deleuze remarque que, chez Hume, certaines d'entre elles ne peuvent être l'objet d'un examen critique: c'est le cas de celles qui nous donnent les notions de Moi, de Monde et de Dieu. Comme en témoignent de telles "fictions", la connaissance, laissée aux seuls soins de l'imagination et des principes d'association, est, pour reprendre l'expression de Deleuze, un véritable «délire» [4].
C'est à ce point qu'est introduit dans le commentaire la théorie des passions de Hume. Les passions freinent l'imagination dans sa production "délirante" d'associations puisqu'elles la déterminent à n'embrasser qu'un champ restreint du donné. Le contenu de l'esprit, c'est-à-dire les idées particulières qui s'y retrouvent, de même que les relations entre ces idées sont d'une part redevables des circonstances particulières qui les ont vus naître et des conjonctions constantes rencontrées et mises au jour par les principes d'association. Mais d'autre part, et c'est le plus important, ce qui est le motif de ces liaisons, ce qui détermine le sens de cette activité, c'est ce qui touche l'individu, c'est ce qui correspond à ses intérêts, à ses buts pratiques. Les principes de la passion -la sympathie et la partialité- ont donc pour effet de restreindre l'activité effrénée de l'imagination en l'attachant à des préoccupations qui sont en lien direct avec l'individu et le milieu qu'il habite. En d'autres mots, les passions empêchent l'imagination d'associer à son gré toutes les idées entre elles.
Par conséquent, puisque l'homme est un être essentiellement pratique et préoccupé par ses intérêts, le problème qu'il soulève n'est pas d'ordre cognitif mais d'ordre moral. Il ne s'agit donc pas pour Hume de définir ce qu'est l'être humain mais de découvrir ce qu'il fait et comment il le fait. Les passions, dont la portée est par définition limitée, nécessitent alors le concours d'un autre principe qui permette d'étendre leur partialité. L'imagination, dont nous avons déjà remarqué la propension à constamment outrepasser son champ d'application légitime, constitue la réponse au problème moral de la partialité et des conflits d'intérêts. Ayant la capacité de produire de nouvelles relations fictives, elle devient alors le moteur premier de toutes les inventions et artifices, de toutes les institutions créées dans le but d'assurer la cohésion sociale. D'un côté, la vivacité des relations, cette vivacité qui est nécessaire pour engendrer la croyance et l'adhésion, est accentuée par les institutions qui soutiennent ces rapports fictifs, et de l'autre, les principes d'association fournissent des règles permettant de donner une certaine forme aux passions réfléchies. Les principes d'association et ceux de la passion parviennent donc ensemble à constituer, par l'entremise de l'imagination, un sujet moral dont l'activité se traduit en une pratique sociale cohérente.
En somme, ce qui fascine Deleuze dans les réflexions de Hume, c'est toute la question de savoir comment la collection des idées dans l'esprit en vient à constituer un système, c'est-à-dire un sujet. Puisque ce dernier naît de l'effet combiné des principes de la passion et des principes d'association, Deleuze en conclut que, chez Hume, le sujet n'est pas constitutif de l'expérience et qu'au contraire, puisque c'est à l'intérieur d'elle qu'il voit le jour, il est foncièrement un sujet pratique, fruit d'une genèse, et en aucune manière un sujet universel.
Quand vient le temps de juger de cette interprétation, les commentateurs de la philosophie deleuzienne s'empressent généralement de doubler sa définition de l'empirisme d'une référence à sa critique d'une certaine "image de la pensée", c'est-à-dire à sa remise en question d'une théorie de la représentation qui opère sous l'égide du "Même" et du "Semblable". Cette critique se retrouve esquissée, il est vrai, dès les premières pages d'Empirisme et subjectivité où il est dit que les idées, chez Hume, ne représente pas des "choses" proprement dites. [5] En effet, puisque nous n'avons droit qu'à des impressions, il est impossible d'avoir l'expérience de la relation entre une "chose" et une impression. Or, nos idées dérivent d'impressions premières. Par conséquent, l'erreur chez Hume ne tient pas au fait de ne pas reconnaître la "chose" dans l'impression qui se présente, mais consiste plutôt dans l'exercice illégitime et pourtant naturel de l'imagination qui a la capacité et le pouvoir de lier un grand nombre d'idées entre elles, bien que ces relation ne soient inférées -légitimement- d'expériences passées. Ce qui qualifie le contenu de l'esprit, les principes d'association -dont les effets, selon Deleuze, sont des impressions de réflexions- et sa conséquence logique, l'extériorité des relations par rapport aux idées, sont donc à la fois source possible d'erreur et condition nécessaire pour ne pas avoir à souscrire à une théorie de la représentation.
Tablant sur cette piste et quelques autres présentes dans Empirisme et subjectivité, les commentateurs de l'oeuvre deleuzienne n'ont pas manqué d'y voir un signe avant-coureur de ce qui s'est ultérieurement développé dans des ouvrages comme Logique du sens, Différence et répétition [6] et Mille plateaux, ou encore dans ses monographies sur Nietzsche, Bergson et Foucault. Mais puisqu'il faut bien limiter notre propos, nous offrirons pour exemple de cette extrapolation du commentaire la critique deleuzienne de la conception kantienne de la représentation.
Dans Empirisme et subjectivité, Deleuze distingue lui-même le criticisme de l'empirisme. [7] Chez Kant tout d'abord, c'est la spontanéité première de la pensée qui constitue de manière a priori les objets de l'expérience. Bien qu'un donné sensible doit nécessairement être attribué à toute connaissance, la synthèse qui le subsume sous un objet -et l'offre par conséquent au savoir- dépend entièrement des catégories de l'entendement. La forme de cette synthèse est ainsi la condition de possibilité de la constitution de tout objet de l'expérience, et puisque les objets revêtent tous une forme semblable, elle est aussi du coup la condition de possibilité de toute relation entre les objets. De plus, dans la philosophie de Kant, cette relation entre les objets de l'expérience est même qualifiée de nécessaire puisque tous les objets surgissent sur le fond de l'unité originaire de l'aperception -le sujet transcendantal- qui rassemble de manière a priori le donné en un tout de l'expérience, en une Nature. Chez Hume au contraire, le sujet est lui-même constitué par l'expérience, c'est-à-dire qu'il est l'effet de l'activité des différents principes sur les idées présentes dans son esprit. En maintenant l'extériorité des relations par rapport à leurs termes, l'empirisme de Hume se révèle donc étranger aux préoccupations de la philosophie transcendantale kantienne qui lorgne du côté d'un sujet constituant de l'expérience et d'une nécessité intrinsèque aux relations.
Cette distinction, bien que tranchée, entre la pensée de Kant et celle de Hume ne revêt cependant pas encore la forme d'une critique explicite. Celle-ci ne sera développée qu'ultérieurement par Deleuze, lorsqu'il se donnera pour tâche de conceptualiser l'idée d'un empirisme transcendantal, et c'est généralement à partir de cette notion à première vue paradoxale que ses commentateurs comprennent son intérêt pour l'empirisme. Alors que la philosophie transcendantale kantienne se pose la question des conditions de l'expérience possible et celle, complémentaire, de la nécessité des liens entre tous les objets présents à notre esprit, l'empirisme transcendantal, pour sa part, s'attaque au problème des conditions de l'expérience réelle et à celui des rapports contingents entre divers phénomènes. De ce point de vue, le défaut des catégories, en calquant sur tous les objets une forme semblable, c'est qu'elles traitent abstraitement le sensible [8] et que, de ce fait, elles ne peuvent rendre compte de l'émergence de phénomènes particuliers, à l'inverse de la démarche empiriste qui se charge par exemple d'expliquer la genèse d'un sujet ou d'une structure sociale (juridique, économique, etc.) dans un contexte historique donné. Eu égard à la philosophie transcendantale kantienne, on évoque donc une trahison du sensible [9] ou encore la méconnaissance d'une distinction essentielle entre différence conceptuelle et différence réelle [10]. Dans tous les cas, ce qui est décrié du côté des interprètes de Deleuze, c'est une vision réductrice du sensible. Selon eux, à la différence de la démarche kantienne, l'empirisme transcendantal ne se contente pas de reconnaître la nécessité d'une référence à un contenu sensible particulier puisqu'il tente de comprendre la nature de ce sensible lui-même, dans son rapport essentiel à la pensée. Selon la perspective d'un empirisme transcendantal, le sujet ne constitue pas l'expérience, il ne préside pas à son déploiement dans la pensée. Ne lui étant plus subordonné, le sensible se comprend alors comme un champ de forces qui induit à la pensée une tension, qu'il convient par la suite d'exprimer à l'aide d'un concept. Celui-ci ne traduit plus une forme dépourvue de contenu, mais un signe, un événement, c'est-à-dire des intensités et les interactions qui découlent de leur rencontre et de leur croisement. [11] D'où l'idée, exprimée par l'un de ses interprètes, que : « L'association, c'est l'immanence en tant qu'elle se construit, l'expression comme dégagement de puissance » [12]. La conception de l'empirisme de Hume véhiculée par Deleuze est ainsi essentiellement intégrée et même assimilée par de nombreux commentateurs à cette remise en cause de la structure universelle du sujet transcendantal kantien, corrélat d'une "image de la pensée" dominée par le souci de la représentation.
Face à cette extrapolation des thèses empiristes de Hume, les commentateurs de ce dernier, fidèles à ses textes, proposent un regard plus critique quant à l'interprétation deleuzienne du philosophe.
Tout d'abord, ce qui frappe leur attention, c'est la terminologie kantienne utilisée pour rendre compte des problématiques humiennes. Par exemple, dans Empirisme subjectivité, Deleuze parle d'un «schématisme de l'esprit» et d'un «schématisme moral». [13] À d'autres endroits, il a même recours au concept de finalité qui qualifie selon lui l'accord entre la Nature et nos relations d'idées. Puisque ces dernières nous permettent d'agir, puisqu'elles sont effectives, «fonctionnelles», alors cela signifie qu'elles sont d'une certaine manière réglées sur ce qui est. [14] Or, ce concept de finalité a été remis en question par Hume lui-même dans ses Dialogues sur la religion naturelle. Il ne faut donc pas s'étonner que l'utilisation d'une telle notion dans le commentaire ait été l'objet de quelques critiques de la part des interprètes de Hume. Selon l'un d'eux [15], cette terminologie kantienne s'explique en premier lieu par le fait que Deleuze ne situe pas les problématiques de Hume dans leur contexte d'émergence. De plus, le recours au concept de finalité, qui postule un accord entre la Nature et la pratique humaine, se révèle nécessaire à Deleuze puisqu'il considère que l'esprit se caractérise avant tout par un "délire" de l'imagination, c'est-à-dire par des associations incongrues d'idées. Mais en fait, toujours selon cet interprète, l'accord est avant tout obtenu chez Hume par la confrontation de la réflexion philosophique avec celle qui gouverne la vie ordinaire des hommes. [16] C'est l'épreuve de cette dernière qui serait donc décisive quand il est question de comprendre ce qui limite pratiquement la prolifération d'associations réputées illégitimes, et non la formulation conceptuelle d'un accord, quoique seulement pensé, entre la Nature et l'activité des principes de la nature humaine.
Dans un article publié il y a déjà une vingtaine d'années, une interprète parle elle aussi d'une interprétation kantienne de l'oeuvre de Hume. [17] Le concept de finalité fait encore ici problème puisque, selon elle, il amène Deleuze à distinguer radicalement et illégitimement la Nature, c'est-à-dire le donné sensible -les impressions de sensations et les idées qui en dérivent- des relations, effets des principes de la nature humaine, qu'entretiennent entre elles ces mêmes idées. C'est d'ailleurs surtout à partir de cette attention portée au problème de l'origine première des idées qu'elle dénote chez Deleuze une perspective kantienne prononcée dans le commentaire. [18] En effet, selon elle, les éléments premiers de la connaissance ne sont tels chez Hume qu'aux yeux de l'imagination qui les distingue afin de pouvoir ensuite d'autant mieux les associer au gré de sa fantaisie. Autrement dit, contrairement à ce qu'en dit Deleuze, le donné de l'expérience ne référerait pas directement à une Nature, fut-elle seulement pensée et non connue comme telle, puisqu'en fait il ne serait jamais offert à l'esprit comme simple élément, discernable entre tous, pur donné sensible n'ayant pas encore fait l'objet d'aucune relation. Le dualisme proposé par Deleuze entre l'origine -les idées- et la constitution de la connaissance -les relations entre les idées- serait ainsi un faux dualisme, fruit de la seule imagination et conséquemment rejeté par Hume. C'est d'ailleurs ce constat qui lui fait dire que : « Le principe que Deleuze introduit comme étant le principe de différence et selon lequel tout ce qui est différent est aussi discernable et, partant, séparable, n'est pas, comme il le veut, le principe de l'expérience, mais celui de l'imagination » [19].
À la suite de ces exemples dont je me garderai de juger la teneur dans le cadre de cette présentation, nous pouvons conclure que la série de dualismes que met au jour Deleuze dans la pensée de Hume constitue, pour les commentateurs de ce dernier, la plus grande difficulté dans l'interprétation qu'il nous en offre. Cependant, ce qui, pour eux, se révèle problématique dans l'approche de Deleuze demeure, pour les interprètes de celui-ci, l'un des points névralgiques de la pensée du philosophe français. Nous l'avons noté avec insistance, l'extériorité radicale des relations est selon lui primordiale puisqu'elle permet de ne pas réduire la pensée au simple rôle de représenter la réalité. Cette extériorité entraîne en retour une distinction radicale entre le donné de l'expérience et la mise en rapport des éléments constitutifs de ce donné par les principes de la nature humaine. Selon Deleuze, ce parti pris n'induit pas nécessairement un relativisme généralisé de la connaissance puisque, comme lui a enseigné Hume, cette même connaissance n'a de sens et valeur qu'au niveau pratique, dans l'invention d'artifices répondant à certains buts et intérêts spécifiques.
Dans son ouvrage sur Foucault [20], publié plus de trente ans après Empirisme et subjectivité, Deleuze reprend cette thématique de l'extériorité radicale des relations lorsqu'il commente la notion de savoir. Composé de visibilités et d'énoncés, le savoir est un rapport qui ne peut jamais, selon Deleuze, se réduire à l'un de ces deux éléments puisqu'il nécessite à la fois des mots pour l'exprimer et un regard pour voir ce qu'il y a à exprimer. Ce qui retient dès lors son attention chez Foucault, c'est ce souci des a priori historiques et des conditions de possibilité de l'expérience réelle, et non possible, qui rendent compte de l'émergence de discontinuités épistémologiques et de différences concrètes. [21] Comme c'était aussi le cas dans ses analyses de la philosophie humienne, Deleuze utilise, dans son commentaire sur Foucault, une certaine terminologie kantienne dont il renverse pourtant la portée. Et comme c'était déjà le cas avec l'interprétation deleuzienne de l'empirisme de Hume, ce qui est critiqué par l'entremise de cette conception du savoir, c'est l'idée d'un sujet transcendantal comme principe constitutif de l'expérience. Certains commentateurs ont même dénoté dans ce parti pris une critique de la dialectique hégélienne et de la téléologie qui l'accompagne: puisqu'une relation ne dépend absolument pas des termes qui la constituent, la synthèse de ceux-ci ne peut être la manifestation explicite de leur lien implicite. [22] Mais quoiqu'il en soit de la vérité de ces extrapolations, elles témoignent bien du souci constant de Deleuze de préserver une certaine forme de dualité, ce qui se reflète entre autres dans sa conception de l'empirisme de Hume. Envers une certaine théorie de la représentation qui réduit les contingences sensibles et les circonstances historiques à la forme d'un concept ou d'un sujet transcendantal, Deleuze oppose une attention soutenue aux développements et à la mise en forme de certaines situations concrètes qui, loin de calquer une structure commune, sont le signe d'un agencement de relations à chaque fois particulier. [23] Peut-être est-ce d'ailleurs en ce sens qu'il faut entendre le recours à la notion de finalité: comme le souligne une interprète, l'accord entre la Nature et les relations d'idées, sans être posé de manière a priori, ce qui serait visiblement contraire au scepticisme de Hume, peut être pensé a posteriori comme une sorte « d'harmonie post-établie » [24]. Ainsi, loin d'avoir épousé l'argument kantien, on peut affirmer que Deleuze s'est en fait refusé de l'endosser et d'y voir une fin de non-recevoir. En rejetant la solution kantienne à ce qu'il est convenu aujourd'hui d'appeler d'une manière très kantienne le "problème" de Hume, Deleuze s'est risqué à prolonger la pensée de ce dernier jusqu'à lui faire prendre position sur des questions qui ne s'étaient jamais véritablement présentés à lui. Sans parler de trahison, c'est tout de même à ce point que la filiation entre Deleuze et Hume rencontre ses limites et que transparaissent les problématiques sous-jacentes (et étrangères à Hume) qui ont animé de l'intérieur le commentaire.
Les choix interprétatifs de Deleuze s'expliquent bien, d'une certaine façon, à la lumière de son parcours philosophique ultérieur. Il n'en demeure pas moins que des difficultés surgissent et s'imposent lorsque l'on compare rigoureusement les textes de Hume et l'interprétation qu'il en donne. On ne peut cependant pas exiger d'un philosophe soucieux de développer une réflexion sur des problèmes qui lui sont éminemment contemporains d'être scrupuleusement fidèle à la pensée d'un philosophe ayant vécu plus de deux siècles avant lui, et ce dans une société bien différente de la sienne. En fait, la véritable question est peut-être celle de savoir si, malgré ces distorsions, on peut tout de même inscrire la pensée de Deleuze dans un perspective empiriste ou si, au contraire, loin d'avoir répondu aux assauts des critiques de Hume, l'interprétation deleuzienne les conforte dans leur jugement et leur condamnation de l'empirisme. Nous espérons, avec cette présentation, avoir préparé le terrain pour une telle question qui reste encore et toujours à débattre.
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[1] G. Deleuze, Empirisme et subjectivité, PUF, Paris, 1953.
[2] G. Deleuze, «Hume», dans F. Châtelet, Histoire de la philosophie IV: Les Lumières, Hachette, Paris, 1972, p. 65-78.
[3] Voir par exemple: Deleuze, Gilles, Parnet, Claire, Dialogues, Paris, Flammarion, 1996 (1ère édition 1977), p. 65-91.
[4] G. Deleuze, Empirisme et subjectivité, PUF, Paris, 1953, p. 86.
[6] En particulier le chapitre intitulé «L'image de la pensée». G. Deleuze, Différence et répétition, PUF, Paris, 1968, p. 169-217.
[7] G. Deleuze, Empirisme et subjectivité, PUF, Paris, 1953, p. 125.
[8] J.-C. Martin, Variations: la philosophie de Gilles Deleuze, Payot & Rivages, Paris, 1993, p. 38.
[9] C. Boundas, «Translator's Introduction», Empiricism and Subjectivity by Gilles Deleuze, Colombia University Press, New York, 1991, p. 4.
[10] B. Baugh, «Deleuze and empiricism», Journal of the British Society for Phenomenology, vol. 24, 1993, p. 15.
[11] M. Antonioli, Deleuze et l'histoire de la philosophie: ou, de la philosophie comme science-fiction, Kimé, Paris, 1999, p. 85.
[12] X. Papaïs, «Puissances de l'artifice», Philosophie, no 47, 1995, p. 85-86.
[13] G. Deleuze, Empirisme et subjectivité, PUF, Paris, 1953, respectivement p. 144 et p. 148.
[15] P. S. Fosl, «Empiricism, difference, and common life», Man and World, vol. 26, 1993, p. 319-328.
[17] P. De Martelaere, «Gilles Deleuze, interprète de Hume», Revue philosophique de Louvain, vol. 82, 1984, p. 225.
[20] G. Deleuze, Foucault, Minuit, Paris. 1986.
[22] B. Baugh, «Deleuze and empiricism», Journal of the British Society for Phenomenology, vol. 24, 1993, p. 18.
[23] P. Hayden, «From relations to practice in the empiricism of Gilles Deleuze», Man and World, vol. 28, 1995, p. 299.
[24] D. Danowski, «Deleuze avec Hume», dans E. Alliez, Gilles Deleuze: une vie philosophique, Institut Synthélabo, Le Plessis-Robinson, 1998, p. 194.
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