Jean-Luc Bonnniol
Université d’Aix-Marseilles III, France.
“Échos politiques de l’esclavage colonial, des départements
d’outre mer au coeur de l’État”.
Un article publié dans l’ouvrage Usages politiques du passé dans la France contemporaine. Tome I, Politiques du passé, pp. 59-69. Le tome I a été publié sous la direction de Claire Andrieu, Marie-Claire Lavabre, et Danielle Tartakowski. Aix-en-Provence, Publications de l’Université de Provence, 2006.
- Introduction
-
- Les enjeux politiques de la mémoire de l’esclavage
- La mise en œuvre d’actions mémorielles à l’approche du cent-cinquantenaire de l’Abolition
- Mini-tempête à l’Assemblée: un problème de filiation politique
- La commémoration officielle et la réaction des collectifs antillais
- L’esclavage, crime contre l’humanité
- La commémoration de la mort des héros
Introduction
L’esclavage colonial est revenu habiter nos consciences. D’abord par son empreinte, qui reste imprimée dans notre présent, en particulier dans ces lieux forgés par la Plantation esclavagiste que sont les départements d’outre-mer, tant dans la perpétuation de pratiques, de représentations, que dans la définition persistante de groupes fondés sur l’ascendance et le type physique, que l’on peut qualifier de « raciaux ». Ensuite, toujours outre-mer, par son souvenir dans les esprits : si, dans les mémoires familiales, il n’en subsiste plus que des fragments, l’esclavage s’est logé, après un long temps d’occultation, dans une mémoire historique qui s’est progressivement constituée au XXe siècle, mémoire où les écrivains (au premier rang desquels on peut citer Aimé Césaire, à partir de la fin des années 30 et de son texte célèbre Cahier d’un retour au Pays natal), plus que les historiens, ont joué un rôle primordial. Cette mémoire a connu un net renforcement dans les années 60 et 70, consécutif à la montée des mouvements nationalistes, et une considérable enflure dans les années 90, avec l’ouverture d’une décennie de commémorations en série, dont il va être question. Cette mémoire a une évidente dimension politique, et elle a pu faire irruption dans le débat public de ces départements avec lesquels la France continue à entretenir un lien organique, retentissant de ce fait jusqu’au cœur de l’Etat, surtout lorsque l’on prend en considération la migration importante qui en est issue et qui, volant de population désormais important en France métropolitaine, a pu se constituer en groupe de pression efficace. Aussi nous livrerons-nous, pour l’exploration des échos politiques récents de l’institution particulière, à des allers et retours entre les Antilles, dont il sera surtout question, et le pouvoir central.
Les enjeux politiques de la mémoire de l’esclavage
Comment, dans les sociétés post-esclavagistes, nées dans le mouvement même de la colonisation, où tous les hommes sont venus d’ailleurs et sont faits « de vent et de sable » (selon une formule de la romancière Simone Schwarz-Bart), envisager la construction mémorielle ? Que faire du passé, dans une terre ayant vécu une tragédie singulière, en un lieu marqué du sceau originel de l’aliénation ? La saisie de l’histoire nécessite un effort, car son point de départ est marqué par une rupture irréparable : comment représenter le cours de l’histoire mis en marche par la Plantation esclavagiste, qui vous a fait, et simultanément y résister ? Ne faut-il pas « jouer un côté de soi-même contre l’autre [1] » ? Rien d’étonnant à ce que les représentations du passé apparaissent en ces lieux si contradictoires…
Première attitude : tourner le dos au passé pour recomposer une société meurtrie. On peut rappeler en la matière la phrase inaugurale de Rostoland, gouverneur provisoire de la Martinique : « je recommande à chacun l’oubli du passé… ». L’Abolition, qui signifia en même temps pour les nouveaux libres l’accession à la citoyenneté, débouchait naturellement sur la voie, tout à la fois identitaire et politique, de l’assimilation, qui impliquait l’adhésion à la culture de la métropole et l’agrégation à un ensemble national, donnant par ailleurs la possibilité d’une mobilité sociale par les canaux prévus par les lois républicaines. Le passé servile devait être, dans ces conditions, oublié, au nom de l’idéal républicain d’égalité et dans le rêve rédempteur de la fraternité française [2].
Du côté antillais, l’oubli de l’esclavage s’est alors traduit, à côté des mémoires vives des acteurs et de leurs éventuels prolongements dans les mémoires familiales, par l’absence d’un récit collectif qui aurait verbalisé son souvenir[3]. Du côté de l’Etat, cet oubli était nécessaire à la constitution du récit de la Nation unie et glorieuse, dont l’ethos collectif prenait justement naissance à l’Abolition, en 1848… Les écrivains locaux (on pourrait énumérer les paroles d’Aimé Césaire, d’Edouard Glissant…) ont souvent développé, en rapport avec cette occultation de l’esclavage, le thème de l’amnésie collective. E. Glissant a parlé en particulier, dans la première partie de son œuvre, d’histoire raturée, ou de non-histoire [4]. Plus tard, L'Eloge de la créolité a évoqué une Histoire naufragée dans l'Histoire coloniale : « cela s'est fait sans témoignages, nous laissant un peu dans la situation de la fleur qui ne verrait pas sa tige, qui ne la sentirait pas [5]... »
Un analyste comme G. Balandier a pourtant pu, à l’inverse, mettre l'accent sur le fait que la mémoire collective paraît en général exacerbée dans les sociétés issues de la diaspora africaine forcée... Un tel constat s’appuie sur la prise en compte de la tendance, qui s’est développée tout au long du XXe siècle, à l’auto-affirmation, à rebours de l’assimilation. Cette tendance implique une quête identitaire tournée vers le passé. Initiée à Paris dans les années 30 par le mouvement de la négritude, sous l’impulsion d’Aimé Césaire et de Léopold Sédar Senghor, elle a d’abord été caractérisée par une volonté de regrouper, sur la base de leur origine africaine, immédiate ou lointaine, l’ensemble des ressortissants d’une diaspora « noire » dispersée de l’Ancien au Nouveau Monde. Une des positions liée à cette auto-affirmation a amené à faire un tri dans le passé, certaines lignées culturelles étant considérées plus « authentiques » et porteuses d’identités que les autres : sur le fondement d’une fierté raciale retrouvée, elle a abouti à une revalorisation des « racines » africaines, censées nourrir, de manière souterraine, par-delà l’esclavage, la civilisation antillaise (avec l'idée implicite, qui avait pu être soutenue par certains ethnologues spécialistes de l’Afro-Amérique comme M.J. Herskovits, d'un primat des formes originelles…). Mais l’attitude d’auto-affirmation a pu être inspirée par une posture idéologique quelque peu différente, chronologiquement postérieure, qui met quant à elle l’accent sur ce qui s’est passé aux îles mêmes, suite à la Traite, et donc sur l’esclavage, mettant en évidence un système d’oppression et d’aliénation, mais aussi glorifiant la résistance à l’esclavage (à travers la figure emblématique de l’esclave fugitif, le Marron…), posture en phase avec la montée des mouvements nationalistes, à la fin des années 60 et dans les années 70.
Contrairement à ce qui se passe par exemple en France métropolitaine, où le souvenir des clivages de la société d'ordres (nobles et roturiers…) n'est plus opérant dans les luttes politiques contemporaines, le débat politico-culturel antillais, tel qu'il s'est profilé durant les années récentes, a été caractérisé par une constante référence à l'esclavage. Cette référence a été facilitée par un phénomène propre à ces sociétés : l’esclavage garde une trace visible dans l'apparence même des descendants de ceux qui en ont été victimes, et continue, à travers ce lien généalogique inscrit sur l'enveloppe des corps, à segmenter interminablement la société. Les individus apparaissent ainsi surdéterminés par une ascendance qui fixe leur place dans les affrontements sociaux et idéologiques. On est en présence d’une histoire qui, pour employer une métaphore un peu lourde, s’est véritablement imprimée sur l’épiderme des individus qui se sont succédés au long des générations [6]…
Pour qui débarque aujourd’hui dans un département français d’Amérique, en l’occurrence la Guadeloupe, on ne peut qu’être frappé par les images du passé qui, depuis quelques années, ont surgi sur les bâtiments publics. Il s’agit de simples tags, ou de fresques plus élaborées, comme celles qui ornent les murs de l’enceinte du Lycée Baimbridge, à Pointe-à-Pitre, ou celles, ce qui relève d’une singulière ironie, qui s’étalent sur les murs de la prison de Basse-Terre, ou encore les statues de Delgrès, d’Ignace et de la mulâtresse Solitude qui jalonnent l’avenue désormais connue sous le nom de « Boulevard des héros », sur la commune des Abymes. A la Martinique, sur la commune du Diamant, non loin d’une statue représentant l’esclave marron brisant ses chaînes, un monument à la forte charge symbolique, érigé dans les années 90 à l’Anse Caffard, salue la mémoire de captifs morts dans le naufrage du bateau négrier qui les transportait, lorsque celui-ci s’est brisé, lors d’une tempête, sur le rocher du Diamant.
La mise en œuvre d’actions mémorielles à l’approche
du cent-cinquantenaire de l’Abolition
Depuis le milieu des années 90, on assiste à un accroissement des processus de construction d’une mémoire relative à l’esclavage au niveau de l’action publique, tant au niveau national qu’international. En 1994 l’UNESCO lance « la Route de l’esclave », programme qui a pour objectif de « permettre à la conscience universelle d’assumer en toute clarté une conscience commune ». Cette opération ouvre le débat national, assez faiblement affecté, on peut le remarquer, par le bicentenaire de la première abolition de l’esclavage par la Convention en 1794, mais sous-tendu par l’approche du cent-cinquantenaire de la seconde abolition, définitive, de 1848. Des événements culturels sont programmés (comme à Nantes, ancien port négrier, « Les anneaux de la mémoire »), des expositions se mettent en place, comme à Bordeaux, autre grand port négrier. Mais l’exposition « Regards sur les Antilles », de septembre 1999 à janvier 2000, y relève davantage de l’exotisme paradisiaque que de l’ancienne activité négrière (il est vrai que le primat à Bordeaux du « commerce en droiture » avec les Antilles permet de rejeter sur Nantes le devoir de mémoire de la Traite…)
Aux Antilles mêmes, à côté des multiples manifestations officielles (dont la tenue à Fort-de-France, au mois d’avril 1998, du Congrès national des travaux historiques et scientifiques, avec un colloque dédié aux esclavages et à leurs abolitions…), l’arène politique est puissamment affectée par la commémoration. L’indépendantiste guadeloupéen Luc Reinette, au nom d’un « comité international des peuples noirs », propose de revisiter la tragédie : « gardons nous de graduer la souffrance ! Mais constatons qu’il y a eu reconnaissance du génocide des Juifs, condamnation du crime, prise en compte de la douleur. Rien pour l’esclavage. Rien ! La vie d’un Noir n’a pas la même valeur que celle d’un Blanc [7] ». Une telle proclamation affiche une thématique désormais nettement exprimée : celle de la repentance, morale, et des réparations, matérielles. Un texte-programme est réalisé en ce sens par Médecins du monde-section Martinique, qui recueille des avis aux Antilles, en France hexagonale, en Afrique et en Amérique, avant que le texte ne soit déposé à l’ONU. Un colloque spécifique, sur cette question, est même organisé à Fort-de-France en mai 1999, par le comité « Devoir de mémoire ». Des concepts y sont développés afin de déterminer qui est concerné : celui d’imputabilité, qui relève de l’expertise historique ; celui de culpabilité, dont certains pensent qu’il ne peut être mobilisé que si existe en préalable à l’acte incriminé un interdit moral ou juridique : dans la mesure où l’esclavage était socialement accepté, il ne saurait y avoir de culpabilité des esclavagistes (mais d’autres font remarquer à l’inverse que le système esclavagiste a toujours cherché à se justifier, et que des voix se sont toujours élevées à son encontre, ce qui tendrait à montrer qu’il relevait malgré tout de l’inacceptable…) ; celui de responsabilité enfin, conçue comme la capacité d’un individu ou d’une institution à répondre de soi-même, de ses actes, à en assumer les conséquences des fautes et dommages commis, à prendre en charge leurs réparations : par là peuvent être désignés les responsables politiques actuels des états anciennement oppresseurs, et imaginé le développement des populations lésées, grâce à une sollicitude particulière exercée à leur égard… Les représentants de la Jamaïque ou des Noirs américains expriment avec force ce point de vue : une polarisation s’est transmise de génération en génération ; les populations des pays industrialisés, qui reçoivent leurs richesses de leurs ancêtres, doivent aussi en assumer les dettes… De même que les Noirs se transmettent de génération en génération le stigmate des traumatismes de l’esclavage, les Blancs doivent se transmettre la responsabilité de leur ancien statut d’oppresseurs ; le préjudice subi par les victimes de l’esclavage peut être chiffré, et compensé par un transfert massif de capital et de technologie opéré en direction de leurs descendants…
Mini-tempête à l’Assemblée :
un problème de filiation politique
Mais revenons du côté de l’Etat, au début de 1998, où le gouvernement Jospin s’apprête à célébrer la commémoration officielle de l’Abolition en France hexagonale, sous le sceau de la République libératrice et abolitionniste. Au mois de janvier éclate une controverse largement relayée par la presse, qui, au delà de la petite querelle, permet de réfléchir à une question importante, celle de la généalogie des opinions politiques. Lionel Jospin, à l’occasion d’une séance de questions au gouvernement, à l’Assemblée, laisse entendre que la droite d’aujourd’hui serait l’héritière fidèle de celle d’hier, qui fut le plus souvent esclavagiste et anti-dreyfusarde… Ce qui lui vaut une volée de bois vert, de la part non seulement des ténors de l’opposition (P. Seguin l’accuse d’ « entretenir une misérable guerre civile »), mais aussi d’un certain nombre d’analystes politiques. Jospin « regrette » ses propos, mais le mal est fait, amplifié par une bonne part des media, qui parle de « faux-pas », répétant à l’envi que, face à l’esclavage ou à l’Affaire, les propos du Premier Ministre ne sont pas historiquement fondés, car il serait impossible de départager la droite et la gauche en la matière. Jospin méritait-il cette avalanche de critiques ? On peut en douter, quand on sait que c’est toujours la mouvance de gauche qui, depuis la fondation de la Société des Amis des Noirs à la veille de la Révolution jusqu’à Victor Schoelcher et la Seconde République, en passant par l’abbé Grégoire et la Convention montagnarde (qui fut à l’origine de la première Abolition), a lutté pour l’amélioration du sort des Noirs. Et que c’est la droite, voire le centre-droit qui, du Club Massiac à la monarchie censitaire, en passant par Malouet et Bonaparte (responsable du rétablissement de l’esclavage en 1802), qui a défendu les intérêts des planteurs. Fallait-il pour autant installer, comme ce fut certainement l’erreur de Jospin, un lien généalogique direct entre cette droite d’hier et celle d’aujourd’hui, qui s’est largement ralliée (comme l’a montré la quasi-unanimité qui a présidé au bicentenaire de la Révolution française et au centenaire de J’accuse) aux valeurs de 1789, c’est-à-dire à des valeurs de gauche [8] ? Etrange dérive au long cours des opinions qui se meuvent sous un échiquier politique dont le positionnement des pièces les unes par rapport aux autres reste stable, illustrée par le discours, quelques semaines plus tard, du Président de la République pour l’ouverture des cérémonies de commémoration de l’Abolition. J. Chirac souhaite que la France reste aux « avant-postes »du combat pour « la liberté et la dignité de la personne humaine » et que chacun assume pleinement « notre devoir de mémoire qui n’a d’égal que notre devoir de vigilance ».
La commémoration officielle
et la réaction des collectifs antillais
A tout le moins le faux-pas de Jospin témoignait-il de sa ferveur mémorielle vis-à-vis de l’esclavage. Le choix des lieux de mémoire pour la commémoration est révélateur : celle-ci débute à Fessenheim, berceau de la famille de V. Schoelcher ; le 26 avril 1998, L. Jospin prononce son discours de circonstance non loin de là, à Champagney, place symbolique, puisque c’est le premier village français à s’être préoccupé du sort des esclaves dans son cahier de doléances de 1788. Après un hommage appuyé à Schoelcher, il lance, soucieux de réconciliation nationale, un appel aux jeunes : « il faut, tout en rappelant la vérité, dépasser les débats, affectés de bonne ou de mauvaise conscience, entre descendants de victimes ou de coupables, qui sont facteurs d’incompréhension en métropole comme outre-mer… Se libérer sans chasser l’autre, défaire ses liens sans opprimer à son tour »… Une formule-choc résume le propos : « nous sommes tous nés en 1848 ». Il s’agit de faire prendre conscience que l’accès à une pleine humanité pour tous les Français n’a été rendu possible qu’à partir du moment où tous les hommes de ce pays, quels qu’ils soient, ont été reconnus comme tels, être libres mais aussi dotés d’une existence légale (reconnue par l’enregistrement dans l’état civil), traduisant par là la volonté de donner une identité commune à l’ensemble des Français sans distinction ethnique, religieuse ou culturelle, au nom d’une certaine conception de l’identité nationale, faite de l’adhésion à des valeurs fondamentales.
Au même moment, les collectifs antillais (aussi bien aux îles que dans la migration) sont en pleine effervescence. Et certains ressentent cet énoncé « tous nés en 1848 » comme une provocation, car la lutte pour la liberté menée par les esclaves ne semble toujours pas reconnue. Le Président du Conseil Régional de la Martinique, Alfred Marie-Jeanne, qui appartient à la mouvance indépendantiste, s’écrie : « Les nègres n’ont pas attendu un libérateur divin venu de métropole pour mener la révolte. Les esclaves ont conquis eux-mêmes leur liberté. Voilà ce que nous célébrons ! Ignorer cet épisode de notre histoire est encore une manière de nous mépriser ! [9] ». Pour ces collectifs, la formulation du passé proposée par le gouvernement fait l’impasse sur un épisode loin d’être glorieux de l’Histoire de France ; elle implique une continuation de l’absorption de la population descendant des esclaves en oubliant son droit à la mémoire et l’effacement d’une quelconque responsabilité assumée par l’Etat concernant son passé esclavagiste… La commémoration officielle semble en fait avoir actualisé le ressentiment [10].
À Paris se met en place un Comité unitaire (regroupant l’ensemble des comités, associations et individus qui s’affilient historiquement ou généalogiquement à la tragédie esclavagiste), qui organise une marche nationale entre les places de la Nation et de la République, afin d’exiger la reconnaissance du crime et l’érection d’un mémorial place des Antilles. Cette marche rencontre un réel succès populaire : elle rassemble 40 000 personnes le 23 mai 1998 . Elle témoigne d’une stratégie politique implicite : s’imposer aux institutions officielles afin de contester la mémoire historique nationale et imposer la particularité du collectif antillais… Le « devoir de mémoire » permet de structurer une « communauté antillo-guyanaise plus unie, plus fière d’elle-même et respectée au sein de la République française ». Peut-on parler pour autant de communauté ? Il s’agit davantage d’un collectif organisé sous la forme de réseaux, dont l’unanimité ne résiste pas aux rivalités internes, qui ont pour enjeu le leadership sur le mouvement (même s’il est limité à une souveraineté culturelle) et sa gestion politique. En juin 1999 se crée un comité indépendant, dit « marche du 23 mai », qui ne se préoccupe que de l’identité antillaise, sur la stricte base de la mémoire de l’esclavage.
Il vaut la peine de s’arrêter un instant sur le système de représentations de ce comité, qui a choisi de s’intituler en référence à la marche elle-même, car elle est supposée avoir, pour la première fois, permis la reconnaissance des esclaves comme des aïeux. La commémoration officielle qui, on l’a vu, fait coïncider une nouvelle naissance avec l’accession des esclaves à la liberté, nie ce principe de filiation : « si on commémore la République qui a fait de nous des hommes libres, on ne reconnaît pas nos parents esclaves ». Le comité, engagé dans une démarche de construction d’une mémoire « forte », entend pour cela construire une véritable ancestralité : il a inventé, à cette fin, un véritable rituel, composé de stations (le terme aux connotations religieuses n’est certainement pas innocent), cela afin de permettre la communion des participants aux souffrances de leurs ancêtres. Les participants à ces stations, dont chacune est consacrée à une thématique, sont censés se regrouper autour de leurs aïeux, en articulant une connaissance historique à des souvenirs personnels… La cérémonie demande à chacun de produire un travail de réflexion sur les « survivances » du système esclavagiste qu’il porte en lui, intériorisées. Le traumatisme originel, supposé avoir été transmis de génération en génération, ne concerne que les seuls Antillais qui ont un devoir de mémoire par rapport à cette affiliation (est considéré comme Antillais tout originaire des DOM qui se proclame « fils ou fille d’esclaves », à partir d’une mémoire généalogique partagée). Ainsi se différencient une lignée de victimes et une lignée de bourreaux, reproduisant une interaction antérieurement définie par l’histoire [11].
L’utilisation de la généalogie dans la construction de cette mémoire forte révèle un enjeu idéologique important. L’identité arborée, fondée sur la croyance dans la permanence de l’origine, est centrée autour de la conception, héritée du racisme colonial, de la « goutte de sang » : « dans mes veines coule le sang de mes ancêtres ». C’est donc sur la couleur de la peau que la décision d’appartenance au groupe des descendants d’esclaves est prise. La couleur est la marque d’une continuité, et par là exprime une naturalisation de l’identité, qui correspond à une racialisation explicite des rapports sociaux, où la référence au sang est plus forte pour déterminer le sentiment communautaire que celui du sol. Le lien social entre descendants d’esclaves n’est en effet pas dépendant du territoire mais de l’expérience martyre des esclaves, qui n’a d’autre espace que le corps : un « blanc » ne peut comprendre la souffrance d’un « noir »… Cette thématique racialiste, qui rejoint les revendications des mouvements « noirs » déjà à l’œuvre dans la société française (exprimées par exemple par le collectif Egalité, qui milite pour des quotas réservés aux « Noirs » dans les media) est largement présente dans d’autres contextes : ainsi, dans un tract distribué par , Sud-Fédération syndicale des PTT (où les Antillais sont nombreux), appelant à une manifestation le 22 mai 2001 devant l’Assemblée Nationale, il est rappelé que les Noirs esclaves sont toujours là, mais également leurs bourreaux, alors qu’un Nous englobant sert à revendiquer une appartenance : « Nous exigeons toujours justice… » , à propos d’une indispensable réparation qui permettra de « sortir les régions et les populations du marasme provoqué par les pillages de 5 siècles de vampirisation coloniale… »
L’esclavage, crime contre l’humanité
Le gouvernement Jospin (qui a tiré la leçon de formulations mal comprises, et sans nul doute désireux de répondre à certaines attentes…), reprend à son compte la question de la reconnaissance de la Traite et de l’esclavage comme crime contre l’humanité, alors que la députée de Guyane Christiane Taubira-Delanon travaille en ce sens à un projet de loi. Le texte, mis au point en 1999, connaît l’enfer des navettes entre l’Assemblée et le Sénat, qui manifestement traîne des pieds ; il n’est finalement adopté que le 10 mai 2001 : la loi se focalise sur des faits historiques (la Traite et l’esclavage colonial, et non pas le phénomène général de l’esclavage, contrairement à ce que proposait la commission des lois du Sénat) ; elle recommande qu’une « place conséquente » soit réservée à ces faits dans les programmes scolaires et les programmes de recherches ; elle prévoit une coopération internationale pour la confrontation des archives, des sources orales et des données archéologiques (article supprimé par le Sénat, car le contenu des programmes relevait pour lui du domaine réglementaire), ainsi que l’introduction auprès des organisations internationales d’une requête en reconnaissance de la Traite et de l’esclavage comme crime contre l’humanité ; elle fixe la date de commémoration de l’Abolition, différente dans chacune des collectivités territoriales mais laisse au gouvernement le soin de fixer par décret, après consultation la plus large, celle qui doit être réservée à la France métropolitaine (la date prévue par l’UNESCO du 23 août, qui correspond au premier soulèvement des esclaves de Saint-Domingue en 1791 est écartée, car, tombant en pleines vacances scolaires, elle ne permet pas la mise en œuvre d’un vrai travail pédagogique) ; un comité de personnalités qualifiées doit être instauré, afin de proposer lieux et actions de mémoire garantissant la pérennité de la mémoire du crime à travers les générations ; possibilité enfin est donnée aux associations défendant la mémoire des esclaves et l’honneur de leurs descendants d’exercer les droits reconnus à la partie civile en cas d’injure ou de discriminations racistes.
C’est la première loi de ce type au monde… C. Paul, secrétaire d’état à l’Outre-mer, dans le discours qu’il prononce le 10 mai 2001 devant le Sénat, insiste sur un « devoir de mémoire » que les populations d’outre-mer attendaient. Après une évocation de Vichy et de la torture en Algérie, il affirme qu’il y a là une histoire pénible et douloureuse, dont il faut tirer les leçons, et ajoute que « le silence n’élimine pas le crime. Il fige une société dans le passé qui la traverse de part en part, et en cela il hypothèque l’avenir. Cette loi constitue, pour les populations d’outre-mer, un acte incontestable de libération ». Signe d’une évolution relativement rapide du discours officiel, il insiste aussi sur le fait que « la liberté n’a pas été octroyée aux esclaves, ils l’ont conquise ». Evoquant les marronages et les insurrections, il rend hommage à ceux qui se sont révoltés, à qui il faut restituer « leur dignité de combattants ».
La commémoration de la mort des héros
La série de commémorations ne s’arrête pas là. En 2002 tombe en effet le deux-centième anniversaire de la mort de Delgrès (1802), cet officier martiniquais en rébellion contre le corps expéditionnaire envoyé par Bonaparte à la Guadeloupe (commandé par le Général Richepance) afin d’assurer le rétablissement de l’esclavage, qui préféra se faire sauter avec ses hommes plutôt que de se rendre. Ce sacrifice, qui s’est accompagné d’une déclaration solennelle laissée à la postérité, en a fait la figure la plus emblématique de la lutte anti-esclavagiste. La commémoration est cette fois strictement guadeloupéenne, alors même que la montée en puissance des pouvoirs locaux a déjà permis que l’ancien Fort Saint-Charles, à Basse-Terre, capitale administrative de l’île depuis les débuts de la colonisation, prenne désormais le nom de Delgrès, dont l’appel est gravé sur une plaque à l’entrée du monument. Les festivités du carnaval 2002, en février, sont largement inspirées par le contexte commémoratif. Le 4 mai part du Gosier (de la plage des Salines, à l’endroit même où débarqua en 1794 Victor Hugues, porteur du premier décret d’abolition) la « flamme du souvenir », symbole de la résistance des Nègres marrons, qui parcourt ensuite les vingt-sept communes de l’île, où se tiennent des manifestations culturelles sur le thème de la communion des Guadeloupéens avec ces « années de braise ».
Car un texte circule dans les milieux intellectuels guadeloupéens : intitulé, en créole, Yo té pou nou sé (« ils ont été pour que nous soyons… »), il joue sur l’entrelacement des temps et de l’identité. Yo tè correspond à la formule générique du passé : il renvoie à un collectif exprimé à la troisième personne du pluriel (« ils »), engagé dans une action conjuguée au passé, où se profile un destin évidemment héroïque. L’expression Nou sé définit une identité, cette fois au présent, autour d’une d’appartenance : un « nous », que l’on fait descendre des esclaves, mais aussi, signe d’une ouverture à la fois généalogique et politique, des maîtres, et des immigrants postérieurs (en particulier ceux venus de l’Inde au XIXe siècle). Le texte célèbre donc, dans un style quelque peu grandiloquent, les « années de braise » (le mot n’a certainement pas été choisi au hasard : il s’agit là d’une braise capable de rougeoyer pendant deux siècles…) qui, d’octobre 1801 à mai 1802, voient la résistance des troupes révolutionnaires guadeloupéennes à l’armée du Général Richepance, envoyé de Bonaparte, « tragique épopée inscrite en nous telle une indéniable fêlure, encore vive », « incommensurable blessure fondatrice du XIXe siècle guadeloupéen, dont les plaies encore pustulantes taraudent les abysses de notre société ». Il stigmatise la tentative d’effacer ces années, d’occulter leur souvenir, « conservant nos ascendances dans l’ignorance de leur sens, parsemant d’indécence deux siècles de trépanation sournoise ». Mais il affirme aussi que la « Guadeloupe éternelle » (entité paradoxalement située hors de l’histoire, selon un point de vue quelque peu essentialiste…) « n’a cessé au fil des ans d’en maintenir la trace et le souvenir, entretenant telle une chaîne sans fin la flamme de leur mémoire… ». Il s’agit dès lors d’honorer les morts, d’exalter leur sacrifice. Cette fidélité doit permettre d’accéder à une « intelligence nouvelle de l’histoire », à une compréhension de « l’impalpable être ensemble qui nous lie à cette terre », en satisfaisant « l’impatiente espérance d’une conscience enfin apaisée. »
Salon d’honneur de la Mairie de Paris, 19 juin 2002. Plus de 300 personnes, issues pour la plupart de la « communauté » antillaise de la capitale, sont rassemblées pour écouter une table-ronde sur la mémoire de l’esclavage, en prélude à un colloque universitaire sur l’histoire de la colonisation, qui réunit des historiens, un philosophe guadeloupéen, un sociologue haïtien et… le représentant de la Fondation Napoléon. Le débat s’inscrit, de manière obligée, dans le contexte commémoratif : événements de 1802 en Guadeloupe, mais aussi, la même année, capture après trahison, puis déportation de Toussaint Louverture, alors que le corps expéditionnaire de Leclerc essaie de reconquérir Saint-Domingue. Un représentant du cercle F. Fanon parle à cette occasion de l’anti-mémoire qui a longtemps présidé à la mémoire de l’esclavage (« nous étions aveugles et sourds »), déclenchant des applaudissements nourris. Mais il met aussi l’accent sur le fait qu’existe aujourd’hui « une minorité active qui surdimensionne l’esclavage ». C’est alors que les échanges sont interrompus par un spectateur, qui du fond de la salle, crie son indignation devant la présence dans le débat du représentant de la Fondation Napoléon, qui aurait été prestement remis « dans le bateau », s’il s’était avisé de venir discourir à la Guadeloupe lors des cérémonies commémoratives. Après quelques minutes de flottement, le philosophe réagit en distinguant « une mémoire libératrice et une mémoire qui enfonce ». Et le sociologue de renchérir : « il reste que la mémoire peut être un fardeau et une blessure toujours ouverte… »
L’année 2003 a donné lieu à la commémoration de la mort de Toussaint-Louverture, qui s’est faite dans une relative discrétion au niveau national, sauf à Pontarlier, où, depuis déjà quelques années, la figure de l’ancien esclave de Saint-Domingue, de celui qui se voulait le « Premier des Noirs » face au « Premier des Blancs », a été patrimonialisée : sa silhouette se dresse sur les panneaux annonçant le Fort de Joux, et le lycée professionnel de la ville porte désormais son nom. Un cycle d’événements a été organisé au printemps, et un documentaire a été réalisé, sur le site même du Fort de Joux, par la télévision régionale. Peu de choses ont été mises en place pour la commémoration de l’indépendance haïtienne, le 1er janvier 1804. Celle-ci, il est vrai, représente la perte d’une colonie qui se libère elle-même, ainsi que la première grande défaite napoléonienne, si peu présente dans les livres d’histoire… Le Comité de la Marche du 23 mai est allé, par l’adoption de ce qu’il a appelé des « postures de dignité », manifester devant le dernier spectacle de R. Hossein sur Bonaparte (dont l’image ne semble guère entachée par le fait qu’il fut celui qui rétablit l’esclavage), afin d’éclairer les Français sur ces zones d’ombre persistantes.
Arrivé au terme de ce parcours, peut-être est-il temps de nouer ensemble certains fils. Quel peut être le prolongement dans le temps d’une tragédie majeure ? Ce qui rend prégnante la mémoire de l’esclavage, c’est, comme pour toutes celles qui sont liées aux autres tragédies de l’histoire, l’adhérence à notre présent d’une somme de souffrances. Au delà de la volonté d’empathie qui s’inscrit de plus en plus dans l’évolution de nos sensibilités, comment vivre ensemble après le crime ? Le problème est crucial lorsque les protagonistes du drame sont encore face à face : on sait que l’Afrique du Sud après l’apartheid (mais c’est loin d’être le cas au Rwanda, encore moins au Cambodge…) a su en partie avancer vers une solution, grâce à la mise sur pied de la commission « Vérité et Réconciliation » [12], qui s’est appuyée de manière explicite sur la succession nécessaire de deux moments : la reconnaissance du crime par celui qui en a été l’auteur (qui doit donc adhérer au principe de « vérité ») ; l’extinction de la dette qui peut de ce fait survenir (la victime pouvant dès lors pardonner : « réconciliation »). Mais que faire lorsque les protagonistes semblent encore être confrontés, du fait de la transmission des apparences physiques au fil des générations, propres aux groupes raciaux, qui, selon la belle formule déjà utilisée par Tocqueville, « perpétue le souvenir de l’esclavage [13] » ? Est-on responsable en ce cas de ses ancêtres, et doit-on se faire, pour ne citer que Karl Marx, le « prisonnier perpétuel des morts » ? A qui imputer le crime, vers quelle entité doit on se tourner pour lui formuler les demandes de pardon, les exigences de repentance, que l’air du temps porte manifestement avec lui ?
Quel peut être d’autre part le devenir d’une France plurielle ? La mémoire de l’esclavage, et de son abolition, ouvre, de fait, un front identitaire par rapport auquel la République doit se positionner. Cette mémoire fait en effet se confronter deux niveaux différents de récit, dont l’un prend pour base l’histoire de l’individu s’identifiant à ses ancêtres, réels ou putatifs (mais il serait possible de profiler ce principe narratif pour d’autres groupes, issus d’autres expériences historiques…), alors que l’autre entretient son lien principal avec l’imaginaire national. Une revendication qui se fonde sur le souvenir d’une dispersion originelle, mais dont les corps gardent la mémoire, déjoue le modèle de la nation, où la socialité se construit d’abord en rapport avec un territoire. Comment réinterpréter le pacte républicain, à partir du moment où le legs national ne peut plus être univoque ? La France, sans pour autant tomber dans le compartimentage communautaire et renoncer à son unité, est-elle prête à assumer la diversité de ses héritages ? Certaines réticences ne semblent pas encore dépassées. L’actuel gouvernement ne paraît guère pressé de promulguer les décrets d’application de la loi du 10 mai 2001. A Paris, la plaque de la rue Richepance a certes été décrochée, et remplacée par une nouvelle, qui porte le nom du Chevalier de Saint-Georges, compositeur du XVIIIe siècle - et duelliste célèbre - originaire de la Guadeloupe. Mais la rue Delgrès n’est pas encore à l’ordre du jour…
[1] Richard Price, Le bagnard et le colonel, Paris, PUF, 2000.
[2] Myriam Cottias, « L’oubli du passé contre la citoyenneté : troc et ressentiment à la Martinique (1848-1946) », in F. Constant, J. Daniel (eds) 1946-1996. Cinquante ans de départementalisation outre-mer, Paris, L’Harmattan : 292-313.
[3] Christine Chivallon, « Mémoires antillaises de l’esclavage », Ethnologie française, 32, 2002 : 601-612.
[4] Edouard Glissant, Le discours antillais, Paris, Seuil, 1981.
[5] J. Bernabé, P. Chamoiseau et R. Confiant, Eloge de la créolité, Paris, Gallimard, 1989.
[6] Sur ce point, on pourra se reporter à Jean-Luc Bonniol, La couleur comme maléfice. Une illustration créole de la généalogie des « Blancs » et des « Noirs », Paris, Albin Michel, Bibliothèque de synthèse, 1992.
[7] Le Monde, 27 avril 1998 : 7.
[8] Voir sur ce point voir la chronique de J. Julliard, Le Nouvel Observateur, 19 janvier 1998.
[9] Le Monde, 25 avril 1998 : 7.
[10] J.L. Bonniol, « Esclavage et ressentiment », Allocution d’ouverture au 123e Congrès du Comité des travaux historiques et scientifiques. Fort-de-France-Schoelcher, 6-10 avril 1998, publié in M. Dorigny (ed), Esclavage, résistance et abolitions, Paris, Editions du CTHS, 2000 : 11-19.
[11] Les données concernant le Comité de la marche du 23 mai proviennent du travail de Juliette Reisenthel, Reconstruction d’une mémoire : un réseau en milieu antillais à Paris, mémoire de maîtrise, Université de Paris X-Nanterre, 2002.
[12] Voir à ce propos Bogumil Jewsiewicki : « Dire la mémoire et accorder le pardon : Commission vérité et réconciliation sud-africaine, au berceau de la nouvelle nation », in P. Cabanel, A.M. Granet-Abisset et Jean Guibal, Montagnes, Méditerranée, Mémoire. Mélanges offerts à Philippe Joutard, Musée dauphinois et Publications de l’Université de Provence, 2002.
|