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Jean-Luc Bonniol
Professeur émérite (anthropologie),
Université d’Aix-Marseilles III, France.
“Matériaux généalogiques
pour l'histoire des populations.
Autour de la « ligne de couleur »
en monde créole.”
Un article publié dans la revue Écologie humaine, vol. VII, n° 1, 1989, 61-77. Laboratoire d'Écologie Humaine et d'Anthropologie, Aix-en-Provence, France.
- Introduction [61]
- 1. La « race » comme figure de l'identité [61]
- 2. Une archéologie de l'idéologie raciale [63]
- 3. La couleur, réalité symbolique, opérateur biologique [66]
- 4. Laboratoires insulaires antillais : Terre-de-Haut des Saintes et la Désirade [68]
- 5. L'approche généalogique [70]
- 6. Famille et légitimité [71]
- 7. Généalogie de la couleur [71]
- 8. Alliance et économie matrimoniale [73]
- 9. Confrontations à la Désirade [73]
- 10. « Blancs » et « Noirs » dans l'aire créole : métissage et ligne de couleur [74]
- Résumés : Français / Summary [76] / Resumen [77]
Introduction
Dans le vaste champ des interrogations actuelles sur les processus identitaires, l'accent a été mis sur l'existence de différents « marqueurs » d'appartenance. Il est proposé de réfléchir sur les marqueurs « raciaux » (caractères phénotypiques considérés comme signes sociaux, ou traits s'inscrivant dans une certaine représentation de l'hérédité) et sur l'inter-relation qui peut s'établir entre l'apparence physique ainsi reflétée au plan symbolique et la réalité biologique. La perspective retenue, au travers d'une démarche disciplinaire associant l'histoire, ethnologie et anthropologie génétique, est celle d'une « gestion » sociale du patrimoine héréditaire.
Pour mener à bien une telle entreprise, il faut recourir préférentiellement à des contextes où la discrimination s'est opérée à partir de caractères somatiques dont la réalité biologique ne fait pas de doute... L'exemple historique qui paraît le mieux répondre à cette exigence est certainement celui des sociétés de plantation, fondées initialement sur l'esclavage et nourries de la Traite africaine. Au sein de ces sociétés, le cas des îles créoles semble particulièrement net, dans la mesure où un ensemble d'attitudes (qui correspondent à ce qu'on a pu appeler le « préjugé de couleur ») y apparaît comme la pièce essentielle du paysage humain. Dominées par la Plantation, ces îles ont connu, à partir d'une tabula rasa première, une histoire du peuplement caractérisée par la confrontation de colons d'origine européenne et d'une main-d'oeuvre forcée d'origine africaine. Il en a découlé un contraste phénotypique lié à la couleur de la peau, qui a pu coïncider un temps avec une barrière juridique et qui a été très vite utilisé comme légitimation de l'ordre social et fondement hiérarchique. On est ainsi en présence de sociétés qui tiennent en permanence un discours biologique, dans la mesure où la diversité phénotypique et l'hérédité sont utilisées comme matériau de leur différenciation interne.
1. La « race » comme figure de l'identité
Il apparaît nécessaire cependant au préalable de revenir de manière plus précise sur le « concept d'identité » et les développements théoriques auquel il a donné lieu. Liés de manière fondamentale au fonctionnement de l'esprit humain face [62] au fait premier de la diversité humaine, telle qu'elle peut être perçue au travers des contrastes somatiques et des différences culturelles, les phénomènes identitaires paraissent être au coeur des rapports entre l'individu et la société, impliqués qu'ils sont dans la constitution même des groupes par le biais de l'opérateur fondamental de l' »appartenance ». Au delà du cercle familial, l'identité ethnique, fondée sur la « naissance » paraît correspondre à un attachement premier. Elle se reconnaît à partir d'une part de caractéristiques inscrites dans le corps et d'autre part de traits culturels acquis au tout début de la vie (langage, gestuelle, modes de pensée...) : elle apparaît essentiellement comme un processus de séparation, de marquage des frontières, processus qui se fait à l'aide d'un certain nombre de traits, physiques ou culturels, choisis comme « marqueurs » par les acteurs sociaux. On a d'autre part récemment insisté sur le caractère « situationnel » de l'ethnicité : les individus peuvent jouer à partir de divers niveaux d'appartenance et disposer, dans te même temps, de multiples identités, les proclamant en fonction des contextes ; ils peuvent s'agréger en groupes constitués, mais aussi être classés en simples catégories ; ils peuvent enfin librement revendiquer leur identité mais aussi se la faire imposer de l'extérieur...
On se rend compte que la « race » a quelque chose à voir avec une telle identité, ainsi définie comme une interprétation systématique de la différence, dans la mesure où, elle apparaît elle aussi liée à la naissance. L'identité raciale apparaît comme une forme particulière de l'identité ethnique, lorsque celle-ci a recours exclusivement à une emblématique du corps. Les appartenances se fondent dans ce cas sur les variations sensibles, ou imaginaires, de l'apparence physique, dont la perception est reliée nécessairement à une certaine représentation de l'hérédité. La variation culturelle est en la matière extrême. Ainsi rien ne semble plus marquer l'identité, en Occident, que la couleur de la peau. Cette prédilection y a nourri, à partir du XVIIe siècle, la notion scientifique de « race » et la notion populaire qui en a dérivé ; toutes deux croient au caractère discret des groupes qu'elles désignent, ainsi qu'à la liaison entre fait culturels et faits naturels. Le terme « race », lorsqu'on analyse la réalité qu'il sert à décrire, correspond en fait à un groupe « socialement » défini sur la base de critères « physiques ». Du fait de la permanence du signe biologique, on est en présence d'un des cas les plus stricts d'assignation d'un individu à un ensemble social.
À partir du moment où l'on considère la race comme une figure possible de l'identité, il paraît licite de se référer au terme de racisme pour qualifier certaines modalités spécifiques de rejet de l'Autre, en tous temps et en tous lieux (y compris pour les époques antérieures à la construction scientifique de l'idée de race, et dans le cadre de civilisations autres que l'Occident qui n'ont pas connu pareille catégorisation biologique), que ces modalités prennent la forme d'une hiérarchie ou d'une exclusion. Se développant dans la matrice générale de l’ethnocentrisme, le racisme semble naître de l'idée d'une immuabilité acquise grâce à une partition de l'humanité qui se transmet de génération en génération (par exemple grâce aux « liens du sang ») et qui est par là « fixée » de manière définitive.
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2. Une archéologie de l'idéologie raciale
Le « préjugé » de couleur, tel qu'il s'est développé dans les vieilles colonies, est l'une des manifestations historiques exemplaires d'un racisme visant à la sujétion de masses humaines décrétées inférieures du fait de l'apparence de leur épiderme. Afin de mieux cerner le phénomène, le cas des Antilles de colonisation française est analysé, à partir de données historiques déjà largement connues, qu'il n'est peut-être pas cependant inutile d'ordonner dans une archéologie de l'idéologie raciale, où deux grandes strates peuvent être distinguées.
La première couvre la période où le préjugé, une fois fondé, étend son empire sur le corps social. Certes, il ne semble plus faire de doute qu'existait dès avant l'époque coloniale des archétypes raciaux (en particulier une certaine dévalorisation de l'image du Noir issue de la tradition judéo-chrétienne). Mais peut-être n'y a-t-il pas de cause à effet entre stéréotype racial et racisme : cela va être le propre de la colonisation d'introduire l'Autre dans le jeu des rapports sociaux et de l'y maintenir dans une position amoindrie. Il faut donc attendre les grandes découvertes pour qu'un racisme anti-noir se systématise, dès lors que la Traite africaine est activée. L'observation de la période de « fondation » dans les Antilles de colonisation française montre ainsi comment le préjugé s'installe à partir d'un stéréotype préexistant. Durant ces premières années, alors que l'esclavage demeure un phénomène relativement marginal, le préjugé est latent mais n'imprègne pas encore la pratique sociale, ainsi qu'il ressort du témoignage de chroniqueurs comme le R.P Du Tertre puis le R.P. Labat. Les liens paraissent par contre fondamentaux entre la mise sur pied d'un système esclavagiste et le développement du préjugé. Le fait important dans cet esclavage moderne est en effet qu'un troisième terme d'ordre racial vient s'ajouter aux deux premiers qui définissent déjà les pôles sociaux antagonistes : aux maîtres libres blancs s'opposent les travailleurs esclaves noirs. Une segmentation raciale se juxtapose à la stratification socio-économique, qui était déjà sanctionnée par une coupure juridique : la race finit alors par devenir consubstantielle à l'ordre esclavagiste, que l'on peut donc désormais qualifier de socio-racial.
De plus les contradictions qui parcourent cet ordre dès l'origine, brouillant la superposition parfaite de la hiérarchie juridique et de la segmentation raciale, imposent un recours accru au préjugé. Ces contradictions sont liées d'une part à la pratique des affranchissements qui, en contrariété avec la logique du système, créent des individus tenant aux deux univers, la couleur de l'opprimé et la liberté du dominant : que faire dans ces conditions de ceux que le droit libère mais dont l'apparence physique demeure inchangée ? L'optique coloniale accroît la tension raciale, dans la mesure où elle retient les deux composantes dans une définition du libre de couleur. Une autre source de contradictions réside dans les unions interraciales et le développement du métissage. Le Mulâtre constitue lui aussi une catégorie imprévue, liée à la classe servile mais apparentée notoirement à la classe [64] blanche : le métissage tend à effacer la marque première et fondamentale de la couleur. De ce fait, une politique d'amoindrissement et de mise à l'écart des Mulâtres se met progressivement en place. Il est possible de suivre les jalons successifs d'un ordre ségrégationniste au travers d'un certain nombre de textes et de règlements. Si au départ le Code Noir revêt un fondement égalitaire quant à la race, distinguant essentiellement, dans une optique à la romaine, entre ingénus et affranchis, le « principe colonial » est cependant le plus fort : tout au long du XVIIIe siècle sont prises un certain nombre de dispositions légales et réglementaires visant à instaurer aux îles un régime de castes fondé sur la distinction des couleurs.
La Saint-Domingue du XVIIIe siècle, qui constitue l'une des « plus intenses expérimentations esclavagistes de l'Histoire » apparaît comme le lieu et le moment où le préjugé a triomphé avec le plus d'éclat. Ce qui importe est non plus l'ingénuité, mais tout simplement la blancheur, une blancheur qui ne peut s'accommoder de la simple apparence physique. Emerge ainsi la représentation essentielle (que l'on retrouve, plus ou moins affirmée, dans la plupart des sociétés de ce type) de la ligne de couleur, qui établit un partage sans faille entre les « Blancs » et « tous les autres », quel que soit leur degré de « décoloration », par un raisonnement de type généalogique. Lorsqu'il y a suspicion, et malgré les arrêts juridiques éventuels, c'est la société des Blancs qui reste en dernier ressort la véritable régulatrice, se livrant à un incessant travail de bornage et de cantonnement. Mais la ligne de couleur a pu cependant coexister à Saint-Domingue avec la reconnaissance d'une extrême diversité phénotypique. Toute la gamme des nuances entre le Blanc et le Noir a pu être ainsi prise en compte, comme en témoignent les catégories consignées dans la célèbre classification rapportée par Moreau de Saint-Méry, dont le principe est essentiellement généalogique. Une telle taxonomie émanait essentiellement des gens de couleur eux-mêmes : elle signifiait pour eux une échelle reliant les deux pôles raciaux que l'on pouvait gravir de génération en génération. Cette mathématique raciale se rencontre de manière régulière dans les sociétés créoles et apparentées : la hiérarchie des nuances y a un effet de dislocation, le « sous-racisme » qu'elle implique interdisant une conscience commune.
La « seconde strate » qu'on peut distinguer dans l'archéologie du préjugé correspond à sa dérive et à ses avatars récents... C'est au moment où le préjugé a une nette assise juridique qu'il commence à être remis en question. Dès la deuxième moitié du XVIIIe siècle se mettent en place les bases idéologiques de la législation révolutionnaire qui devait aboutir à la disparition juridique du critère de couleur. Ainsi, dans la Saint-Domingue révolutionnaire, une théorie dissidente se fait jour, le « ségrégationnisme modéré », qui vise à aménager le critère de couleur. De fait, durant les années de trouble qui suivent a-t-on pu agiter l'idée d'un rapprochement entre Blancs et libres de couleur pour sauver l'esclavage... Mais dans le même temps, alors que la nouvelle législation métropolitaine était censée conduire à une indifférenciation des individus quant à la couleur, celle-ci n'en continuait pas moins, [65] sinon à fonder une hiérarchie, du moins à façonner les identités (y compris en ce qui concerne la démarcation entre Gens de couleur et Noirs, qui devait continuer une longue carrière dans l'histoire d'Haïti...). Aux Petites Antilles, les mesures libératoires révolutionnaires (qui ont concerné essentiellement la Guadeloupe) sont vite abandonnées... Apparaissent cependant, en ce début du XIXe siècle, des réformistes dont le programme consiste à organiser le « passage de la ligne » pour les libres qui se rapprochent « asymptotiquement » du groupe blanc... L'examen d'un texte datant de l'année 1820 permet de pénétrer dans les méandres de cette pensée réformiste et de saisir l'art de blanchir par degrés qu'elle propose, par un aménagement institutionnel de la hiérarchie des nuances. Le préjugé colonial classique cependant demeure, préjugé dont on peut saisir la quintessence dans un autre texte... Les ultras sont pour l'heure en force, comme en témoigne la réaction vigoureuse lors de l'affaire Bissette en 1824. Le préjugé jette malgré tout ses derniers feux sur le plan juridique : à l'issue du premier tiers du XIXe siècle, l'arsenal institutionnel sur lequel il s'appuyait est aboli (1833), et le préjugé retourne à son essence-mère, celle d'une pure idéologie...
S'ouvre alors, de 1833 à 1848, une période ambiguë, d'esclavage sans ségrégation, où se pose à nouveau clairement le problème du lien entre le préjugé et l'esclavage. La persistance du préjugé est alors bien décrite par Victor Schoelcher, ou par un visiteur éclairé comme l'abbé Dugoujon. L'abolition de l'esclavage ne devait pas changer grand chose à cette permanence, le critère racial survivant à l'institution dans laquelle il avait pris naissance, puisque la société reste largement partagée entre propriétaires blancs et descendants d'esclaves... À la pérennité des infrastructures socio-économiques a répondu la pérennité de la confusion d'un ordre social et d'un ordre racial. Certes, à partir de la Troisième République, 1’atmosphère intellectuelle n'est plus à défendre le préjugé en tant que tel, et la doctrine coloniale classique ne semble plus de mise. Mais un idéologue blanc créole comme Souquet-Basiège montre alors qu'on ne saurait évacuer le préjugé de la société des îles, montrant à l'envie, dans un raisonnement quasi-marxiste, que le préjugé de couleur n'est que l'apparence que prend aux îles l'orgueil de classe que l'on retrouve partout ailleurs, et qu'il est donc dans la « nature » des choses...
Aussi le préjugé (malgré l'ascension sociale et politique des Mulâtres) a continué à inspirer jusqu'à nos jours la clôture endogamique du groupe blanc créole, et certaines stratégies matrimoniales de blanchiment chez les gens de couleur. De manière générale, la société antillaise est restée caractérisée par l'obsession coloriste, qui a imprégné tous les processus identitaires qui se déroulaient en son sein. Ceux-ci ont connu un nouveau cours dans les années trente avec le mouvement, sans cesse plus affirmé, de revalorisation de la couleur noire, retournement qui se situe en fait dans le schéma de pensée racial traditionnel, qu'il contribue à reproduire en inversant les termes de la polarisation. Le phénomène s'est accentué dans le contexte de la départementalisation, qui a été marquée par l'arrivée massive de [66] métropolitains : les antagonismes sociaux, en particulier ceux entre originaires et allochtones, ont pu être vécus sous la forme d'affrontements raciaux et tout le débat culturel et politique s'en est trouvé affecté.
3. La couleur, réalité symbolique,
opérateur biologique
Il importe de replacer ces données historiques dans une perspective d'ensemble, et d'abord de démêler les liens entre couleur et société coloniale (esclavagiste et post-esclavagiste). C'est bien la visibilité du caractère discriminant qui donne son originalité au racisme colonial, qui se caractérise de surcroît par son aspect « fonctionnel », dans la mesure où il recoupe la relation économique d'exploitation. Se pose alors un problème de détermination, car se brouillent les perspectives classiques de l'analyse sociale : la détermination ultime appartient-elle au socio-économique, où à la race ? Question posée dès l'origine : très vite la croyance naïve que l'esclavage serait naturel aux gens de couleur noire a été battue en brèche et a émergé l'idée que le préjugé était nécessaire au bon fonctionnement de la société esclavagiste, et qu'il était donc le fruit de certaines circonstances sociales : en bref, la « race » apparaît dans cette perspective comme déterminée. Cette position a été notamment défendue par V. Schoelcher, par l'abbé Dugoujon et évidemment par Souquet-Basiège, qui l'a utilisée à bon droit dans son argumentation. Plus récemment, ce cheminement intellectuel a pu inspirer un certain nombre d'analystes d'inspiration marxiste qui pouvaient ainsi récupérer l'idée de la détermination, en dernière instance, des rapports socio-économiques, la « race » apparaissant dans cette perspective comme une idéologie légitimant, a posteriori, des rapports d'exploitation nés en dehors d'elle. En face, certains ont pu cependant plaider pour l'autonomie de la « race », qui lui permettrait en particulier de perdurer alors que les rapports sociaux avec lesquels elle est liée sont abolis. Ainsi le prix offert par l'abbé Grégoire à celui qui « exposerait les meilleurs moyens d'effacer le cruel et absurde préjugé qui règne parmi les Blancs et les hommes de couleur » échappa-t-il à V. Schoelcher pour échoir à S. Linstant, d'Haïti, qui, s'appuyant sur les observations de Tocqueville dans le Nord des Etats-Unis, affirmait que le problème du préjugé, une fois attaché à la couleur, était devenu distinct de celui de l'esclavage... Face à ces deux thèses, il est peut-être possible de penser la race comme à la fois déterminée et déterminante. Déterminante d'abord pour une raison de chronologie : s'il existe une image dévalorisée du Noir avant le XVe siècle, elle constitue une sorte de « préadaptation » idéologique permettant à des rapports de domination de se couler dans le moule installé par des structures mentales préexistantes. Ensuite en raison des jeux de l'Histoire qui ont fini par ne plus faire coïncider échelle sociale et raciale, la « race » acquérant par là une autonomie par rapport aux rapports de production et intervenant sur la scène sociale selon sa logique propre. Elle y apparaît dès lors comme un signe, dans lequel se superposent [67] un signifié social et un signifiant biologique. Celui-ci étant héritable de génération en génération, elle induit par là une grande viscosité de la structure sociale, qu'elle peut contribuer à stabiliser, cristallisant en quelques sorte les hiérarchies originelles. Mais la race apparaît aussi, dans le même temps, déterminée, car le capital racial de chaque individu correspond en fait à la trajectoire de classe par où sont passées les lignées dont il procède... Les divers phénotypes sont ainsi l'incarnation d'un héritage social ; ils sont d'un autre côté opératoires dans certains contextes sociaux, continuant à assurer avantages et désavantages... Et chacune de ces réalités est en position de connexion syntaxique par rapport à l'autre.
La nécessité singulière de la racialisation des rapports sociaux ne peut qu'être éclairée par une analyse comparée des diverses modalités qu'elle peut présenter. Entre les deux pôles classiques des Etats-Unis (où la « colour bar » empêche la formation de tout groupe tampon) et le Brésil (où la couleur de la peau peut être compensée ou neutralisée par d'autres facteurs), la Caraïbe présente une grande variabilité en la matière, opposant essentiellement les îles de colonisation ibérique et celles de colonisation nord-européenne, entre lesquelles diffère le codage culturel de la perception des différences physiques, ce qui peut gouverner la teneur des relations raciales. Mais cette variabilité paraît surtout due à des différences objectives de formation sociale, qui s'articulent à des histoires du peuplement divergentes. Il paraît essentiel dans cette perspective de scruter les quelques cas exceptionnels marqués par une certaine faiblesse des phénomènes de stratification. Que devient la race lorsque la classe est absente, ou abolie ?
Il est une dernière question à poser : l'étude du phénomène racial doit-elle prendre en compte une dimension biologique ? Certains ont pu prétendre qu'elle devait se limiter au strict plan symbolique et social, la race n'étant que la croyance dans une différenciation biologique dont la réalité n'a pas à être considérée. Pourtant ce chevauchement entre symbolique et biologique ne peut qu'être porteur d'interaction, interaction qui peut être cernée dans la mesure où on adopte l'idée que la culture d'un groupe peut déterminer une part de sa biologie, en particulier la structuration des échanges génétiques auxquels se livrent des membres... Au départ, effet d'une coïncidence historique, une différence « biologique » entre des secteurs sociaux : cette différence est interprétée à partir de ce qui est le plus visible, à savoir un certain nombre de caractères phénotypiques porteurs de contraste : couleur de la peau, traits du visage, texture des cheveux... La discrimination que l'on va rechercher dans ces caractères, par les valeurs positives ou négatives que l'on accorde aux types physiques, est évidemment de nature idéologique. Encore faut-il une réalité biologique au sein de laquelle, génération après génération, puisse se reproduire les différences phénotypiques originelles : c'est l'originalité de l'idéologie de couleur, on l'a vu, que d'avoir obligatoirement recours à un contraste physique, même si parfois les apparences sont trompeuses (l'obsession généalogique supplée alors à ce manque : il est en effet toujours possible, en parcourant les ascendances ou les descendances, de retrouver le contraste...). Malgré donc la fausseté de certaines [68] apparences, malgré T'avance du métissage et la montée des types biologiques intermédiaires, la reproduction des différences phénotypiques originelles est conditionnée socialement, grâce aux pratiques de rencontres et d'évitement qui touchent au système d'alliances et de procréation en vigueur dans la population, à partir duquel se mettent en place des barrières canalisant la transmission du patrimoine génétique collectif. Ainsi perdure le donné biologique antérieur, dans des limites telles que l'idée de race peut continuer à y trouver un fondement phénotypique : ces sociétés gèrent donc en permanence un phénomène biologique qui est celui de la transmission d'un certain nombre de caractères discriminants, assurant par là la reproduction des apparences, un peu comme d'autres gèrent au sein des lignées la transmission des patrimoines...
4. Laboratoires insulaires antillais :
Terre-de-Haut des Saintes et la Désirade
Il faut maintenant changer d'échelle. L'étude de ce type d'interaction nécessite en effet des protocoles d'enquête qui peuvent difficilement être mis en œuvre dans des conditions « normales » : il s'agit en effet de suivre, génération après génération, de manière exhaustive, les choix individuels des partenaires de procréation, de façon à suivre le processus par lequel cette structuration des rencontres reproductrices, gouvernée par l'idéologie, influe sur le cheminement des gènes d'une génération à l'autre et par là conditionne une histoire biologique. On a donc décidé de se tourner vers les seuls cas où un tel protocole puisse s'appliquer sans inconvénients majeurs, à savoir des petites populations isolées. Le contexte insulaire invitait à choisir des petites îles paraissant répondre à ce critère.
Une première étude sur l'île de Terre-de-Haut des Saintes, pour laquelle des données étaient disponibles, fournissait un premier cas d'évolution. Cette île représente un cas très particulier d'évolution dans la Caraïbe, dessinant avec d'autres petites îles, ce que nous avons appelé un contrepoint à la formation économique et sociale dominante de la zone marquée par la plantation esclavagiste. Elle se distingue en outre par une orientation essentiellement halieutique, qui s'est manifestée dès l'origine. Cette activité de production tournée vers la mer explique que les esclaves n'y aient jamais été très nombreux et que l'histoire sociale n'y ait pas été marquée par le principe hiérarchique dominant dans la région. Il en a résulté une certaine atténuation de la pratique raciale, dans la mesure où l'absence de domination économique a empêché la constitution d'une véritable stratification socio-raciale. Aussi le métissage a-t-il connu sur l'île une dynamique particulière : le groupe blanc ne s'est pas entouré de barrières lui permettant de s'isoler du groupe noir minoritaire, ce qui débouche aujourd'hui sur une population de tonalité d'ensemble claire, au delà de l'hétérogénéité des types physiques individuels. Cette originalité est le support essentiel d'un vif particularisme ethnique que développent [69] les Saintois par rapport aux populations voisines.
Mais l'île de Terre-de-Haut, si elle offre un excellent exemple d'un processus particulier, illustrant par là la variabilité du phénomène, offre de telles spécificités qu'elle est peu significative du processus général qui affecte les îles plus vastes. Il fallait donc trouver un second cas insulaire où petitesse et isolement ne soient pas un obstacle à une certaine représentativité... Il n'était pas nécessaire pour cela de chercher bien loin : la Désirade, autre dépendance guadeloupéenne, répondait à ces critères, offrant un véritable modèle réduit des îles à sucre. Certes des conditions écologiques défavorables n'ont pas n'ont pas permis non plus à la Désirade de connaître comme les îles voisines plus vastes l'extension des canneraies. Exiguïté et sécheresse ne favorisaient pas la mise sur pied de ces grands trains de culture caractéristiques des habitations-sucreries. Comme l'autre dépendance de la Guadeloupe qu'est Terre-de-Haut des Saintes, la Désirade apparaît donc marginale par rapport à la formation économique et sociale dominante de la région. Il n'empêche qu'elle a pu malgré tout donner l'image d'une économie de plantation miniature : ce n'est pas bien-sûr la canne qui a régné en maîtresse, mais le coton, plante adaptée à la sécheresse, cultivé dans le cadre d'habitations cotonnières dont la structure rappelait, à petite échelle, celle des habitations-sucreries. À la tête du domaine un habitant-propriétaire régnait sur un atelier d'esclaves, ici bien-sûr relativement réduit, assurant le travail de la terre. Il s'ensuit qu'a pu émerger sur l'île une structure sociale rappelant celle des îles à sucre, structure marquée par une hiérarchie socio-raciale, avec au sommet des propriétaires blancs et vers le bas des travailleurs esclaves noirs II est donc possible d'affirmer que la Désirade offre un exemple de société racialement segmentée, et que les processus qui s'y déroulent peuvent servir d'illustration à ce qui se passe ailleurs à plus grande échelle. Mais la Désirade acquiert bien vite en ce domaine une spécificité : la libération des esclaves en 1848 pulvérise les fragiles habitations cotonnières et tout le monde, à partir de cette date, quelle que soit sa « race », jouit du même statut économique et mène à peu près le même style de vie. Les Blancs continuent malgré tout à vivre entre eux et à occuper le sommet de la hiérarchie de prestige : il y a donc à ce moment là une autonomisation croissante des rapports raciaux, une racialisation de la structure sociale, contrairement à la Guadeloupe ou à la Martinique, où les Blancs continuent à occuper une position économique prééminente. Enfin, à l'orée de la période départementale, dans les années cinquante, cet ordre strictement racial se fissure à son tour, pour être complètement battu en brèche ces dernières années. La Désirade, dans cette phase ultime, offre l'exemple d'une société racialement segmentée qui renonce à son principe organisateur, montrant, in vivo, comment une idée comme celle de race peut à la longue s'évanouir, ou du moins cesser d'être opérante sur le plan social...
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5. L'approche généalogique
La reconstitution de généalogies représente la méthode fondamentale pour connaître l'histoire à la fois sociale et biologique d'un groupe humain. Pour des sociétés appartenant à une civilisation de l'écrit, on peut utiliser les données consignées dans les actes de l'état civil, qui possèdent le double privilège de la précision et de l'exhaustivité. On a donc systématiquement collecté les données contenus dans les registres paroissiaux puis d'état civil des deux îles concernées, depuis le début des séries jusqu'à la période actuelle. Par là ont pu être constitués des fichiers de population, dont la gestion et le traitement ont nécessité le recours obligé aux techniques informatiques. La « reconstruction » informatisée des populations a connu en effet depuis quelques années des progrès remarquables. À partir de l'acquis classique de la démographie historique, les diverses procédures de traitement se sont automatisées ; dans le même temps l'impulsion a pu venir désormais de disciplines comme l'anthropologie sociale, qui pouvait par là approfondir certains de ses thèmes centraux (systèmes de parenté, de structuration des alliances...), ou la génétique des populations, qui voyait là l'occasion de tester ses modèles théoriques en scrutant le cheminement des gènes d'une génération à l'autre et d'établir des liens privilégiés avec l’épidémiologie génétique... Nous avons pour notre part, tout au long des étapes d'une recherche personnelle, mis progressivement sur pied une méthode qui a pu bénéficier de certains progrès techniques, notamment la mise sur le marché de micro-ordinateurs portables permettant une saisie directe ; nous avons pu d'autre part tester l'efficience d'un système-expert qui, à partir des données brutes, génère un fichier généalogique en forme... Nous avons soumis les fichiers élaborés à des programmes de vérification, puis à une série de programmes d'exploitation, certains à finalité démographique, d'autres à finalité généalogique...
L'originalité, par rapport à l'enregistrement des populations européennes anciennes, réside ici dans le fait que les actes d'état civil, pendant une longue période, ne concernent que la partie de la population réduite aux seuls libres, alors qu'une autre partie reste dans l'ombre. Il faut attendre la libération des esclaves pour que toute la population soit enregistrée. C'est la raison pour laquelle on a fait débuter l'essentiel de l'exploitation en l'année 1848, à partir du moment donc où toute la population apparaît à la lumière de l'état civil, identifiée dans son ensemble par des patronymes. En ce qui concerne les sources utilisables à la Desirade, un document fondamental, qui a disparu pour Terre-de-Haut des Saintes, a subsisté : c'est le Registre d'Inscription des Nouveaux Citoyens, dans lequel reçoivent un patronyme les anciens esclaves qui accédaient à une existence légale juste après l'Emancipation de 1848. Un tel document permet d'avoir une idée extrêmement précise, individu par individu, de la structure sociale de la Desirade à cette date, d'identifier qui sont les anciens esclaves et parfois qui étaient les propriétaires des habitations sur lesquelles [71] ils travaillaient ; par là il permet également d'avoir une idée approchée des composantes raciales de la population, faisant là encore de l'année 1848 une remarquable borne de départ...
6. Famille et légitimité
C'est au travers des rencontres reproductrices, donc du choix du partenaire sexuel, que l'idéologie raciale peut influer sur la structure des populations et c'est au long des réseaux généalogiques qu'on peut percevoir une telle influence. Mais il importe avant cela de fixer un certain nombre de paramètres touchant l'organisation familiale, dans la mesure où les sociétés antillaises paraissent caractérisées par l'importance de l'illégitimité. À partir du copieux débat théorique qui a pu être engendré par cette question nous nous sommes penchés sur le cas de chacune des deux îles : nous avons fait le point sur la situation actuelle et nous avons pu accéder à une vue diachronique du phénomène. On constate alors que les populations des deux îles sont toutes deux caractérisées par une illégitimité relativement modérée par rapport aux structures familiales antillaises « classiques ». Le cas est particulièrement net à Terre-de-Haut, dont le plus grand éloignement par rapport à la Plantation a peut-être favorisé l'émergence de comportements plus conformes à ceux attendus d'une société « paysanne ». De plus, l'illégitimité a tendance à régresser depuis la fin de l'époque de l'esclavage. Cette coïncidence chronologique donne à penser que l'illégitimité prend bien une part de ses racines dans cette institution, et qu'elle a pu se perpétuer par un processus de reproduction familiale dans certaines lignées.
7. Généalogie de la couleur
Une fois ces paramètres fixés, il est alors possible d'entrevoir comment une forme idéologique peut influer sur l'histoire biologique d'une population, gouvernant le mouvement des gamètes et déterminant par là les canaux pour la transmission des caractères discriminants d'une génération à l'autre. Dans ce qu'on peut appeler une généalogie de la couleur, on a insisté de manière plus approfondie sur le cas désiradien, marqué par le maintien d'une segmentation interne, parallèlement à l'avancée du métissage. Il est ainsi possible, grâce au Registre d'Inscription des Nouveaux Citoyens, de délimiter dans une population de fondateurs établie en 1848 des ensembles de départ. À partir d'eux, il est possible de mettre en œuvre des programmes comme le calcul de la probabilité d'origine des gènes qui mesure le « poids » des différents fondateurs, donc la contribution des différents segments de départ, aux générations successives, ce qui permet d'accéder à une première mise en perspective de la dynamique du métissage. Alors qu'au départ le segment noir est le plus substantiel (plus de 50%), sa contribution décroît progressivement (jusqu'à [72] 30%), alors que celle du segment blanc se maintient, passant de 29 à 25%. Le groupe désiradien, si l'on occulte les autres sources de contribution, paraît donc plus « blanc » qu'il y a un siècle. Mais on peut également apprécier le degré d'ouverture de la population (8.7% de contribution extérieure cumulée pour la dernière génération) et la part de l'illégitimité (25% de contribution « inconnue » cumulée pour la dernière génération). Il est d'autre part possible d'affecter chaque individu d'un coefficient de probabilité de descendance par rapport aux segments initiaux (ses « quartiers » d'ascendance...). On constate alors qu'un certain nombre d'individus sont caractérisés par une probabilité 1 de descendre du segment blanc initial, constituant un groupe « blanc » qui se maintient au fil des générations, indemne de tout mélange. Phénomène de barrière, qu'on ne retrouve pas dans le cas du secteur noir, qui finit par se dissoudre complètement : le terme de « noir », lorsqu' il est employé, ne peut ainsi que désigner des individus qui sont, d'une manière ou d'une autre, déjà métissés. Au delà de la barrière entourant le groupe blanc se produit en effet un puissant mouvement de brassage, au sein duquel se mêlent les apports « blancs » et « noirs ». La barrière est donc perméable dans un sens mais non dans l'autre ; cette hémi-perméabilité fait que le flux ne peut aller que des « Blancs » vers la population de couleur, qui se trouve par là en perpétuelle évolution. Une telle représentation de la réalité prend en compte un certain découpage du corps social qui a lui-même sa source dans les processus identitaires, dans la mesure où les enfants des unions mixtes (qui pourraient constituer une population intermédiaire) sont en fait englobés dans l'une des deux populations parentales, qui se trouve perpétuellement mouvante alors que l'autre reste stable. Le commentaire qualitatif d'un certain nombre de généalogies significatives permet d'illustrer ce phénomène, et également d'apprécier l'enracinement du groupe blanc désiradien, du début du XVIIIe siècle à nos jours.
Le cas saintois, caractérisé par l'absence de barrière interne, apparaît un peu comme une contre-épreuve. De plus, par suite d'une insuffisance documentaire, les résultats sont infiniment moins sûrs... On note évidemment une plus grande importance du segment « blanc » initial, une proportion plus forte de gènes d'origine extérieure et au contraire une moindre proportion de gènes d'origine inconnue... L'évolution du « secteur » blanc est tout-à-fait remarquable : à l'évidence il ne s'est pas entouré d'une barrière qui lui aurait permis de se maintenir en tant que tel... Cette absence de clivage racial est confirmée par le commentaire de quelques généalogies significatives, ascendantes ou descendantes... Le groupe blanc initial a en quelque sorte phagocyté les éléments de couleur minoritaires pour former un groupe saintois global à l'identité « blanche », alors qu'à la Désirade un groupe blanc a persisté jusqu'à nos jours à côté de la population de couleur, grâce au maintien d'une frontière raciale, d'une ligne de couleur interne à l'île.
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8. Alliance et économie matrimoniale
À côté de la « race », et se conjuguant avec elle, divers facteurs ont pu influer, dans chaque cas, sur le choix du conjoint ou du partenaire, pour aboutir à de telles configurations. D'abord l'espace, caractérisé dans chacun des cas par la fermeture insulaire... Une approche de l'endogamie insulaire a été effectuée pour les deux îles : très forte à la Désirade (plus de 80%), elle demeure notable à Terre-de-Haut (près de 60%). À la Désirade apparaît d'autre part une nette endogamie de quartier reflétant un cloisonnement spatial interne. De même peut-on y déceler une certaine homogamie socioprofessionnelle, dans le prolongement de la partition matrimoniale entre Grands-Blancs et Petits-Blancs qu'a pu connaître l'île jusqu'au début du XIXe siècle. L'influence de la « race » peut elle-même y être directement mesurée : on peut noter une nette tendance à l'homogamie en la matière (coefficient de corrélation de 0.52 sur l'ensemble du fichier, si l'on tient compte des « quartiers d'ascendance » des deux conjoints...), tendance qu'il est impossible au contraire de déceler à Terre-de-Haut. La parenté influe-t-elle sur le choix du conjoint ? Un repérage de la consanguinité sur le maximum de profondeur généalogique possible permet de comparer en la matière la population des deux îles. Ces résultats sont surtout fiables dans le cas de la Désirade, par suite d'une plus grande profondeur généalogique disponible. Il semble bien cependant que l'alliance dans la parenté ait été plus systématiquement évitée à Terre-de-Haut alors qu'à la Désirade une population cloisonnée en plusieurs lieux, une société segmentée selon la « race » rigidifient l'univers de l'alliance, exprimant une stratégie du maintien qui impose souvent de se marier au plus près, dans la parenté. Une telle attitude aboutit à un gonflement de la consanguinité. Une mesure effectuée sur le segment blanc de la Désirade (le seul pour lequel, il est vrai, on peut disposer de généalogies profondes...) permet de reconnaître une consanguinité relativement exceptionnelle (31.6 pour mille). Enfin, pour les deux îles l'alliance paraît structurée par l'existence d'alliances précédentes : les renchaînements d'alliances sont fréquents ; à travers eux se lisent dans le cas de la Désirade diverses stratégies de rapprochement entre groupes familiaux qui paraissent fortement liées à la « race »...
9. Confrontations à la Désirade
Les résultats obtenus peuvent alors être confrontés tour à tour aux trois niveaux par lesquels peut s'appréhender une identité raciale :
- D'abord celui des ascendances vécues, des mémoires familiales, les seules productrices d'identité. Un certain nombre de généalogies ascendantes, concernant des individus « mêlés » sont ainsi systématiquement confrontées au discours de ces individus, afin de percevoir les représentations indigènes du métissage. Toutes ces voix désiradiennes attestent de l'existence d'une ligne de couleur à la Désirade, qui [74] était cependant parfois transgressée et aujourd'hui est en train de disparaître...
- Ensuite l'apparence physique des individus, telle qu'elle est perçue, puis représentée par les membres du groupe : en d'autres termes, comment l'apparence physique, appréhendée dans le système cognitif indigène, est-elle corrélée avec les quartiers d'ascendance des individus que nous avons pu déterminer ? Une enquête légère (qui ne visait en aucune manière à saisir une quelconque réalité biologique) a permis de déterminer que les « Blancs » généalogiques sont reconnaissables par certains traits phénotypiques discriminants, et qu'il existe d'autre part une corrélation certaine entre ces marqueurs et les profils généalogiques individuels. La congruence entre généalogies et signes corporels ouvre la voie à une analyse plus complexe où devraient être confrontées données généalogiques, « morphoscopi-ques » et strictement biologiques.
- Reste en effet à boucler la boucle et à aborder enfin la réalité génétique : quels sont les rapports entre les généalogies que nous avons pu établir et les gènes portés par les individus de la population, gènes saisis dans leur distribution et leur mouvement ? On peut raisonner dans cette perspective soit au niveau de la population prise dans son ensemble (ainsi les données concernant un certain nombre de systèmes sanguins et tissulaires les plus performants en la matière sont les systèmes Gm et HLA permettent de confirmer l'histoire du peuplement de la Désirade, située entre une origine européenne et une origine africaine, avec cependant un certain avantage donné à l'Europe...) soit au niveau individuel. C'est à ce niveau que peut véritablement se manifester l'effet synergétique que l'on peut attendre d'une entreprise interdisciplinaire : les données génétiques peuvent servir d'abord pour la vérification du matériel généalogique accumulé ; réciproquement, en fournissant des liens de grande profondeur, le matériel généalogique peut expliquer la répartition dans la population de certains gènes, en particulier de certains marqueurs d'origine, ou permettre d'établir des grappes parentales significatives par rapport à un phénomène pathologique. On a ainsi pu mettre en rapport l'existence de certaines lignées familiales avec deux phénomènes comme la susceptibilité génétique à la lèpre et l'hypertension (dans ce dernier cas peut également être posé le problème du rapport entre degré de métissage et pathologie...). On a enfin pu apprécier les distances génétiques entre segments de population préalablement distingués : là encore, on note une certaine concordance entre les génomes individuels et les trajectoires généalogiques correspondantes.
10. « Blancs » et « Noirs » dans l'aire créole :
métissage et ligne de couleur
À partir des résultats obtenus dans le cadre de deux cas sociaux nettement circonscrits, est-il possible de généraliser l'enseignement qu'on a pu en retirer, de manière à dégager certains principes généraux concernant les processus, à quelque ordre qu'ils appartiennent, provoqués par les contacts séculaires entre « Blancs » et [75] « Noirs » ? On doit pour cela se limiter à des contextes historiques comparables : essentiellement ceux concernant cette partie des vieilles colonies qu'on peut dénommer l'aire créole au sens large, marquée par une confrontation fondatrice entre populations d'origine européenne et populations d'origine africaine. Après avoir délimité les difficultés d'approche des situations de métissage (en particulier en dévoilant les a priori idéologiques contenus dans la notion même) et défini les paramètres objectifs des mélanges de population, il est proposé de prendre en considération le rôle central joué par ce processus identitaire qu'est la ligne de couleur. De même doit-on souligner la place déterminante que tient la dynamique propre aux sociétés créoles et, par rapport à celle ci, l'articulation des stratégies individuelles et des mutations de la société globale, marquées par les fluctuations du « capital racial ». On peut recourir à certaines données comparées afin de percevoir ce qu'il advient de la ligne de couleur dans différents cas précis : Békés de la Martinique, Petits Blancs comme les Saint-Barths ou les Blancs-Matignon de Guadeloupe. Loin de la Caraïbe, un dernier terrain concerne l'Océan Indien, plus particulièrement l'île de La Digue, aux Seychelles, où les rapports raciaux paraissent marqués par une plus grande fluidité qu'aux Antilles. L'ensemble de ces cas montre clairement que l'établissement de la ligne de couleur, sa plus ou moins grande imperméabilité, ses déplacements, dépendent des évolutions historiques particulières et des mutations idéologiques affectant les divers niveaux sociaux englobants.
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La genèse des populations créoles nous semble donc marquée par l'entrelacement du biologique et de son miroir identitaire. La couleur, phénomène physique, sert de matériau à la construction des identités ; inversement l'histoire biologique apparaît comme une incarnation des choix idéologiques... Il s'est en définitive posé pour ces sociétés confrontées à une correspondance originelle entre les statuts et les apparences physiques un problème de reproduction inédit, marqué par la rémanence du biologique par rapport aux évolutions sociales. Comment contrôler le renouvellement, de génération en génération (ou bien assurer l'abolition...), d'une réalité dont tous les paramètres ne sont pas sociaux et ne sont pas transmissibles socialement, mais passent par le canal de l'hérédité biologique ? Comment se rendre maître de celle-ci, sinon par une économie matrimoniale bien surveillée ? C'est dire que ces sociétés ont dû envisager et gérer de manière permanente la nature qui les habite...
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Résumé
Les sociétés créoles sont caractérisées par l'utilisation d'un certain nombre de caractères physiques discriminants comme matériau de leur différenciation interne. À partir d'une réflexion théorique replaçant la « race » comme figure possible de l'identité, puis d'une étude historique générale sur l'émergence et l'évolution du préjugé de couleur dans les Antilles de colonisation française, il est proposé de considérer l'interaction entre réalité symbolique et réalité biologique qui s'établit par la « gestion » sociale du patrimoine génétique. Pour ce faire deux petites îles sont choisies comme laboratoires : Terre-de-Haut des Saintes, dotée d'une population homogène en grande partie d'origine européenne, et la Désirade, modèle de société racialement segmentée. La restitution informatisée de réseaux généalogiques permet de suivre de manière exhaustive le cheminement des gènes d'une génération à l'autre. Après le repérage de certains paramètres touchant l'organisation familiale, une étude généalogique globale fait reconnaître la dynamique de population dans les deux îles, marquée par la persistance d'une barrière interne à la Désirade, alors que le métissage progresse dans les deux cas. Les facteurs évoluant sur l'économie matrimoniale tiennent à l'espace, aux comportements racialement homogames en tant que tels, à la parenté et aux renchaînements d'alliances. Les résultats obtenus sont confrontés aux mémoires familiales, aux apparences physiques telles qu'elles sont perçues et enfin à la réalité génétique (grâce à une enquête biologique menée à la Désirade). Une généralisation aux contacts séculaires entre Blancs et Noirs dans faire créole permet de conclure à l'importance, à côté du métissage, de la représentation symbolique, mais biologiquement efficace, qu'est la ligne de couleur.
Summary
Créole Societies are marked off by the use of some disciminating features for their internai différenciation. From a theoretical reflexion setting « race » as a possible figure of identity, then from a general historical study about the emergence and evolution of the colour prejudice in the French Caribbean, it is proposed to consider the interaction between symbolical reality and biological reality which is setted up by a social « gestion » of genetic patrimony. For this purpose two small islands are used as laboratories : Terre-de-Haut des Saintes, with a population mostly of european origin and Désirade, a model of a racially segmented society. A computerized restitution of genealogical networks allowes us to follow the way of genes from a generation to another. After the identification of some parameters concerning family organization, a global genealogical study let us recognize the population dynamics in the two islands, marked off by the persistence of an internal boundary in Desirade, while miscegenation growes up in the two cases. Factors influing on matrimonial economy deal with space, with racially homogamous behaviour, with kindred and with the aftermath of alliance. Results are compared [77] with family memories, physical appearances as they are perceived and finally with genetical reality (with the help of abiological inquiry in Desirade). A generalisation to the secular contacts between Whites and Blacks in the Créole Area let us conclude to the importance, near the biological reality of miscegenation, of the symbolic, but biologically effective, représentation of the « colour bar ».
Resumen
Las sociedades criollas se caracterizan por la utilizacion de un cierto numéro de caractères fisicos discriminantes como material de diferenciacion interna. A partir de una reflexion teorica que resitua la « raza » como figura posible de la identidad, y Iuego, de un estudio historico gênerai sobre la emergencia y la evolucion del prejuicio de color en las Antillas de colonizacion francesa, se propone considerar la interaccion entre realidad simbolica y realidad biologica que se establece por la « gestion » social del patrimonio genetico. Para ello se eligen dos pequenas islas como laboratorios : Terre-de-Haut des Saintes, que cuenta con una poblacion homogenea en gran parte de origen europeo, y la Desirade, modelo de sociedad racialmente segmentada. La restitucion informatizada de redes genealogicas per-mite seguir de manera exhaustiva el canimo de los gènes de una generacion a la otra. Tras la identificacion de ciertos parametros concernientes a la organizacion familiar, un estudio genealogico global permite reconocer la dinamica de poblacion en las dos islas, signada por la persistencia de una barrera interna en la Desirade, mientras que el mestizaje avanza en los dos casos. Los factures que influyen sobre la economia matrimonial se refieren al espacio, a los comportamientos racialmente homogamos como taies, al parentesco y a los encadenamientos de alianzas. Los resultados obtenidos son confrontados a la memoria de las familias, a las apariencias fisicas lai como son percibidas, y fînalmente a la realidad genética (a través de una encuesta biologica Uevada a cabo en la Desirade). Una generalizacion sobre los contactes seculares entre Negros y Blancos en el area ciolla permite concluir sobre la importancia, junto al mestizaje, de la nocion de « linea de color ».
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