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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Jean-Luc Bonniol, “Savoirs et pouvoirs. Les enjeux du débat postcolonial en France aujourd’hui”. Table ronde avec Romain Bertrand, Jean-Luc Bonniol et Nacira Guénif-Souilamas.” Propos recueillis par Jim Cohen et Dimitri Nicolaïdis, avec l’aide de Milika Rahal et Patrick Simon. Un article publié dans la revue MOUVEMENTS, vol. 3, no 51, septembre-octobre 2007, pp. 52-69. Paris : Les Éditions La Découverte. [Autorisation formelle accordée par MM. Bonniol et Benoist, respectivement le 28 septembre 2007 et le 17 juillet 2007 de diffuser, dans Les Classiques des sciences sociales, toutes leurs publications.]

JEAN-LUC BONNIOL

Savoirs et pouvoirs. Les enjeux du débat postcolonial en France aujourd’hui.

Table ronde avec Romain Bertrand,
Jean-Luc Bonniol et Nacira Guénif-Souilamas
”.

 Propos recueillis par Jim Cohen et Dimitri Nicolaïdis,
avec l’aide de Milika Rahal et Patrick Simon
 

Propos recueillis par Jim Cohen et Dimitri Nicolaïdis, avec l’aide de Milika Rahal et Patrick Simon. Un article publié dans la revue MOUVEMENTS, vol. 3, no 51, septembre-octobre 2007, pp. 52-69.
 

Introduction
 
Le savant, le militant et le politique
Généalogie du moment postcolonial en France
La question de l’islam
Après la polémique, le temps du pédagogue ?

  

Introduction

 

Si la controverse liée au regard que nous portons sur cet autre « passé qui ne passe pas » est aujourd’hui de moindre intensité qu’il y a encore un an, elle est loin d’être éteinte et ne le sera probablement pas avant que soient explicités les motivations qui conduisent hommes politiques et citoyens, chercheurs et militants, à s’y investir. La polémique est parfois caractérisée par l’absence d’un véritable dialogue, comme si, pour les uns et les autres – pas seulement pour les « minorités vociférantes » en quête de reconnaissance, mais aussi pour l’État républicain ou pour le monde académique – l’enjeu était existentiel. D’où notre envie de mettre en abyme ce « débat postcolonial », de réfléchir aux ingrédients de la polémique, avec l’aide de trois chercheurs venus d’horizons variés et qui n’entretiennent pas les mêmes relations avec la sphère politique. Pour parler de ces questions, Mouvements a réuni trois invités : Romain Bertrand, politiste et directeur de recherches au Centre d’études et de recherches internationales (CERI-FNSP) ; Jean- Luc Bonniol, professeur d’anthropologie à l’université d’Aix- Marseille III et chercheur à la Maison méditerranéenne des sciences de l’homme, Aix-en-Provence ; et Nacira Guénif-Souilamas, sociologue, maître de conférences à l’université de Paris Nord-XIII. 

 

Le savant, le militant et le politique

 

Mouvements : Nous voudrions aborder avec vous la question postcoloniale « au second degré », en se demandant pourquoi en France, ces dernières années, le thème postcolonial s’est tellement développé. Qu’est-ce qui se joue ? Pourquoi cette polarisation sur le rapport passé-présent ? Comment analyser l’articulation entre le débat dans les milieux universitaires, le retour des mémoires militantes et les enjeux proprement politiques ? Nous voudrions confronter les points de vue, puisque ces débats ont souvent été marqués par des dialogues de sourds et que les différences ne sont pas seulement liées au contenu mais aussi aux positions occupées par les différents protagonistes. 

Jean-Luc Bonniol : En France, dans la période immédiatement postérieure à la fin de la colonisation, une sorte de silence s’est installé. Ce silence n’était pas celui des historiens mais un silence mémoriel, régnant sur le corps social et politique. Le problème colonial n’est alors plus à l’ordre du jour, et ce silence peut être considéré, selon une idée de Jacques Berque, comme l’expression d’une déception… Il faut bien se rendre compte cependant que les historiens, à ce moment-là, continuaient leur métier, mais ne voulaient absolument pas avoir partie liée avec un quelconque investissement mémoriel, et leur travail n’était pas inséré à l’intérieur d’un paradigme unificateur qui aurait pu être qualifié de « postcolonial ». 

Romain Bertrand : En effet, il faudrait faire un jour l’histoire de l’Histoire des historiens, et cela impliquera de faire l’histoire d’un moment de grand partage entre Histoire et Mémoire. La catégorie de la mémoire est une invention ou une désignation d’historiens face à une situation particulière, au tournant des années 1970, lorsque prolifèrent les « historiens-amateurs », c’est-à-dire des gens qui ne sont pas régulés professionnellement, qui ne sont pas pris dans les hiérarchies universitaires, et lorsque s’accélère le processus de « patrimoniali­sation » des lieux-dits et des collections privées. D’où le réflexe très fort qui consiste à rabattre l’histoire des « amateurs », considérée comme illégitime, sur le terme de « mémoire ». La mémoire se trouve dès lors définie comme mauvaise histoire, sauvage : elle devient une sous-catégorie du témoignage. Cette coupure a ensuite été rapidement avalisée par une grande majorité d’historiens, ce qui n’était pas quelque chose de forcément évident. Mais c’est probablement aux historiens qu’il appartient en priorité de réfléchir sur cet épisode de leur histoire professionnelle. 

Nacira Guénif-Souilamas : Peut-être qu’il y a eu une sorte de partage du butin colonial entre l’université et le politique. L’université n’a jamais eu aucune entrave pour mener ses travaux, mais ce silence était peut-être le résultat d’un endiguement politique. Il y a eu une sorte de mise à distance mutuelle et respectueuse, d’un côté l’université gardant jalousement son autonomie et poursuivant ses travaux, et de l’autre le politique qui était dans une logique d’endiguement de ces travaux – ce qui ne gêne pas trop les sphères académiques qui se vivent hors du monde, comme une sorte de clergé régulier, tandis que le politique, depuis les indépendances, est dans une logique de l’amnistie, logique qui s’accommode très bien d’un monde universitaire à part… 

Au fond, entre qui s’opère le passage de témoin ? Sans doute entre une certaine anthropologie, qui a assumé son passé colonial, et cette génération postcoloniale et post-migratoire. C’est comme si entre les deux il n’y avait rien eu. La génération qui incarne aujourd’hui de la manière la plus forte la pensée postcoloniale la reprend telle qu’elle a été travaillée par les anthropologues français. Cette pensée a été largement éludée par les politiques et peu traitée jusqu’à récemment par les historiens pour des raisons qu’il faudrait creuser. Cette génération qui est définie comme postcoloniale se trouve obligée d’endosser non seulement une identité mais aussi un fardeau, car elle se retrouve en situation de délivrer un message : « La décolonisation n’est pas finie. » Ce n’est pas simple ! Les positions qu’ils développent font l’objet de projections qui débordent le propos postcolonial : leurs positions leur sont attribuées et ils y sont assignés. Entre la revendication et l’obligation mémorielles, on ne voit pas toujours très bien comment faire la part des choses.

 

JEAN-LUC BONNIOL : 

Dans la période immédiatement postérieure à la fin de la colonisation, une sorte de silence s’est installé. Ce silence n’était pas celui des historiens mais un silence mémoriel. 

 

 R. B. : À propos de l’état du champ des sciences sociales sur un certain nombre de questions qui nous intéressent, il ne faudrait pas se laisser aveugler par la construction a posteriori qui a été l’un des traits caractéristiques de la controverse autour du « fait colonial ». Cette idée que la France aurait été, du début des années 1980 au début des années 2000, un territoire scientifique dans lequel aucune recherche n’aurait été menée sur la question des discriminations « ethno-raciales », sur la question des migrations ou sur le « fait colonial », alors qu’on a au contraire connu un phénomène important de renouveau des recherches sur cette question au début des années 1990 : voilà un des jeux de la controverse, qui produit ses propres interprétations de l’état du savoir. C’est même l’une des conditions de son émergence et de son déploiement. 

N. G.-S. : La question est celle de la façon dont les objets ont été construits. Sur l’immigration, depuis le début des années 1970, beaucoup de travaux ont été produits. Mais en quoi les questions qui sont celles soulevées par le moment colonial, par le questionnement postcolonial, ont-elles irrigué la construction des objets ? Pourquoi, pour prendre un exemple assez classique, toute une partie de la production sur le phénomène migratoire et les descendants de migrants s’est essentiellement préoccupé de mettre en coïncidence deux notions : immigration et intégration ? Certes, il existe une production très importante sur cette question, mais en faisant cela, on a systématiquement éludé les logiques de désajustement, d’inadéquation, tout ce qui constitue précisément la question postcoloniale. L’intégration n’est pas une notion sociologique, mais une doctrine. On peut peut-être, par ce biais là, saisir comment il y a eu un angle mort dans la construction des objets et dans les espaces d’observation qu’on a voulu constituer : il y a littéralement quelque chose qui a été perdu de vue. On n’a pas vu que les Français d’ascendance migrante qui arrivent sur la scène publique au début des années 1980 sont aussi d’ascendance coloniale. Je fais moi aussi mon mea culpa de ce point de vue – j’étais pourtant mal placée pour ne pas le voir ! 

À travers ces effets de voilement, de dissimulation, c’est la question du champ des sciences sociales qui est en cause : pourquoi a-t-il fallu si longtemps pour qu’un tel phénomène apparaisse pour ce qu’il était, c’est-à-dire une histoire croisée, un récit multiple, qui à la fois combinait une société post-industrielle, le post-national tel que la France est en train de l’éprouver et enfin le postcolonial ? 

M. : Ne pourrait-on pas dire que cette nouvelle visibilité de la question postcoloniale est aussi l’effet d’un amoindrissement de la question sociale ? 

J.-L. B. : Un nouveau régime d’identité et de mémoire s’est en effet mis en place progressivement depuis trois décennies, avec des groupes qui revendiquent une histoire propre sur la scène publique. Des postures identitaires fondées sur l’origine et des demandes de reconnaissance chez des segments importants de la société française, issus de l’immigration postcoloniale, à l’heure même où se sont épuisés les anciens paradigmes des luttes sociales. Alors que le Parti communiste disparaissait comme structure d’encadrement des populations défavorisées, le paradigme marxiste de lecture du devenir social et la conscience de classe ont eu tendance à devenir de plus en plus marginaux, résiduels, débouchant sur une certaine panne dans le profilage des horizons d’attente. On est alors passé à d’autres systèmes de sens, avec l’entrée en force de termes comme « ethnicité », qui jusque-là n’avaient pas été tellement utilisés, dans le contexte français tout du moins… On voit bien aujourd’hui comment le combat contre les inégalités a fait place à une lutte pour la reconnaissance, comment on est passé d’un point de vue strictement politique à un point de vue plus « moral ». 

N. G.-S. : Si on vous suit, les politiques de reconnaissance, qui ont parfois flirté avec les politiques d’identité, seraient en fait des oxymores, puisqu’on serait soit dans le politique, soit dans la morale, mais on ne pourrait pas être dans les deux en même temps. Il me semble bien qu’il y a une possibilité de réconcilier ces différentes dimensions à condition, effectivement, de savoir ce qu’elles recouvrent, ce qu’on prétend amener à reconnaissance, ce qui prétend être reconnu, donc de bien poser les termes de la dialectique telle qu’elle se déploie sous nos yeux. Après cette éclipse de la pensée coloniale, lorsque tout était traduit en termes socio-politiques, que la lutte des classes était la seule grille de lecture possible, et alors que cette pensée ressurgit aujourd’hui à travers sa traduction postcoloniale, on peut se demander si faire advenir sur la scène publique la question de la reconnaissance n’est pas une autre modalité de lutte. En quoi n’est-ce pas aussi une manière d’arrimer de nouveau les questions sociales aux questions politiques ? Alors que le politique est de moins en moins localisable, et que les luttes sociales sont largement inopérantes, est-ce que l’identitaire ne serait pas quelque chose qui permettrait une nouvelle alchimie entre le social et le politique ? Est-ce que cette lecture de type identitaire, qui introduit les questions ethno-raciales ou d’ethnicité, qui fait entrer ce vocabulaire, parfois de force, dans une pensée qui jusque là s’en était prémuni, ne correspond pas à une nouvelle façon d’appréhender le réel ? 

Je ne souhaite pas, pour ma part, considérer que tout ce qui est de l’ordre de la revendication de reconnaissance serait en fait toujours mobilisé sous influence d’une seule catégorie, celle de l’identité. Au fond, les luttes ouvrières étaient aussi des luttes pour la reconnaissance et des luttes identitaires. Et les identités revendiquées d’aujourd’hui ne sont pas plus substantialisées que celles d’hier, dans la mesure où ceux qui se revendiquent d’une certaine identité sont toujours dans une dynamique de construction ; il n’y a pas d’identité primordiale à laquelle on se référerait, pas d’essentialisation donc, même pas dans le cas des « Indigènes de la République » qu’on a souvent accusés à tort de se prendre pour des colonisés. 

M. : Dans quelle mesure ces revendications identitaires ne devraient-elles pas avant tout être interprétées comme une réaction aux discours plus ou moins explicite des dominants, qui, sous couvert d’universalisme, assigne une place aux dominés, ces derniers – comme dans le cas emblématique des Indigènes – s’appropriant un terme emprunté à un autre régime d’historicité pour renverser une configuration dans laquelle ils se trouvent enfermés ? 

R. B. : Le problème est qu’on entre très vite dans des batailles de qualification qui, du côté des acteurs eux-mêmes, continuent à faire rage. De ce point de vue, moi qui ne suis ni sociologue ni anthropologue de la société politique française, j’aurais assez peu de choses à dire. L’essentialisme stratégique est certes à la fois une posture militante revendiquée et une accusation brandie par des adversaires, mais la question reste posée de savoir ce que des observateurs extérieurs, notamment des gens qui font profession de sciences sociales, ont à dire ou pas par rapport à cela. J’ai une posture assez minimaliste qui consiste à dire qu’il faut enregistrer les propos dans ce qu’ils ont de polémique, donc dresser la grammaire de leurs emplois et contre-emplois, mais évidemment en dehors de tout arbitrage scientifique de paroles militantes. Inversement, je suis partisan du non-arbitrage militant des discours scientifiques, étant donné que nous sommes dans des domaines qui obéissent à des programmes de vérité distincts, des domaines où les conditions d’efficience d’une proposition ne sont pas les mêmes et sont pour partie incommensurables. Le risque est autrement de glisser dans un registre mixte assez délicat, et qui a été au coeur des controverses qui ont suivi les débats autour de la loi du 23 février 2005, puisqu’un certain nombre d’historiens de profession ont exprimé à cette occasion des positions dans ces registres mixtes, usant de l’argument ou de la parole d’autorité liée à leur position d’extériorité par rapport au débat public tout en prenant des positions en nom propre clairement référées à des préférences politiques.

 

 NACIRA GUÉNIF-SOUILAMAS : 

Il n’y a pas d’identité primordiale à laquelle on se référerait, pas d’essentialisation donc, même pas dans le cas des « Indigènes de la République » qu’on a souvent accusés à tort de se prendre pour des colonisés. 

 

J.-L. B. : C’est bien la caractéristique fondamentale de tout ce débat. Finalement, nous sommes en permanence dans un régime mixte où s’entrelacent à la fois l’argument militant et l’argument scientifique, avec des effets assez fâcheux. On voit bien dans les forums sur Internet le processus d’équivalence des discours, de nivellement des paroles, entre celle du chercheur qui travaille depuis des années sur un problème, et celle d’un quidam qui réfléchit à la question depuis dix minutes. 

R. B. : C’est même ce registre mixte qui est le lieu propre de la controverse. Je pense aussi, sous réserve d’études plus approfondies, que ce phénomène est lié au fonctionnement nouveau d’un certain nombre de réseaux militants, à la circulation beaucoup plus rapide des paroles et des opinions. On le voit y compris dans nos univers de colloques scientifiques, où apparaissent des militants qui enregistrent les intervenants et parfois mettent aussitôt en ligne leur propos. On observe aussi des mixités très prononcées entre milieux militants et académiques. Or, c’est précisément cela qui fait la matière d’une controverse : le fait qu’une parole qui est proférée dans un lieu spécifique, à destination d’un certain public et donc sous certaines conditions locales d’intelligibilité échappe à ce lieu et, en se répandant, produit toute une série d’effets inattendus. Ces effets peuvent évidemment être jugés intéressants d’un point de vue proprement politique, et c’est évidemment le cas lorsqu’ils favorisent la dénonciation des mensonges d’État concernant la guerre d’Algérie, mais la circulation totalement immaîtrisée des travaux scientifiques emporte aussi le risque d’instrumentations dangereuses. Ainsi lorsque les mouvances d’extrême droite se servent de travaux d’historiens ou de sociologues des migrations, tronqués à dessein, pour étayer leurs discours xénophobes. 

N. G.-S. : En effet, il ne s’agit pas seulement de montrer en quoi certaines questions sont élaborées dans le champ scientifique, mais en quoi leur captation par l’espace politique est devenue éminemment problématique et a fini par contaminer de manière rétroactive le champ scientifique. Il faut que les chercheurs puissent dire quelque chose de cette forme d’envahissement du champ scientifique par des rhétoriques et des polémiques issues du champ politique. Sinon, on retourne dans notre tour d’ivoire. Mais si on accepte les prémisses du questionnement postcolonial, on ne peut pas faire le départ aussi facilement entre les expériences qui nous portent et la façon dont nous élaborons nos objets, ainsi que la façon dont nous nous heurtons à l’espace politique qui nous convoque ! 

 

 ROMAIN BERTRAND : 

On observe aussi des mixités très prononcées entre milieux militants et académiques. Or, c’est précisément cela qui fait la matière d’une controverse. 

 

 Or, de ce point de vue, à quoi assiste-t-on ? À un double mouvement contradictoire, avec d’un côté la montée en puissance de toutes les interprétations de type ethno-racial, qui ont littéralement culturalisé l’interprétation des rapports sociaux, et de l’autre l’interdit qui pèse aujourd’hui sur ces mêmes interprétations ethnoraciales, parce qu’elles favoriseraient le communautarisme, l’exacerbation de la guerre des mémoires… On n’arrive pas à tenir un juste équilibre entre les deux. Pour prendre l’exemple des travaux sur l’école, on voit bien comment l’argument culturaliste dans l’analyse de l’échec scolaire a été systématiquement battu en brèche par la recherche, qui montre comment s’installe une certaine banalisation de l’ethnicisation des carrières scolaires. Or, on ne peut pas à la fois conduire ces analyses et ignorer que cette banalisation a des effets pour les élèves concernés, qui sont ainsi assignés. Pourquoi avoir cette réaction de défiance par rapport à la question ethno-raciale ? Cette dimension est vraisemblablement présente dans les émeutes de novembre 2005, mais il y a une prudence de mise vis-à-vis de catégories utilisées par les médias comme par les politiques pour tenter d’ethniciser les émeutes ou de mettre en avant l’islam comme facteur explicatif. Du coup, on tombe dans l’excès inverse, il n’y a plus rien d’ethno-racial, ou de l’ordre de l’identitaire dans ces émeutes qui ne sont que sociales, voire protosociales, proto-politiques. Si on parle en termes ethno-raciaux, on se voit accusé d’être dans un espace exclusivement idéologique. Du coup le postcolonial n’est plus qu’idéologique ! 

J.-L. B. : Je n’ai pas l’impression qu’il y ait un tel retour à des explications strictement sociales. Il me semble au contraire que les réflexions les plus intéressantes se sont orientées vers un dévoilement des subjectivités confrontées. L’affirmation des situations multiculturelles dans les sociétés contemporaines a exacerbé la tension dialectique entre assignation d’un côté, identification de l’autre : un discours commun unit les acteurs sociaux opposés. D’un côté on constate une lecture ethnicisante ou racialiste de ces situations, en réaction à un communautarisme supposé (l’ethnico-religieux d’A. Finkielkraut). De l’autre côté, il y a des affirmations de soi qui émanent de ceux qui sont discriminés, et les deux logiques vont à la rencontre l’une de l’autre. Une étude ethnographique de David Lepoutre, Coeur de banlieue [1], montre comment les logiques ethniques irriguent de l’intérieur les auto-nominations, comment l’univers des pairs est structuré par ces appellations qui s’appuient sur une ethnicité inventée ou reconstruite (comme, chez ceux qui s’affirment « Noirs », la mémoire ardente du passé héroïque de résistance du peuple esclave, ou, chez d’autres, les prescriptions religieuses…). Il ne faut pas perdre de vue que la « race » est à la fois assignée du dehors mais aussi perpétuellement reconstruite du dedans, expression de la façon dont un agrégat d’individus minorés peut se définir en tant que groupe contre un système d’oppression, à partir d’une expérience partagée de souffrances et de luttes. 

N. G.-S. : En tout cas, je ne pense pas que l’apparition d’un nouveau registre de questionnement, qui conduit à une interpénétration des sphères académique et politique, soit un phénomène fâcheux. Doiton regretter l’époque où tout un registre de pensée a été totalement éclipsé, pendant plus de 20 ans, et ressurgit aujourd’hui dans des conditions d’extrême tension et d’effervescence ? 

 

Généalogie du moment postcolonial en France

 

M. : Alors, peut-on essayer de faire la généalogie de l’apparition du postcolonial en France ? Quels ont été les questionnements fondateurs au départ des polémiques sur l’héritage colonial ? 

J.-L. B. : En tant que spécialiste des « vieilles colonies », je vois pour ma part le débat se dessiner clairement à partir de 1998, au moment de la commémoration du cent-cinquantenaire de l’abolition de l’esclavage, dans la mesure où l’État se lance dans une politique officielle de commémoration qui ne convient ni aux populations des départements d’outre-mer ni aux migrants installés en France métropolitaine. Or, ces migrants originaires des DOM-TOM se sont constitués en groupes de pressions de plus en plus efficaces, et ne se satisfont pas de la glorification qui leur est proposée de la République libératrice, alors que la résistance des esclaves eux-mêmes, la part qu’ils ont pris à leur propre libération, est largement éludée. Il y a alors toute une série de réactions qui se font jour aux Antilles ou à Paris même, avec la fameuse marche du 23 mai 1998 ; c’est à partir de ce moment que certains linéaments du débat sont déjà présents. En réaction à ce « raté » de la commémoration officielle, il y a eu ensuite une prise de conscience de la part du pouvoir socialiste, qui a confié à Christiane Taubira, députée de Guyane, le soin de peaufiner une loi « mémorielle », finalement adoptée en mai 2001 : c’est la première loi de ce type au monde, concernant l’attitude de l’ensemble de l’Occident face à ses propres crimes et constituant une catharsis évidente pour une personne morale, en l’occurrence nationale (la France), seule entité à même d’endosser, en ce qui la concerne, une responsabilité pour ce qui s’est passé il y a plus d’un siècle et demi (ce qui ne préjuge pas de l’attitude des autres nations, ni des autres traites que la traite transatlantique…). Mais le dérapage n’a pas tardé, avec l’assignation en justice de l’historien Pétré-Grenouilleau par un collectif d’originaires des DOM, qui a provoqué la vive réaction des historiens face aux entrepreneurs de mémoire (sur des positionnements relativement contrastés, de la « pétition des 19 » au Comité de vigilance des usages publics de l’histoire…). 

N. G.-S. : C’est intéressant de constater qu’on perçoit des temporalités assez différentes en fonction des perspectives, y compris universitaires, dans lesquelles on se trouve. Je placerais personnellement le curseur plus haut, à partir de l’« affaire du voile » et de ses différentes étapes, depuis 1989, en passant par 1994, avec une logique étatique de sous-traitance et d’externalisation du problème, jusqu’à la séquence qui commence en 2003, lorsque le ministre de l’Intérieur, Nicolas Sarkozy, enjoint les jeunes femmes voilées au congrès de l’UOIF d’ôter leur voile pour la photographie sur la carte nationale d’identité, séquence qui se poursuit avec le rapport de la Commission Stasi, puis la loi de mars 2004 sur l’interdiction des signes religieux ostensibles à l’école publique. Parallèlement, une autre temporalité se met en place avec l’apparition d’un mouvement de résistance à cette loi dans le cadre du collectif « Une école pour toutes et tous », qui va générer le « Mouvement des Indigènes » dont l’Appel en janvier 2005 va se télescoper avec la loi du 23 février de la même année, télescopage qui révèle une temporalité commune. La loi de mars 2004 sur les signes religieux fait partie d’une scansion législative qui va rebondir en février 2005 avec la loi sur « le rôle positif de la présence française outre-mer », de sorte qu’on ne peut pas penser ces deux lois séparément puisqu’on voit bien comment les mobilisations vont en quelque sorte s’enrouler autour. 

R. B. : Je ne vois pas tout à fait les choses comme cela. Je suis d’accord avec la généalogie, qui est d’ailleurs peu ou prou celle des acteurs eux-mêmes : en amont des controverses de 2005, on observe un phénomène de rupture avec la génération des Marches [des beurs en 1983], la dénonciation du parrainage socialiste de l’antiracisme, l’apparition de lignées d’acteurs qui pour la première fois éprouvent des grammaires tactiques communes au moment de la mobilisation de 2004 et se retrouvent après, pour partie, dans le mouvement des Indigènes. Mais je pars de l’hypothèse inverse que ces deux textes, l’Appel des Indigènes d’un côté et la loi du 23 février de l’autre, n’ont rien à voir l’un avec l’autre au début. Et ce qui fait la controverse, c’est justement le fait de les lier, de construire un espace de débat entre ces deux textes. Autrement dit, l’Appel des Indigènes, qui est publié bien avant qu’on ne mette l’accent public sur la loi du 23 février, devient rétrospectivement une dénonciation de cette loi. 

Or, à propos de la généalogie de la loi du 23 février, on voit qu’elle répond à des temporalités beaucoup plus longues, plus anciennes, avec un article 13 qui complète des dispositifs d’amnistie de l’État républicain à l’endroit des anciens partisans de l’« Algérie française », de l’OAS, un article qui se situe dans la lignée de toutes les lois d’amnistie, celles de 1962, 1966, 1982. En ce sens, il ne s’agit pas d’une « loi mémorielle » qui n’aurait d’effet que déclaratif ou commémoratif ; c’est aussi une loi d’amnistie qui a des effets pratiques (indemnités forfaitaires pour d’anciens condamnés de l’OAS). 

D’autre part, c’est une loi de dispositions techniques budgétaires qui vise à harmoniser des régimes d’aide, de compensation au bénéfice des « rapatriés » et des harkis. Au départ, d’ailleurs, l’article 4 ne figure pas dans le projet de loi : il est le produit d’abord de rapports commandés par le gouvernement et qui introduisent l’argument des « pionniers modestes de la colonisation bienfaitrice », ensuite de la synthèse de tout un ensemble de projets d’amendements discutés en sous-commission par une trentaine de députés. S’il est donc le produit de la contingence, de la routine législative, c’est aussi que les répertoires de revalorisation de la colonisation sont là, à disposition, depuis longtemps. Mais, en revanche, la manière dont cela se noue en objet législatif correspond à une trajectoire de télescopage, avec d’un côté un texte de dispositions techniques, financières et, de l’autre, ce qui appartient à l’ordinaire des routines d’assemblée et qui peut éventuellement déboucher sur… l’article 4. 

 

 JEAN-LUC BONNIOL : 

Ces migrants originaires des DOM-TOM ne se satisfont pas de la glorification qui leur est proposée de la République libératrice, alors que la résistance des esclaves eux-mêmes, la part qu’ils ont pris à leur propre libération, est largement éludée. 

 

 J.-L. B. : À propos de généalogie, on ne peut pas évacuer la façon dont est vécu dans l’opinion le problème des cités et dont est appréhendée la dimension multiculturelle de la société française, concentrée dans certains lieux emblématiques. La généalogie est longue, depuis la Marche des Beurs en 1983 jusqu’à l’assomption qu’a représenté la victoire de l’équipe de France « black-blanc-beur » à la Coupe du monde en 1998, un rêve d’harmonie qui semble prendre corps ; puis, trois ans plus tard, c’est le fameux match amical France-Algérie au cours duquel la Marseillaise est sifflée, événement qui donne à voir l’absence d’allégeance nationale de la part de ces jeunes des cités issus de l’immigration et la force des attachements originaires. 

N. G.-S : C’est la question de la loyauté. Il faut bien voir comment la politique d’amnistie a parfaitement joué son rôle de compartimentage, a rendu complètement étanche une partie de l’histoire de France, qui n’avait pas vocation à être revisitée. Le problème est que cette histoire ressurgit sous une forme incarnée à travers la migration postcoloniale et sa descendance, et que de surcroît elle s’incarne sous une forme particulièrement fâcheuse, c’est-à-dire le retournement du récit émancipateur à travers son investissement par des femmes voilées. On est dans une espèce de cauchemar : si les choses ne s’étaient pas passées comme cela, peut-être n’aurait-on pas atteint un tel niveau paroxystique, avec des registres qui frisent l’hystérie sur la question du voile. En toile de fond de tous ces événements médiatiques, la Coupe du monde ou le match France-Algérie, on trouve bien les réminiscences des échecs passés, ce sentiment d’un gâchis générationnel hérité de 1983 et de ses suites, de la fin de non-recevoir opposée à toutes les marches pour l’égalité et pour la reconnaissance citoyennes – car politiquement il s’agissait bien de marches pour la reconnaissance, fondées à l’époque sur des critères essentiellement politiques et sociaux. Ces critères n’ayant jamais été entérinés, on a glissé vers une nouvelle hybridation des revendications qui vont inclure la dimension ethno-raciale, reprendre à leur compte et réhabiliter les dimensions identitaires qui avaient été bafouées, effacées par l’amnistie, etc. Il y a bien une cohérence politique et historique dans ce parcours. 

 

 ROMAIN BERTRAND : 

Ces deux textes, l’Appel des Indigènes d’un côté et la loi du 23 février de l’autre, n’ont rien à voir l’un avec l’autre au début. La loi du 23 février répond à des temporalités beaucoup plus longues. 

 

La question de l’islam

 

R. B. : Reste que, par rapport à ce que peuvent être les perceptions occidentales de l’islam, il ne faut pas oublier un événement très fort : le 11 septembre 2001. 

N. G.-S. : Mais à cette date, la France est déjà dans une culture de la terreur et de la peur depuis très longtemps, elle a déjà connu plusieurs campagnes d’attentats, en 1986, 1995… 

R. B. : Oui, mais cet événement change la donne politique générale. L’alignement « anti-taliban » de la France à l’occasion de l’offensive américaine en Afghanistan, le retour d’un climat sécuritaire, favorisent un regain de discours sur la question de la loyauté dans les banlieues, sur la mise en réseau de la cause pro-palestinienne avec des soutiens potentiels aux organisations islamistes… D’où ces magnifiques extraits de notes des renseignements généraux qui apparaissent dans les journaux en 2001, 2002, 2003. Tout cela fait système autour de la question de la loyauté des « musulmans » envers la République. 

N. G.-S. : Pour le comprendre, il faut remonter bien avant 2001. La raison pour laquelle, dès 1983, il existe une forme de mise en congé des descendants de migrants qui réclament l’accès au droit, c’est parce qu’ils sont considérés comme déloyaux. Ils sont les enfants des anciens colonisés, qui de surcroît étaient musulmans. Car dans ce monde colonial dont ils sont issus, l’islam a joué un rôle particulier, non pas parce qu’il était déjà là avant mais parce qu’il a aussi servi à réguler l’organisation coloniale, qu’il a été un élément dans l’organisation coloniale, dans l’exercice du pouvoir. Ce n’était évidemment jamais formulé en ces termes, mais l’islam comme fait problématique, comme ressort de la mise en suspicion de la loyauté, est déjà là dans les années 1980, dès que la question de la citoyenneté française de ces descendants de migrants se pose. 

J.-L. B. : Il est là de façon implicite. L’entrée en scène du facteur religieux va devenir explicite dès la première affaire du voile, et cela va ensuite aller crescendo. Cette entrée en scène du facteur religieux va complètement déstabiliser la société politique française, surtout la gauche, dans la mesure où celle-ci est issue d’une tradition laïque, d’une longue opposition à la mainmise du clergé catholique sur la vie sociale et sur les moeurs : le fait qu’on ait réussi à confiner la religion dans la sphère privée a représenté pour toute cette mouvance politique une conquête extraordinaire, qui semblait représenter un acquis définitif. Or il semble que l’islam vienne perturber cet acquis en réintroduisant le religieux dans la sphère publique. 

M. : Mais ne faut-il pas mettre en parallèle ce phénomène avec l’échec de la gauche depuis 1981 à promouvoir ces jeunes issus de l’immigration postcoloniale ? 

N. G.-S. : Tout à fait. Les premiers « retours » à la religion de jeunes militants qui faisaient partie de la Marche pour l’égalité sont observés juste après 1983. À l’occasion d’une enquête de terrain dans le quartier des Minguettes à Venissieux au début des années 1990, j’ai rencontré des acteurs associatifs qui n’avaient toujours pas compris cette manière de leur fermer la porte alors qu’ils avaient fait allégeance à l’État français. Ils étaient effectivement devenus des musulmans pratiquants par consolation, dans une démarche de réhabilitation personnelle. Donc la question de l’islam est bien là, depuis le début. Si on fait le travail d’exploration de l’action militante locale, dans le contexte où se déploie la politique de la ville, on voit bien que la question de l’islam était visible à l’époque. Mais il y a toujours eu une espèce de déni qui pousse les acteurs, mais plus encore les chercheurs en sciences sociales à l’époque, à requalifier ce qu’ils observent, retardant la prise de conscience. Toutes ces reformulations, ce maintien d’un vocabulaire le plus étroitement et strictement sociopolitique, nourrissent la démarche postcoloniale en France. 

M. : À propos de la mise en avant par les acteurs eux-mêmes de l’idée d’une continuité, d’un lien passé/présent, avec le thème de la « fracture coloniale » que le livre du même nom a popularisé, est-ce que la résurgence de la question de l’islam est aussi un héritage de la période coloniale ? 

R.B. : On a déjà fait la généalogie critique de la polémique telle qu’elle se déploie dans les espaces militants, politiques, etc. Or, derrière la question de la continuité, il y a une polémique proprement scientifique, au sens positif et productif du terme, à savoir : comment construit-on un objet et lui applique-t-on des protocoles de preuve pour démontrer une continuité historique ? Ce n’est pas une question qu’on peut rabattre d’un côté sur ce qui serait un gang de professeurs républicains-intégristes et de l’autre sur une parole postcoloniale intrinsèquement novatrice et généreuse. Il s’agit d’une vraie question de méthode, et un certain nombre de travaux passent beaucoup trop vite sur la question de savoir comment on prouve la continuité. 

Si on prend l’exemple de l’islam, des « représentations coloniales de l’islam », on doit premièrement se demander sur quels types de représentations d’acteurs situés, et donc sur quels corpus documentaires, on travaille, et de quelle façon on les sollicite ; deuxièmement, on sait qu’on a affaire à des appréciations dépréciatives de l’islam, en particulier inspirées du christianisme, qui sont bien antérieures à la construction coloniale de l’islam : il faut donc en apprécier l’historicité au long cours ; troisièmement, on sait que le rapport des orientalistes, parties prenantes du projet impérial, à l’islam est beaucoup plus complexe que la simple dépréciation systématique : il est au contraire souvent caractérisé par la fascination. Parler aujourd’hui d’un « héritage colonial » correspond à un choix interprétatif : cela veut dire qu’un groupe, qui reste à caractériser sociologiquement, « porte » quelque chose qu’on peut identifier et qui « pèse » directement sur les choix des acteurs. Mais que veut vraiment dire l’expression « les représentations coloniales de l’islam », étant entendu que ces représentations n’étaient pas unifiées, que la question même de savoir ce qu’était l’islam et comment se comporter face à lui était en débat dans les milieux colonialistes et chez les orientalistes ? 

J.-L. B. : Loin de la stigmatisation, on sait que dans l’Afrique subsaharienne, l’islam a pu être considéré par les administrateurs coloniaux comme quelque chose de positif, une religion d’« évolués » qui permettait de mieux encadrer les populations que l’animisme. Ainsi, la confrérie des Mourides au Sénégal était-elle étroitement contrôlée par le pouvoir colonial… 

N. G.-S. : Il y a d’ailleurs eu des vagues de conversions à l’islam très importantes en Afrique subsaharienne, encouragées par l’administration coloniale. 

R. B. : Il y a en effet une ambiguïté totale : il existe d’un côté un islam légitimiste ou coopté (comme avec les marabouts du bassin arachidier au Sénégal) et de l’autre côté un islam contestataire, qui déborde très largement l’autorité coloniale, qui dans certains cas la subvertit, qui en tous cas lui échappe parce qu’il plonge ses racines dans des bassins d’historicité anciens, locaux tout autant que transrégionaux, ottoman par exemple (dans le cas de l’ancienne Régence d’Alger ou de l’Egypte). Donc, l’islam a été à la fois la bordure extérieure du projet colonial, son envers menaçant, et un des outils de la cooptation politique des sociétés colonisées, ambivalence qui se retrouve dans l’ambiguïté très profonde des représentations. Et on pourrait largement dire la même chose à propos de l’Orient. Alors, l’« héritage », certes, mais de quoi ? 

N. G.-S. : Ce serait en tout cas utile de ne pas entériner un certain type de représentations et se demander à la place comment elles se constituent, de manière à les rendre vivantes, dans leurs vibrations, leur évolution, voire leur involution. Sur la question de l’islam, on est face à un problème politique qui nous amène à prendre en compte une certaine forme d’islamophobie relativement prégnante en France aujourd’hui, tout en étant bien conscient que cette islamophobie n’est pas seulement fondée sur une haine de l’islam. On pourrait du coup rattacher ce phénomène à toutes les analyses qui sont faites de l’orientalisme, entre fascination et répulsion. Le fait qu’il n’y ait pas uniquement des représentations négatives ne signifie pas qu’il n’y ait pas diffusion et reprise de préjugés. Ce qui est en cause dans la fameuse « continuité », c’est la reprise de représentations forgées au cours de l’expérience coloniale. 

 

 NACIRA GUÉNIF-SOUILAMAS : 

L’islam devient insaisissable pour ceux qui voudraient le constituer comme une altérité absolue. Et plus il est insaisissable, plus il faut le ressaisir, lui réassigner une place, le réifier, et donc réduire ceux qui se définissent comme tel. 

 

 M. : Quand on observe la nature des rapports sociaux, hier dans l’empire colonial comme aujourd’hui en France et la façon dont le « musulman » a été érigé en catégorie socio-politique et non plus en simple indicateur religieux, ne peut-on pas dire que le « musulman » continue à incarner la figure même de l’altérité ? 

N. G.-S. : Ce qui est intéressant, lorsqu’on reprend à nouveau frais cette figure-là pour voir comment elle se décline à nouveau dans le contexte français contemporain, c’est que le musulman est désormais l’égal. Il n’est plus le subalterne ou le supplétif. Il n’est plus seulement « musulman », il est aussi Français, citoyen, il a ses identités multiples qui, du coup, le font échapper à la réduction de l’altérité dans lequel on voudrait tendanciellement l’enfermer. Les musulmans, aujourd’hui, en France, échappent à cette image de l’altérité, ne peuvent plus y être réduits. C’est bien cela qui explique cette relation problématique vis-à-vis d’un « islam français ». L’islam n’est plus une entité externe, y compris externalisée à travers le fonctionnement et le bon ordonnancement de l’empire colonial ; dans l’espace français contemporain, l’islam est une réalité propre à la société.

 

M. : Le problème est qu’il n’est pas perçu de cette façon, que persiste un décalage entre cette réalité d’un islam proprement français ou européen, et la perpétuation de représentations où l’islam reste surdéterminant (voir la nomination d’un préfet « musulman » par Sarkozy) et rejeté dans une radicale altérité, inassimilable. 

N. G.-S. : La mobilisation de la figure du musulman comme incarnation de l’altérité radicale ne devrait-elle pas être rapportée à l’impossibilité pratique de maintenir cette altérité radicale ? Cette figure, finalement, s’est largement dissoute, non pas parce que l’intégration aurait marché, mais parce que l’islam s’inscrit dans la modernité. Ceux qui portent l’islam parfois comme un stigmate le vivent aussi comme quelque chose qu’ils construisent, qu’ils élaborent et qu’ils transforment, avec eux-mêmes. Du coup, l’islam devient insaisissable pour ceux qui voudraient le constituer comme une altérité absolue. Et plus il est insaisissable, plus il faut le ressaisir, lui réassigner une place, le réifier, et donc réduire ceux qui se définissent comme tel. Or, personne aujourd’hui ne peut être réduit à cette seule identité. Les personnes qui se disent « musulmane » recourent à des combinatoires qui les font échapper à la représentation négative : elles se disent « musulmane et laïque », « musulmane et républicaine », « musulmane et femme »… il y a toujours une combinatoire qui fait qu’on ne peut plus remplir ce réduit de ceux qui devraient s’y trouver. 

C’est pour cette raison que les représentations de l’islam sont aussi figées et aussi puissantes, précisément parce qu’elles ne désignent plus personne en France, pas même ceux qui pourraient être tentés par le radicalisme terroriste islamiste. Alors que dans le monde colonial, il était plus facile de faire s’incarner, sous les yeux de la République coloniale, les indigènes musulmans.

 

 

 JEAN-LUC BONNIOL : 

Une expression comme « fracture coloniale » me paraît oublieuse des pratiques réelles des populations colonisées, de leur capacité de résistance. 

 

 Après la polémique, le temps du pédagogue ?

 

M. : Pour terminer le débat tout en l’ouvrant, on peut se demander quelles réponses apporter à ces revendications mémorielles ? Que faut-il entendre par la « décolonisation » des sociétés ? Dans quelle mesure, à travers les politiques de « reconnaissance », l’État joue-t-il un rôle central dans ce « travail de mémoire » ? Peut-on véritablement « dépasser » cette « guerre des mémoires », réconcilier les points de vue divergents sur le passé et parvenir à une mémoire nationale plurielle ? Est-ce que les sciences sociales ont quelque chose à apporter dans le cadre de ce projet politique qui vise à une réconciliation des mémoires antagonistes ? 

J.-L. B. : On peut partir d’un constat, celui de la « guerre des mémoires actuelles ». Est-ce qu’il est possible de comprendre la souffrance de l’autre, d’établir une empathie réciproque ? Y a-t-il besoin de revenir obligatoirement à une mémoire unifiée qui relèverait d’un nouveau discours officiel ? Comment articuler des niveaux différents de récit, dont l’un, enfermé chaque fois dans sa particularité, prend pour base l’histoire de l’individu et de ses ascendants, alors que l’autre, qui se veut général, entretient son lien principal avec l’imaginaire national ? Comment la France peut-elle, au-delà de son équipe de football, assumer la diversité de ses héritages ? Comment apprécier les demandes de reconnaissance mémorielle : désir de séparation et de repli sur soi ou volonté d’intégration dans le récit national ? 

L’État a son rôle à jouer dans la mesure où il peut mener des politiques volontaristes, d’abord pour garantir la liberté des historiens face aux entrepreneurs de mémoire, ensuite pour accomplir un certain nombre d’actes symboliques visant à des reconnaissances. En matière éducative, il y a aussi une large marge de manoeuvre. En même temps, l’action de l’État a ses limites, et beaucoup de choses pourraient être faites à partir d’un travail sur l’imaginaire, à travers par exemple les oeuvres de fiction… 

J’affirmerai enfin toujours pour ma part une exigence que j’emprunte à Frantz Fanon : ne jamais se laisser enfermer dans la tour substantialisée du passé, ne pas se faire l’esclave du passé lorsqu’on regarde vers l’avenir. Les mémoires proclamées « blessées » postulent une dette qui, ne pouvant jamais être éteinte, ouvre une « ligne de crédit inépuisable… » L’attente passive de la réparation risque d’aboutir à la négation de tout caractère d’acteur social, et au non-engagement dans les combats du présent. Sans parler du caractère oppressif d’une telle posture pour ceux qui ne se reconnaissent pas dans ce statut de victimes immuables… Il est assez paradoxal que, dans le cas de la mémoire de l’esclavage, le choix d’une lignée, et la victimisation par héritage ainsi induite, surviennent à peu près au même moment où s’est affirmée la créativité créole qui, elle, met l’accent sur la diversité des racines à l’origine des sociétés post-esclavagistes, sur les richesses humaines imprévisibles qui ont pu y apparaître, ainsi que sur la singularité de dispositifs de résilience collective au long cours, permettant de dépasser les déchirures fondatrices. 

Une expression comme « fracture coloniale » me paraît oublieuse des pratiques réelles des populations colonisées, de leur capacité de résistance, en bref de tous les métissages qui sont à l’oeuvre dans la construction plurielle de notre modernité.  

 ROMAIN BERTRAND : 

Le plus gros décalage entre la recherche sur le « fait colonial » et ce qui est enseigné, c’est cette idée qu’il faut maintenir un récit national, alors que la question ne se pose plus vraiment dans ces termes. 

 

R. B. : Ce qui m’intéresse dans ce débat, en tant que chercheur, c’est d’aller résolument à l’encontre d’un récit d’histoire nationale, non par choix idéologique, mais par réalisme historique. Le plus gros décalage entre la recherche sur le « fait colonial » et ce qui est enseigné, c’est cette idée qu’il faut maintenir un récit national, alors que parmi les chercheurs qui travaillent sur le sujet, la question ne se pose plus vraiment dans ces termes. Parce que travailler sur le « fait colonial », c’est d’un côté travailler sur ce qui le constitue à son origine, aux XVIIe et XVIIIe, qui sont des siècles impériaux et donc largement pré-nationaux ; de l’autre, c’est écrire des histoires globales, interconnectées, qui n’ont souvent que marginalement une dimension ou une pertinence « nationales ». Par ailleurs, s’il s’agit de redonner une histoire propre à des individus dont les familles ont vécu à une certaine période dans le cadre de la domination coloniale, alors ce récit, nécessairement plus complexe, fait voler en éclats le cadre national… Voilà un problème concret qui touche au dialogue entre enseignants et chercheurs du « fait colonial ». 

À ce propos, la question de savoir comment enseigner une histoire toujours en débat est délicate. D’un côté il y a la recherche, qui ne doit connaître aucun tabou par rapport au récit national, et de l’autre l’enseignement, et c’est ce passage, qui, d’après les enseignants du secondaire ou de l’université avec qui j’ai pu discuter à la suite des controverses de 2005, semble être problématique. Pédagogiquement, il est très difficile de faire coexister, par exemple dans le cadre d’un cours de quatre heures sur la décolonisation, de l’Algérie en particulier, deux documents qui disent des choses différentes, puis d’organiser un débat avec les élèves. On peut faire une histoire sans tabou, mais pédagogiquement, c’est aussi risqué et potentiellement immaîtrisable. C’est une chose qu’il faut prendre en considération. 

M. : Comment faire pour que cette histoire coloniale, où le colonisé était pensé comme extérieur, ne soit plus transmise comme une histoire du rapport à l’autre, mais comme une histoire du rapport à soi, un peu sur le modèle de ce qui a été fait pour l’enseignement de la Shoah ? 

N. G.-S. : Mais ce processus a demandé du temps. Ce serait intéressant d’étudier la temporalité de l’entrée de la Shoah dans l’enseignement, sa mise en perspective par rapport à la période fasciste. Il y a en tout cas certainement quelque chose à tirer de cette expérience, sur la façon d’aborder l’histoire en débat. Le problème est que la question postcoloniale nous submerge et que nous n’acceptons pas d’être débordés. 

J.-L. B. : On peut voir aussi l’exemple de l’intégration de l’esclavage et de la traite dans les programmes scolaires… 

R. B. : C’est bien en effet un problème de débordement, car il ne s’agit pas seulement d’enseigner l’histoire du rapport à l’autre, ce qui maintiendrait un lieu fixe d’histoire nationale dans laquelle il s’agirait de faire rentrer tout le monde quitte à retoucher au marqueur les identités vécues. Le problème, c’est aussi qu’on touche très vite à des histoires autres. Si on prend le cas d’un élève d’ascendance sénégalaise, il ne s’agit pas seulement de lui dire que son histoire est l’histoire triste de la présence coloniale, mais de lui expliquer qu’elle est aussi celle des royaumes sénégambiens qui l’ont précédée. L’histoire moderne des sociétés du sud-est asiatique ne peut pas non plus être réduite à leur moment colonial ; leur historicité s’est déployée sur bien d’autres fronts – géographiques et référentiels – que sur celui de l’interaction avec les Européens. Écrire l’histoire de ces sociétés dans leurs propres termes, en partant des documentations vernaculaires, comme nous y ont incité les historiens des subaltern studies et comme nous y incitent à présent les praticiens de l’histoire connectée, c’est ne pas préjuger de l’omnipotence du pouvoir colonial, mais au contraire scruter ses interstices, et donc aussi les lieux et les pensées qui ont échappé à sa prise, les récits qui l’ont ignoré, « indigénisé » ou relativisé. La notion même de « sociétés colonisées » est à manier avec prudence, car elle accrédite l’idée que la totalité de la vie politique et morale s’est trouvée piégée dans l’espace réduit de la confrontation aux Européens, alors qu’il a existé des hors-champs indigènes de la situation coloniale. 

C’est donc une histoire qui déborde de toutes parts : on le voit bien avec l’enseignement de l’histoire de l’islam. Les enseignants n’ont pas nécessairement une peur républicaine viscérale d’aborder cette question, mais ils sont souvent dépassés par les questions des élèves qui ont une pratique domestique de l’islam. L’histoire de l’esclavage, c’est la même chose : s’il s’agit de faire une histoire de la honte esclavagiste de la Révolution et de la République, c’est encore faire une histoire nationale coincée aux entournures. Si, en revanche, c’est faire une histoire de ce qu’ont été les espaces de la traite et de la mise en dépendance, alors il est nécessaire de maîtriser des volumes conséquents de littérature spécialisée. 

N.G. : Pour le moment. Car ce travail de retraduction, dans le but de mettre en forme des manuels notamment, a été nécessaire à toutes les époques, ce n’est pas propre à l’histoire de l’esclavage ou de la colonisation. Il faudrait peut-être y consacrer plus d’effort, car c’est un débat dont j’entends parler depuis 20 ans. À propos du rôle de l’État, ne devrait-il pas y avoir un engagement prioritaire sur cette question ? Les blocages à la fois structurels et mécaniques sont connus, et si on ne se donne pas les moyens de mettre ensemble au travail les pédagogues avec les chercheurs, on continuera à faire ce constat qu’on ne peut pas parler de ces questions dans une salle de classe…


[1]    D. LEPOUTRE, Coeur de banlieue. Codes, rites et langages, Paris, Éditions Odile Jacob, 1997.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le jeudi 28 février 2008 20:01
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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