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QUÉBÉCOIS ET AMÉRICAINS.
La culture québécoise aux XIXe et XXe siècles.
Introduction
GÉRARD BOUCHARD
YVAN LAMONDE
On sait que depuis quelques décennies les intellectuels québécois, ou plus généralement les représentants de la culture savante, ont entrepris de redéfinir de vieilles perceptions de la société et de la culture étatsunienne. Jadis marquées par une grande méfiance, un peu de dédain et beaucoup de méconnaissance, les perceptions en voie de s’instituer sont généralement positives et annoncent un nouveau paradigme qui officialise en quelque sorte l’insertion de la culture québécoise dans le champ continental : car c’est bel et bien l’ensemble des Amériques qui devient le nouvel espace de référence. Les relations culturelles entre le Québec et les États-Unis se trouvent ainsi inscrites dans une perspective plus étendue, en même temps que le « pôle » européen y perd la préséance qu’il a très longtemps détenue.
On sait que le thème de l’américanité est à la mode. Depuis une vingtaine d’années, toutefois, il a surtout été exploré dans le cadre restreint des rapports Québec/USA. Plusieurs études ont ainsi parcouru le terrain des influences étatsuniennes sur la culture québécoise. D’autres se sont interrogées sur l’image des États-Unis dans la production culturelle québécoise ou sur la perception des Québécois (et de leurs œuvres) chez leurs voisins.
La perspective d’analyse que voudrait privilégier la présente réflexion est différente. D’abord, c’est l’ensemble du continent [8] américain, comme espace culturel, qui constitue notre toile de fond. En deuxième lieu, le problème principal abordé concerne l’inscription de la culture québécoise dans cet espace culturel, comme substitut aux référentiels européens traditionnels. Ce processus d’inscription continentale a consisté dans une appropriation du nouvel espace par l’imaginaire collectif, dans l’élaboration d’une « territorialité » québécoise, au sens que certains géographes donnent à ce mot, à savoir toutes les constructions socio-culturelles qui accompagnent et alimentent ordinairement l’occupation d’un nouvel espace. Dans la culture savante en particulier, on réfère ici à l’exploitation des nouvelles réalités géographiques et humaines comme matériau d’une formalisation inhérente soit à la création artistique et romanesque, soit aux discours idéologique et scientifique, soit encore, pour paraphraser Eric Hobsbawn, à tout ce qui relève de l’invention de traditions. Une réflexion sur ce phénomène est d’autant plus pertinente que, à l’image des autres populations blanches des Amériques, la collectivité québécoise est issue d’un transfert migratoire intercontinental et d’un processus de peuplement relativement récent (il ne s’est achevé qu’au milieu du XXe siècle). Elle a donc eu l’occasion d’opérer une rupture par rapport à ses racines européennes et de mettre en forme un discours de recommencement collectif sur le nouveau continent, comme l’ont fait les Américains des États-Unis pensons à la Révolution de 1776 et à la mythologie de la frontière. Par américanité, on entend donc ici les nouvelles formes culturelles qui se sont mises en place depuis le XVIIe siècle à la suite des transferts migratoires de l’Europe vers les Amériques et qui reflètent la somme des ruptures, des processus de différenciation (par invention, adaptation) et des projets de recommencement collectif caractéristiques de plusieurs collectivités neuves.
À ce sujet, diverses questions surgissent, qui appellent une relance de la réflexion sur l’américanité au Québec. Ainsi, en ce qui concerne la dynamique de différenciation et de rupture porteuse de réalignement culturel, la culture savante québécoise semble avoir suivi un parcours très particulier, sous la forme de (a) l’amorce d’un processus de distanciation au cours du XVIIIe siècle et, surtout, dans le premier tiers du XIXe ; (b) un retour aux traditions et aux référentiels européens (français surtout) à partir de 1840-50 et durant le siècle qui a suivi ; (c) une reprise accélérée des conduites de différenciation et de [9] rupture durant les cinquante dernières années [1]. Il paraît utile de s’interroger en particulier sur les facteurs qui ont provoqué ces deux derniers revirements. On soupçonne aussi que ces évolutions n’ont pas affecté uniformément l’ensemble de la culture québécoise mais en ont sans doute épousé la segmentation. En réalité, eu égard à l’insertion dans l’américanité, il y aurait sans doute profit à explorer plus avant, d’abord, l’idée que cette culture aurait été le lieu de deux dynamiques peut-être divergentes, articulées selon le clivage familier culture savante/culture populaire. Par exemple, il est très vraisemblable qu’entre le milieu du XIXe siècle et le milieu du XXe, la grande majorité des intellectuels québécois ont entretenu des relations beaucoup plus difficiles avec la culture étatsunienne que la classe des travailleurs manuels et urbains, l’américanisation se poursuivant sans heurt, d’une manière ininterrompue, dans la culture populaire et la culture de masse. En deuxième lieu, au sein de la culture savante elle-même, il faut peut-être s’attendre à relever des discordances importantes selon les domaines du discours, de la création et des conduites. On voit ici la nécessité d’enquêtes attentives à départager l’éventail des refus, des résistances, des ouvertures, des immersions, et à reconstituer plusieurs trames (romanesque, picturale, architecturale...) en les comparant. Enfin, une troisième forme de stratification s’est peut-être manifestée dans l’espace cette fois, l’Est de la province se démarquant de l’Ouest par exemple. L’univers des perceptions et des influences culturelles États-Unis/Québec serait donc beaucoup plus fragmenté qu’on ne l’a cru jusqu’ici.
Dans la même veine, et le cas échéant, quand et selon quelles modalités voit-on apparaître dans la création artistique et littéraire des thèmes, des styles, des structures, des contenus qui attesteraient l’émergence d’une américanité québécoise compte tenu de la part d’hétérogénéité qui l’a vraisemblablement caractérisée ? Comment, sous ce rapport particulier, cette « américanité » se compare-t-elle aux autres (la canadienne, l’étatsunienne, la mexicaine, la brésilienne, etc.) ? Y a-t-il des allures, des structures, des contenus proprement américains qui feraient place à une diversité d’expressions nationales ou « régionales » ? Il est à noter que ces questions ne doivent pas être [10] perçues comme une autre manière de s’interroger sur l’identité québécoise et son caractère distinctif. Il s’agit plutôt de voir dans quelle mesure la culture québécoise a suivi un parcours analogue aux autres cultures nationales américaines et a contribué à enrichir de figures spécifiques l’espace culturel américain.
Les intellectuels, les créateurs québécois ont évidemment pris conscience de l’américanisation de la culture savante elle-même. Mais le discours qui s’est constitué à ce propos a été peu étudié [2]. Même, il y aurait sans doute profit à réexaminer dans cette perspective des discussions et controverses bien connues, par exemple celle qui, parmi les littéraires du début de ce siècle, opposa les « régionalistes » aux « exotiques ». Par ailleurs, l’américanité québécoise devrait être comparée aux autres non seulement sous l’angle des contenus ou figures, comme il vient d’être suggéré, mais aussi sous l’angle du calendrier et des modalités de mise en place. Ainsi, il appert que le décrochage québécois par rapport aux modèles européens aurait été relativement tardif ; dans cette hypothèse, une étude des facteurs de freinage serait instructive du point de vue de l’histoire socio-politique aussi bien que culturelle.
Enfin, l’évolution qui a conduit à l’insertion de la culture savante québécoise dans l’américanité recoupe en plusieurs points une autre trame culturelle qui est l’essor de la modernité [3]. Mais les deux trames ne doivent pas être confondues, comme le montre, notamment, le fait qu’elles aient entretenu des interactions contradictoires. Ainsi, on pourrait montrer que, d’un côté, la modernité a pavé la voie à l’américanité en libérant la culture savante des vieilles normes et traditions qui lui servaient d’ancrages et en l’ouvrant au changement. Mais de plusieurs façons aussi, la modernité a relancé l’état de dépendance à l’endroit de modèles culturels européens, repoussant ainsi l’échéance de la rupture. Cela dit, il faut se garder d’introduire ici un jugement de valeur qui présenterait l’américanité comme le point culminant d’une longue ascension ; aussi bien, notre démarche vise uniquement à démêler, à caractériser et à périodiser dans une perspective comparée des courants, des permanences, des glissements.
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En somme, après cinquante ans d’américanisation accélérée (au sens propre du terme) dans la culture savante, nous avons voulu faire le point en reconstituant des tracés parcourus depuis le XIXe siècle par la culture québécoise comme francophonie de type nord-américain. Ceci invite à faire la part des emprunts, des rejets, des résistances, des adaptations et des inventions, mais en faisant toujours place à l’hétérogénéité, aux segmentations sociales et culturelles, aux déphasages ; d’où le pluriel utilisé dans le titre de cet ouvrage qui poursuit ainsi un double objectif : mieux connaître ces différents tracés, ou trames, évoqués plus haut et vérifier l’existence, dans l’espace et le temps, de figures, voire d’une « courbure » commune [4].
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[1] N’attachons pas trop d’importance pour l’instant à ce découpage chronologique, qui n’est donné qu’à titre approximatif et requiert évidemment validation.
[2] Nous ne parlons pas ici des dénonciations bien connues de la culture étatsunienne comme source de corrosion de la culture québécoise.
[3] Mieux connue celle-là, grâce aux études qui y ont déjà été consacrées (voir surtout Y. Lamonde et E. Trépanier [1986]).
[4] Les textes présentés dans les pages qui suivent ont d’abord fait l’objet d’une présentation à l’occasion d’un colloque tenu en novembre 1993 à l’Université de Montréal, à l’initiative de l’Institut interuniversitaire de recherches sur les populations (IREP) et grâce à l’appui financier du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada.
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