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Émile BOUDREAU
“La FTQ, ses syndicats
et la société québécoise.”
[pp. 55-60.]
Au soir d'une carrière syndicale qui a duré plus d'une cinquantaine d'années, officiellement et non officiellement, j'aimerais dire combien j'ai été chanceux d'avoir abouti, au début des années cinquante, presque par accident, dans un syndicat, celui des Métallos, qui a joué un rôle très important dans la fondation, dans le fonctionnement et dans l'engagement social de ce qui est devenu, au cours des années qui ont suivi, la Fédération des travailleurs (et maintenant, des travailleuses !) du Québec.
Si j'ai pu jouer un certain rôle dans l'évolution du mouvement ouvrier au Québec, et en particulier dans l'évolution de la FTQ, c'est que j'ai toujours pu jouir de l'appui de structures syndicales qui se précisaient de plus en plus clairement avec le temps et qui répondaient de mieux en mieux à mes propres aspirations sur les plans social et politique.
En 1952, lorsque j'ai quitté mon petit syndicat local de mineurs en Abitibi et débouché dans le « grand monde » du syndicalisme international, national et « provincial », tout était littéralement en ébullition, sur tous les plans. Sur le plan international, après la désertion des rangs de l'AFL de plusieurs des syndicats œuvrant sur une base industrielle, désertion qui avait été marquée par le coup de poing de John L. Lewis à la figure de Bill Hutcheson au cours du congrès de l'AFL à l'automne 1935, et la fondation du Congress of Industrial Organizations (CIO) l'année suivante, les pourparlers d'unité, qui avaient repris plutôt timidement dès 1937, [56] s'étaient poursuivis au cours des années subséquentes avec des résultats plus ou moins encourageants selon les circonstances et selon les personnes impliquées « au sommet ». Vers la fin de 1952, les présidents Walter Reuther, du CIO, et George Meany, de l'AFL, qui venaient tous deux d'entrer en fonction suite aux décès prématurés, à quelques semaines d'intervalle, des présidents Murray et Green, déclarèrent tous deux publiquement que la réalisation de l'unité syndicale serait l'une de leurs priorités.
La réunification ne fut pas uniquement motivée par les considérations idéologiques, quoi qu'en disent certains historiens. Les deux centrales devaient faire face à plusieurs situations bien concrètes, dont l'une était cruciale : l'organisation des travailleurs non syndiqués était à un point mort. Une étude sommaire réalisée en 1953 pour le compte des deux centrales révéla qu'au cours des deux années précédentes, aux États-Unis et au Canada, elles avaient englouti près de 12 000 000 $ et des énergies considérables à se marauder mutuellement. Le bilan des gains nets se chiffrait à une fraction de 1% en termes de membership nouveau pour les deux centrales. Le reste, soit plus de 99%, n'était que des changements d'affiliation de l'AFL-CMTC au CIO-CCT, ou inversement. Cette guerre fratricide et stérile devait cesser. L’AFL et le CIO conclurent donc un pacte de non-maraudage et l'année suivante le CMTC et le CCT firent de même au Canada. Ce modus vivendi était le prélude de la fusion organique qui devait se réaliser en 1955 aux États-Unis et en 1956 au Canada. [1]
Au début des années cinquante, l'unité éventuelle des deux grandes centrales étatsunienne et canadienne étant de plus en plus probable, la fièvre qui accompagne normalement un tel tournant historique se faisait sentir au niveau de leurs instances respectives au Canada et au Québec. On prévoyait qu'à relativement courte échéance, il devrait aussi y avoir fusion des fédérations provinciales et des conseils régionaux du travail. Au Québec, cela posait un problème d'envergure. Pour qu'il puisse y avoir une fusion dont le résultat serait la formation d'une fédération québécoise, il fallait qu'il existe deux fédérations, l'une d'allégeance AFL-CMTC et l'autre [57] d'allégeance CIO-CCT. Or, au Québec, s'il existait bel et bien, depuis 1937, une fédération regroupant les unions affiliées à l'AFL aux États-Unis et au Congrès des métiers et du travail au Canada, la Fédération provinciale du travail (FPTQ), les unions affiliées au CIO américain et au Congres canadien du travail ne s'étaient pas encore regroupées au sein d'une fédération « provinciale ». Bien plus, en vertu des statuts du Congrès canadien du travail, il fallait trois conseils régionaux du travail pour pouvoir obtenir une charte de fédération « provinciale ». Or, à l'époque où s'activaient les pourparlers de fusion, il n'y avait que deux de ces conseils régionaux en existence au Québec, un à Montréal et l'autre à Saint-Jean. Difficulté additionnelle : pour obtenir l'octroi d'une charte pour un conseil du travail dans une ville ou dans une région, il fallait que la demande soit faite au CCT par trois syndicats différents œuvrant dans cette ville ou dans cette région. Joliette, ville et région, pouvait satisfaire à cette exigence. En collaboration avec les dirigeants des unions CIO œuvrant sur le terrain, il y eut rien de moins qu'un blitz dans cette ville par des militants du CIO de Montréal. Il y eut aussi accélération des procédures au niveau du CCT pour l'émission d'une charte au tout nouveau Conseil du travail de Joliette. Bref, les 6 et 7 décembre 1952, eut lieu le congrès de fondation de la Fédération des unions industrielles du Québec (FUIQ), affiliée séance tenante au Congrès canadien du travail. Nous pouvions maintenant attendre de pied ferme les « frères ennemis » de l'AFL-CMTC !
En fait, l'esprit « fraternel » prit un certain temps à se manifester. Nouveau venu dans le mouvement ouvrier, j'avais été scandalisé par la bataille que nous avait livrée le CMTC lors de la campagne d'organisation des mineurs de Murdochville à compter du mois de juin 1953. Les tracts distribués aux travailleurs reflétaient bien les sentiments qui animaient les tenants de l'une et l'autre des centrales. Pour le CMTC, le CIO était une organisation antidémocratique qui voulait soumettre les travailleurs à une dictature communiste. Remarquons que le CMTC utilisait toujours le sigle [58] « CIO » pour désigner ses adversaires du Congrès canadien du travail. C'était plus dangereux, apparemment ! Au CCT, nous mettions en garde les mineurs contre une organisation qui prouvait, par ses actions, qu'elle était « vendue » corps et âme à l'employeur ! Ce climat de confrontation entre les affiliés des deux centrales s'étendait à tout le Québec et persistait malgré les fusions réalisées en 1955 aux États-Unis et en 1956 au Canada, où le candidat de compromis à la présidence du nouveau Congrès du travail du Canada fut Claude Jodoin, jusqu'alors président du CMTC. Du point de vue des tenants du CCT, il était le plus « acceptable » parmi les candidats possibles venant du CMTC.
Les accords de fusion « au sommet » stipulaient que les fédérations « provinciales », ainsi que les conseils régionaux du travail, devaient se fusionner dans un délai de deux ans. La pression qui venait « d'en haut » était donc forte pour que les deux fédérations québécoises se fusionnent. « La mort dans l'âme », comme le dira Philippe Vaillancourt, les tenants du CCT au Québec virent cet événement se produire le 16 février 1957, date de la fondation officielle de la Fédération des travailleurs du Québec. Encore là, la présidence de la nouvelle FTQ fut l'objet d'un compromis, et le poste échut à Roger Provost, un des dirigeants des Ouvriers unis du textile et ancien président de la FPTQ (CMTC). Puis eut lieu la grève à la mine Gaspe Copper en mars 1957 et la célèbre Marche sur Murdochville le 19 août de la même année, ce qui donna l'occasion à Roger Provost de proclamer son opposition au duplessisme et son engagement public en faveur de l'action politique. Les tenants du CCT découvraient qu'ils pouvaient « travailler » avec Provost. En fait, c'est pendant son règne que la fusion a vraiment débuté.
C'est en septembre 1959 que survint le décès de Maurice Duplessis. Il fut remplacé par Paul Sauvé qui prononça son célèbre « désormais ». C'était le début de la « Révolution tranquille ». Le 20 octobre 1964, Roger Provost disparut à sont tour. Il appartenait aux membres du Conseil général de lui nommer un remplaçant au poste de président de la Fédération. [59] Deux candidats étaient sur les rangs : Fernand Daoust, un « permanent » du CTC, l'un des fondateurs de la FUIQ, et Louis Laberge, permanent des Machinistes et président du Conseil du travail de Montréal. Cette fois, il n'y eut pas de compromis. Ce fut la bataille rangée entre les anciens de la FPTQ et les anciens de la FUIQ. Louis Laberge en sortira vainqueur, « par un demi vote », selon ses propres paroles. Au congrès suivant, l'élection de Laberge fut confirmée par l'ensemble des délégués. Il restera en poste pendant 27 ans et on lui doit en grande partie ce qu'est devenue la FTQ dans le quart de siècle qui a suivi. Quant à Fernand Daoust, le congrès de 1965 lui préféra Gérard Rancourt au poste de secrétaire général de la Fédération. La bataille fut féroce et elle fit ressortir une fois de plus l'antagonisme qui persistait entre les anciens tenants du CCT et de la FUIQ et les anciens tenants du CMTC et de la FPTQ. Ce ne fut qu'en 1969 que Daoust accéda enfin au poste de secrétaire général, ne rencontrant cette fois aucune opposition. Laberge y fut-il pour quelque chose ? Les anciennes rivalités étaient-elles en train de disparaître ? Quoi qu'il en soit, Daoust et Laberge formèrent par la suite le couple idéal pour continuer la réconciliation des idéologies divergentes et construire, petit à petit, l'instrument syndical, social et politique que la FTQ est devenue au sein de la société québécoise.
Je me rends bien compte que tenter, en quelques pages, de donner même une idée de l'historique de la Fédération des travailleurs et travailleuses du Québec est une mission dangereuse, voire impossible. Il s'est publié plusieurs ouvrages élaborés sur l'histoire de la FTQ. Pour rédiger le présent texte, je me suis inspiré surtout de l'ouvrage auquel j'ai moi-même contribué à titre de rédacteur et de « ré-arrangeur » de textes rédigés par plusieurs personnes, dont le regretté Léo Roback. Je recommande la lecture de ce bouquin. Il rappelle des souvenirs. Lune des meilleures histoires du syndicalisme au Québec est incontestablement celle qu'a écrite Jacques Rouillard, un historien que je considère parmi les meilleurs sinon le meilleur historien québécois en la matière.
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J'ai participé à un grand nombre des événements qui ont marqué la naissance et l'affirmation de la Fédération des travailleurs et travailleuses du Québec. En ce sens, j'ai donc contribué, au moins en partie, à faire de la FTQ ce qu'elle est devenue maintenant. Mais je crois que le fait d'avoir été membre d'un syndicat important affilié à la FTQ, et le fait d'avoir pu travailler aussi étroitement, depuis 1977 et jusqu'à ma retraite en 1982, avec les dirigeants de notre centrale, a fait de moi un syndicaliste plus compétent et plus averti, et surtout m'a permis de m'engager corps et âme dans un grand nombre de causes qui, dans le domaine social, dépassaient de beaucoup le simple engagement syndical. J'ai aussi consacré beaucoup d'énergie au domaine politique. Et beaucoup d'argent, que je contribuais de mes propres deniers et que, je dois l'avouer, je « soutirais », parfois sans scrupule aucun, de mon propre Syndicat et parfois de la FTQ elle-même. Nulle part ailleurs qu'à la FTQ, j'en suis convaincu, n'aurais-je pu jouir d'une telle liberté d'action et d'un tel appui dans toutes les « croisades » dans lesquelles je me suis engagé.
[1] Émile Boudreau, Histoire de la FTQ des tout débuts jusqu'en 1965. Montréal, FTQ, 1987.
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